L’agression violente de deux homosexuels à Beni Mellal, le 9 mars, a mis en lumière la difficile condition des personnes homosexuelles au Maroc. Si une partie de la population a été profondément choquée, notamment par les images terribles de la vidéo de leur agression qui a circulé sur les réseaux sociaux, reste que, dans la petite ville, se sont tenues depuis plusieurs manifestations de soutien… aux agresseurs. Ceux-ci, jugés pour « effraction, recours à la violence et port d’armes », n’ont été condamnés qu’à six mois et quatre mois de prison ferme. Quant aux victimes, l’une d’elle a été condamnée à quatre mois de prison ferme le 15 mars pour « actes sexuels contre nature » tandis que son partenaire a été condamné à la même peine avec sursis pour « déviance sexuelle ». Mais la justice a finalement décidé, lundi 11 avril, de relaxer le premier homme en appel. Il aura passé vingt-six jours en détention.
C’est dans ce contexte que plusieurs homosexuels marocains ont raconté au Monde Afrique à quel point il leur est difficile d’assumer leur homosexualité et combien il peut être dangereux de vivre sa différence dans la société marocaine et même au sein de sa famille.
« Quand j’ai découvert mon homosexualité, vers 10 ou 11 ans, raconte Karim*, j’ai cru que j’étais fou, ou malade. J’ai même pensé au suicide. A l’époque, j’allais à l’école coranique, et j’avais été très marqué par ce que nous avait dit l’imam : les homosexuels étaient possédés par le diable, et il fallait les brûler. » Nadia est passée par les mêmes tourments adolescents : « Quand j’ai découvert que j’étais lesbienne, je me suis dit que c’était donc Dieu qui m’avait créée lesbienne. Mais, en même temps, je savais que le Coran condamnait l’homosexualité. J’ai passé plusieurs années à me débattre avec ces contradictions. »
« Comporte-toi comme un homme »
Dans de nombreuses familles, l’homosexualité, fortement réprimée, est un facteur d’exclusion. Les comportements dits « déviants », non conformes au stéréotype de l’homme hétérosexuel, sont corrigés dès la petite enfance. Mohammed se souvient : « Enfant, je jouais innocemment avec des filles. Un jour, ma mère a décidé de me punir en me mettant du piment sur la langue. Elle m’a dit : “Il ne faut pas être comme une fille, tu es un homme.” Elle était persuadée de faire ça pour mon bien. C’était pour me protéger et me faire comprendre comment il faut se comporter dans la société marocaine. Elle m’a secoué pour me dire : “Fais attention, tu vis dans une société où tu dois être viril, avoir les cheveux courts et jouer à la guerre.” Et c’est vrai que notre société ne supporte pas la différence. » Rachid, lui, se rappelle du traitement que lui réservait son père : « Il me reprochait ma façon de marcher, de parler ou de manger… Je n’étais pas assez viril pour lui. Alors il me frappait tout le temps en me disant : “Comporte-toi comme un homme !” »
Si l’éducation est aussi répressive vis-à-vis de l’homosexualité ou de ses prétendus signes extérieurs, c’est parce qu’elle est taboue au Maroc, explique Rachid, qui est aujourd’hui l’un des membres du Collectif Aswat, qui lutte contre la discrimination basée sur le genre et la sexualité : « On travaille sur la sensibilisation de la communauté homosexuelle et trans, qui n’est, elle-même, pas forcément consciente de son identité. Le deuxième objectif est de faire abolir l’article 489 du Code pénal. » Cet article, sur la base duquel a été condamnée l’une des victimes de l’agression de Beni Mellal, ne criminalise pas nommément l’homosexualité mais punit « les actes licencieux ou contre nature avec un individu du même sexe ».
« Au Maroc, la victime paie le prix de son agression ! », dénonce Ibtissame Betty Lachgar, cofondatrice de M.A.L.I (Mouvement pour les libertés individuelles), qui lutte pour l’abrogation de l’article 489. « Pénaliser les relations homosexuelles entre adultes consentants, c’est méconnaître une réalité sociale et nier la dignité humaine », souligne le collectif qui, face à l’inertie des responsables politiques, a mis en ligne depuis 2013 une pétition pour appeler l’Etat marocain à prendre ses responsabilités.
L’association de défense des droits de l’homme Human Rights Watch a réagi à l’incarcération de la première victime, affirmant que « ces poursuites judiciaires démontrent la détermination des autorités marocaines à imposer les lois anti-homosexualité, même lorsque les actes en question se déroulent dans une résidence privée entre adultes consentants ». Et la clémence de la justice envers les agresseurs « risque de dissuader d’autres victimes de demander justice et d’accroître le nombre de crimes homophobes », a ajouté Sarah Leah Whitson, directrice exécutive de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de l’association.
Vivre librement ailleurs
« J’ai peur de cette sauvagerie et de cette ignorance », confirme Soufyan, jeune homosexuel de 19 ans originaire de Rabat. « La réaction des autorités me met hors de moi. C’est illégal de ne pas rendre justice à deux personnes agressées à leur domicile. Je suis aussi choqué par la faible mobilisation des citoyens. Les seules manifestations sont celles qui soutiennent les agresseurs. »
Pour une large partie de la société marocaine, il est mieux vu d’être homophobe, ce qui revient à lutter contre le « vice », que de défendre un homosexuel. Ce qui explique la sévérité des sanctions contre les victimes de Beni Mellal et la clémence de celles prononcées contre leurs agresseurs. En juin 2015, le magazine Maroc Hebdo n’avait pas hésité à titrer en couverture : « Faut-il brûler les homos ? ».
Soufyan s’estime chanceux de n’avoir jamais été agressé physiquement, mais reste marqué par « les insultes et les provocations quotidiennes au lycée » et par les bouleversements qu’il a connus quand il a décidé d’assumer son homosexualité : « J’ai perdu presque tous mes amis. Ils me disaient que j’étais atteint d’une maladie, et d’une maladie contagieuse. » Depuis, Soufyan a préféré quitter le Maroc pour l’Espagne : « J’avais tout le temps peur de me faire tabasser. Avec le soutien de ma mère, qui a accepté ma différence, j’ai préféré tout laisser derrière moi pour enfin vivre librement et dignement. »
« Etre un comédien en permanence »
Dans un tel climat, les homosexuels au Maroc vivent souvent cachés, dans la peur d’être découverts, et parfois dans la honte. « Pour survivre, chuchote Karim, j’ai tout fait pour qu’on ne se doute pas de mon homosexualité. Je m’entraînais devant la glace à marcher et à parler de la manière la plus virile possible. Je m’arrangeais pour qu’on me voie avec des filles, que je me forçais à embrasser devant mes camarades. J’étais très malheureux parce que ça ne marchait jamais, puisque je n’étais pas attiré par les femmes et que je leur brisais le cœur sans pouvoir leur expliquer pourquoi. Elles n’auraient pas compris non plus, soupire-t-il. Etre homo au Maroc, c’est être un comédien en permanence. » Pour éloigner les soupçons, Karim raconte avoir été jusqu’à insulter d’autres homosexuels devant les autres. « J’ai honte quand j’y repense, mais je n’avais pas le choix : lorsque mes amis se moquaient d’un homo ou de quelqu’un d’efféminé, je le faisais avec eux et même, j’en rajoutais. Garder le silence aurait pu paraître suspect. En ne participant pas, j’aurais pu avoir l’air de les défendre. »
Aujourd’hui, le jeune homme s’est libéré de cette prison mentale grâce à son compagnon, rencontré dans un bar fréquenté par de nombreux homosexuels à Casablanca. Mais il vit encore dans la peur d’être démasqué : « Mon copain est binational franco-marocain, et aujourd’hui plus que jamais, on a peur de vivre au Maroc. On prévoit de rentrer vivre en France pour se marier et vivre sereinement. »
* Les prénoms ont été changés.