Dix-neuvième long métrage de Gus Van Sant, ce film est une adaptation de la biographie d’Harvey Milk, premier homosexuel revendiqué à avoir été élu en 1977 à une fonction officielle (conseiller municipal à la mairie de San Francisco). Il sera assassiné 11 mois plus tard par l’un de ses collègues, Dan White. Gus Van Sant reprend ici un projet des années 1990 resté inabouti. Développé pour la Warner Bros., sur un scénario co-écrit avec Oliver Stone et avec Robin Williams pressenti pour le rôle principal, le film devait être tourné fin 1993. Il sera arrêté à la suite de désaccords sur le scénario et à cause de la frilosité des producteurs qui pensent que le public n’est pas mûr pour une telle biographie. L’idée ressurgit 15 ans plus tard, lorsque Gus Van Sant rencontre un proche d’Harvey Milk, Dustin Lance Black, auteur d’un récit dense et très documenté sur son ami, introduisant une dimension politique qui cerne aussi bien l’homme que son combat. Cette fois-ci, le cinéaste va mener son projet au bout. Il n’est pas le premier à s’intéresser à Harvey Milk : il existait déjà un documentaire (oscarisé) sur ce personnage emblématique, The Times of Harvey Milk, réalisé en 1984 par Rob Epstein et Richard Schmiechen, lui-même inspiré par le livre du journaliste et écrivain américain Randy Shilts, The Mayor of Castro Street : The Life and Times of Harvey Milk, paru en 1982. Le film de Gus Van Sant se concentre sur les huit dernières années de la vie d’Harvey Milk, de son départ de New York en 1972 où il quitte une carrière d’analyste financier pour s’installer avec son compagnon Scott Smith dans le quartier gay de San Francisco (connu plus tard sous le nom du Castro), le seul lieu en Amérique où l’on pouvait vivre librement son homosexualité en 1970.
À sa sortie en France le 4 mars 2009, auréolé de ses deux oscars (meilleur scénario pour Dustin Lance Black et meilleur acteur pour Sean Penn), Harvey Milk est encensé par la presse généraliste et spécialisée.
Le retour à un style classique
Les critiques sont surtout surpris par le contraste stylistique entre Harvey Milk et les précédents longs métrages de Gus Van Sant. Le film s’autorise peu de libertés formelles, empruntant dans ses grandes lignes les conventions du biopic. Il respecte la chronologie des évènements, reconstitués avec un souci remarquable de vérité historique. Le tournage s’est déroulé sur les lieux mêmes de l’action, à San Francisco, restituant avec exactitude l’atmosphère des années 1970. Pour Les Inrockuptibles, Harvey Milk est « un film de retour et de reconquête : retour à Hollywood, reconquête du public ». Une opinion partagée par Les Cahiers du cinéma, pour qui le film signe un « retour à la veine hollywoodienne de Prête à tout (1995) ou de Will Hunting (1997) au détriment des audaces expérimentales ». Revenant vers un cinéma d’une facture plus classique, celui qui l’avait révélé au grand public, Gus Van Sant « ferme la parenthèse de sa tétralogie hyper sensible sur l’univers de l’adolescence » (L’Humanité Dimanche), celle d’Elephant et de Gerry (2002), de Last Days (20014) et de Paranoid Park (2006). Comme le souligne Marianne, le cinéaste a ici « abandonné la fragmentation temporelle de ses drames adolescents pour une mise en scène foisonnante d’énergie, d’empathie pour son sujet, allant vers un réalisme quasi documentaire ». Cinébulles renchérit : « Depuis quatre films, on pouvait croire Gus Van Sant bien installé sur les rails d’un cinéma existentiel et indépendant. Le cinéaste n’aura donc jamais cessé de déjouer les catégories, d’apparaître là où on ne l’attendait pas ». Le journal poursuit : « En dépit de sa facture passablement conventionnelle, Harvey Milk semble une autre volte-face où, retournant sa veste depuis ses virées expérimentales, Gus Van Sant fait un petit tour du côté du genre très « mainstream » de la biographie, appliquant un genre archi-codé à une personnalité qui, elle, s’avère assez peu conventionnelle.
Un documentaire traditionnel ?
Pour certains critiques, la reconstitution historique ultra-documentée est parfois ennuyeuse. « On aurait aimé voir dans la forme du film un brin de folie des seventies » écrit Le Canard enchaîné, qui évoque aussi « l’inévitable flash-back et l’inexorable traversée chronologique des campagnes électorales successives d’Harvey Milk dans le San Francisco hippie des années 1970 ». Gilles Marsolais dans 24 images analyse la structure narrative du film : « Le récit s’ouvre sur le premier signe d’une parenthèse, à l’intérieur de laquelle se trouve inséré, sous la forme d’un long flash-back de deux heures, le parcours exceptionnel d’Harvey Milk ». Après un générique saisissant composé d’images d’archives revenant sur la persécution des homosexuels aux États-Unis, « on voit Milk dicter au magnétophone un message pour la postérité, alors qu’il est dans le feu de l’action politique, pour le cas où il serait assassiné ». Ce flash-back est ponctué régulièrement par la vision de Milk parlant au magnétophone, seul dans sa cuisine. Le film se termine sur le second signe de cette parenthèse, la manifestation silencieuse conduite après la mort de Milk par des militants prêts à prendre la relève. « C’est la seule audace stylistique de Gus Van Sant », poursuit Gilles Marsolais, « dans ce long métrage de fiction filmé comme un documentaire traditionnel ». « Le réalisateur redonne vie, et avec quel naturel, au San Francisco des années 1970, au bouillonnement d’une communauté marginalisée qui va, pour la première fois, imposer ses droits au sein d’une Amérique à peine remise de l’utopie hippie et du mensonge Nixon, et bientôt confrontée au sida et à Reagan », écrit Le Nouvel Observateur. Positif, sous la plume de Franck Kausch, observe que « Gus Van Sant ne peut esquiver cette confrontation avec l’événement, les dates, les faits, bref une accroche au réel que le nerf de son cinéma avait jusque-là œuvré à dissoudre. La caméra de Last Days ou de Paranoid Park tissait un ruban de perceptions recommencées, confondant temps et espace en un mouvement discontinu se substituant au monde lui-même. Ici, le script exige la rigueur du calendrier (les émeutes à San Francisco, les échéances électorales), et, au final, un récit dirigé vers son aboutissement ».
Entre humanisme et militantisme
Harvey Milk retrace l’itinéraire d’un homme ordinaire qui a tout quitté pour vivre en accord avec sa nature profonde. Cet activiste infatigable a participé énergiquement à la création du quartier du Castro, à San Francisco, où, selon Le Figaro Magazine, « son petit labo photo deviendra le cœur battant et l’avant-poste de l’émergente communauté gay dont les droits sont menacés ». Pour Thomas Sotinel dans Le Monde, « il y a de la révérence dans le portrait d’Harvey Milk que font Gus Van Sant et Sean Penn, un soin minutieux à mettre en évidence sa force de conviction, son humanité, sa fragilité ». « C’est avec émotion, un brin d’emphase mais sans militantisme excessif que Gus Van Sant rend hommage à une icône de l’activisme gay, mort en martyr », observe encore le journaliste. Mais, comme le précise La Tribune, « à l’hagiographie, le réalisateur a préféré un portrait terriblement humain du personnage ». « Cette biographie militante et passionnante réussit à conjuguer intimité du personnage et contexte politique » (Le Journal du dimanche). « Derrière l’histoire de ce personnage illustre à la franche répartie, se profile aussi l’histoire d’une communauté qui prend conscience de sa force politique et entreprend de lutter pour la reconnaissance de ses droits », note la revue Cinébulles, qui précise que le film se veut aussi la chronique des débuts du militantisme gay qui fit de San Francisco l’un des points stratégiques de cet épanouissement. Libération renchérit : « Dès l’arrivée à San Francisco, le film prend une ampleur solaire, mettant en scène l’irrésistible libération de ceux qui n’ont plus besoin de se cacher ». Et d’ajouter : « c’est cette métamorphose qui fait la grandeur du travail de Sean Penn ».
Sean Penn transfiguré
À l’unanimité, la critique salue la performance de l’acteur, « qui se glisse avec beaucoup de subtilité dans la peau de cet homme à la fois charismatique et courageux, excentrique et caractériel » (Le Journal du dimanche). Sean Penn interprète un personnage en rupture avec les rôles auxquels il avait habitué le public. « Concentré de masculinité nerveuse rompu aux rôles de mauvais garçons, il compose ici, avec délicatesse et humour, un personnage dense, fragile et un peu gauche, débordant d’énergie » (Le Figaro Magazine). Cette performance est le résultat d’un long travail d’appropriation, pour parvenir à « un jeu si précis et si libre que l’acteur ne donne jamais l’impression d’interpréter » (L’Express). La métamorphose du personnage de Milk qui s’opère à son arrivée à San Francisco est formidablement interprétée par Sean Penn. « Bien sûr, il maîtrise les mimiques, les maniérismes d’un gay des années 1970, mais ce ne sont que des outils qui enveloppent l’ouverture de Milk au monde, la prise de conscience de son charisme, son apprentissage du jeu politique » s’enthousiasme Thomas Sotinel dans Le Monde. « Extraordinairement séduisant, subtil et impliqué » (Le Figaro Madame), « Sean Penn est prodigieux, nuancé, charmant, inquiet, tantôt enthousiaste, tantôt découragé, il irradie tout le film sans jamais l’écraser. Il est, pour le spectateur, l’alpha et l’oméga de tous les plans » (Charlie Hebdo). Pour Pascal Mérigeau dans Le Nouvel Observateur, « il impose comme une évidence sa présence et sa puissance. Si elle se révèle frappante en effet, sa ressemblance avec le vrai Harvey Milk importe d’autant moins que le visage de celui-ci n’est pas connu du spectateur, il s’agit d’autre chose. De talent certes, mais aussi de la conscience exprimée à l’écran que le thème du film le concerne ». La force de l’interprétation de Sean Penn est telle, « aussi téméraire par son maniérisme qu’éblouissante de vérité » (Le Nouvel Observateur), que certains regrettent qu’il fasse en quelque sorte le vide autour de lui, bien qu’il soit entouré d’acteurs remarquables. Pour Charlie Hebdo, il n’y a personne, ou presque, en face de Penn/Milk, et c’est une faiblesse : « D’un côté des disciples, des amants de passage, de l’autre, des opposants monolithiques, intolérants, authentiques, mais caricaturaux ». Selon 24 images, « seul émerge de la galerie de personnages qui émaillent le film l’activiste Cleve Jones, qu’Harvey Milk avait sorti de la rue, interprété brillamment par Émile Hirsch, le jeune héros d’Into the Wild, réalisé par Sean Penn en 2006 ». « Au fond, manque l’alter ego d’Harvey Milk, son double et son refoulé, ce compagnon devenu son assassin, Dan White (joué par Josh Brolin), dont le personnage insuffisamment développé, empêche la dialectique de s’installer », regrette 24 images.
Une résonance contemporaine
Bien qu’ancrée historiquement, l’histoire d’Harvey Milk se conjugue toujours au présent. Gus Van Sant démontre que la cause homosexuelle aux États-Unis est encore (en 2008) à défendre : en tant qu’élu, le principal fait d’armes d’Harvey Milk est d’avoir réussi à repousser la Proposition 6, projet de loi visant à autoriser le licenciement des enseignants homosexuels dans les écoles publiques californiennes. Emmanuel Hecht écrit dans les Échos : « le propos du cinéaste prend une résonance particulière, alors que la Californie (trente ans après que Milk soit parvenu à mettre en échec la Proposition 6), vient d’adopter par référendum la Proposition 8, interdisant le mariage homosexuel », mais qui était encore, au moment du tournage du film, en attente d’une décision de la Cour suprême de Californie. Les Inrockuptibles ne s’y trompent pas : « À chaque étape du combat de Milk contre la 6, c’est contre la 8 qu’il s’insurge ». De même, précise Libération, « lorsque le réalisateur met en continuité les délires homophobes d’Anita Bryant et ceux de Sarah Palin lors de la campagne pour les présidentielles (qui verra l’élection de Barack Obama) », ajoutant qu’Harvey Milk est moins un film militant, un film « de famille », qu’un film politisé. « Le casting n’y est pas pour rien : l’aura de Sean Penn comme figure de la gauche américaine donne une résonnance très contemporaine aux discours de Milk », notent Les Inrockuptibles. Cette inscription du film dans le contexte politique de son époque est pointée par de nombreux critiques : « sa force est d’être le premier film ouvertement post-Obama, qui avance à pas de velours, avec tact et finesse, trouvant le juste équilibre entre les combats d’une Amérique révolue (les seventies, la contre-culture…) et ceux de l’Amérique contemporaine (le mariage gay, l’accession des minorités aux postes de pouvoir), en filigrane de tout le film » (Charlie Hebdo). « Dans sa combativité, son idéalisme tenace, sa ferveur à penser la possibilité d’une réforme profonde de tous les conservatismes fomentés par la peur, le film est le contemporain de l’espoir qui s’est levé aux USA durant les présidentielles de 2008 », écrivent Les Inrockuptibles qui concluent : « un film sur les années 1970, conçu dans les années 1990, et qui pourtant, à sa sortie à la fin des années 2000, semble le grand film synchrone du moment, c’est donc le paradoxe d’Harvey Milk ».
Une charge politique
Harvey Milk apporte à l’œuvre de Gus Van Sant une dimension nouvelle, celle de l’engagement politique. Jean-Marc Lalanne écrit dans Les Inrockuptibles : « Harvey Milk est une nouvelle étape passionnante dans le parcours toujours surprenant de Gus Van Sant. Avec ce film, le cinéaste se réinvente encore une fois, investit un terrain (le drame social et politique) qui lui était étranger ». « On saura gré à Gus Van Sant d’avoir remis un peu de plomb politique dans les ailes de ses ados (Last Days, Paranoid Park), dont l’état gazeux et le désengagement intégral frôlaient l’évaporation », ironise Charlie Hebdo. Harvey Milk est reçu par la critique comme une œuvre militante, « avec parfois les travers du genre (des lourdeurs, des traits appuyés, une emphase parfois démonstrative), mais aussi une sensibilité qui rend ce film passionnant, instructif, nécessaire » (La Croix). Le propos de Gus Van Sant dépasse la lutte de clans politiques. « Évitant le piège du prosélytisme, il place habilement le débat homosexuel sur le plan des libertés civiques américaines » (Le Figaroscope). Le cinéaste parvient à mettre en perspective les enjeux pour la démocratie dans le combat d’Harvey Milk, « un apôtre humaniste de toutes les libertés, un prosélyte de la transparence et de l’acceptation de soi » (Télérama), combat présenté comme dépassant la cause gay. « Il est des films qui militent en douceur, dont on sort meilleur, grandi par la cause qu’ils caressent, réconcilié avec le désir de l’autre, de tous les autres. Des films qui tissent de tels rapports amoureux avec le sujet qu’ils abordent, qu’on les aime au nom de l’amour collectif dont ils sont porteurs. Harvey Milk est de ceux-là : un film subtilement politique qui hisse la question de la préférence sexuelle sur le plan des libertés publiques », conclut L’Humanité. Un film qui ne parle pas tant à une communauté qu’au reste du monde.