Le Figaro met la barre très haut, en interviewant un universitaire qui proclame rien de moins que l’œuvre de Paul McCarthy est le signe de la « perte du sens de l’art […] symptomatique d’une crise profonde de la société et de la civilisation ». Rien que ça !?
Dans les innombrables commentaires qui ont circulé depuis qu’un ou des inconnus ont saccagé dans la nuit de vendredi à samedi l’« arbre » gonflable installé la veille sur la place Vendôme (et qui avait déjà valu à l’artiste une agression sous prétexte qu’il n’est « pas français »), on a l’impression que rien n’a été retenu de l’histoire de l’art.
Il ne s’agit pas de juger de la qualité de l’œuvre proposée par Paul McCarthy, chacun est libre d’en penser ce qu’il veut. Mais force est de constater que depuis que l’art a quitté les églises et les palais princiers pour devenir un acte individuel, subjectif, et nécessairement libre, la polémique est au rendez-vous.
Les impressionnistes ont fait scandale lorsqu’ils ont rompu avec ce qu’on appelait à l’époque l’académisme, et se sont vus barrer la route des Salons où s’exposait le travail des artistes au XIXe siècle. Aujourd’hui, on fait la queue de New York à Shanghai pour admirer leurs œuvres dont les plus connues dépassent les 100 millions de dollars lorsqu’elles apparaissent dans les enchères.
Cachez cette « Origine du monde »…
Qu’aurait déclaré notre professeur qui parle de « crise de civilisation » si, en 1866, il avait rendu visite au diplomate turc Khalil Bey, pour qui Gustave Courbet avait peint son sulfureux « Origine du monde », ou chez Jacques Lacan qui le posséda un temps. Le tableau était à l’abri dans un coffret, caché par un rideau. Aujourd’hui, il est accroché au Musée d’Orsay, l’un des plus beaux musées d’Etat, et, même si Facebook continue d’en censurer les reproductions, attire les visiteurs du monde entier. C’était un tabou, une hérésie, un scandale, c’est devenu une œuvre…
Et, la liste est longue. Que dire de Marcel Duchamp, auquel le Centre Pompidou consacre actuellement une superbe expo, et dont l’« urinoir » a fait scandale, mais qui est aujourd’hui un moment-clé de l’histoire de l’art au XXe siècle.
Je ne ferai à personne l’injure de citer Picasso, dont le travail s’est attiré tant de sarcasmes (« mon fils de 5 ans fait mieux », etc.) qu’on penserait que ça vaccinerait contre les jugements superficiels. A quelques jours de la réouverture du Musée Picasso de Paris, après une longue période de travaux, l’affaire de la place Vendôme fait rêver…
On pourrait citer encore les colonnes de Daniel Buren au Palais Royal, ou la Pyramide du Louvre parmi les batailles d’Hernani plus récentes encore, qui ont entraîné leur lot de phrases définitives emportées par le vent tandis que se pressent les touristes avides de les immortaliser en photo…
C’est le climat de l’heure qui est en cause
Plus intéressant est le moment de cette poussée de fièvre anti-art contemporain suscitée par le plug anal gonflable de Paul McCarthy. Le premier tweet critique, reproduit des centaines de fois, est venu d’un compte défendant la Manif pour tous, les opposants au mariage homosexuel. Ce courant catho-conservateur à la française, qui continue de battre le pavé, cristallise les peurs d’une partie de la société française face à l’évolution rapide des valeurs, des modes de vie, du changement d’époque.
Peu importe si c’est un partisan de ce mouvement qui est à l’origine de l’acte de vandalisme : il ne s’agit pas ici de chercher le ou les coupables qui ne sera(ont) sans doute jamais retrouvé(s). C’est le climat de l’heure qui est en cause.
Après les manifs de Civitas contre la pièce de Romeo Castellucci à Paris, ou le vandalisme, déjà contre le « Piss Christ » d’Andres Serrano à Avignon, on ne peut que s’inquiéter de ce que la seule réponse à un art qui dérange – et c’est sa raison d’être –, soit de vouloir l’interdire ou carrément de le détruire.
Oui, c’est peut-être une crise de civilisation, mais pas celle que croit le professeur du Figaro. Celle d’un vieux monde qui n’accepte pas que la terre tourne.