La barbarie de la scène du lynchage du travesti de Fès n’a pas laissé indifférent l’écrivain marocain Abdellah Taïa. Dans ce témoignage, il se met dans la peau du jeune homosexuel qui a failli être battu à mort par une foule déchaînée. Emouvant!
Impossible de pleurer en regardant la vidéo du calvaire de l’homosexuel de Fès. Impossible de verser même une petite larme. Le choc que j’éprouve est tel que tout en moi s’arrête de vivre. Je ne suis plus moi, je ne suis plus Abdellah. Je suis ce jeune homosexuel sur lequel des jeunes marocains sont en train de s’acharner sans pitié. Cette identification n’est pas une fiction, n’est pas de la solidarité. Non. Je suis moi aussi homosexuel. Marocain et homosexuel. Musulman et homosexuel. Arabe et homosexuel. Je viens de Salé. Il est de Fès. Ce qui est en train de lui arriver, cette barbarie sans nom, ce crime au su et au vu de tous, je le vis avec lui. J’entre dans la vidéo. Je reçois les coups comme lui. Je vis le cauchemar comme lui. On va me tuer. Tout un peuple s’est donné le droit de m’assassiner pour se prouver qu’il est du bon côté: un peuple musulman qui n’a pour mission dans la vie que la défense de l’islam. Tout un pays qui abandonne ses enfants. Pas de droits pour les individus! Vous avez compris? Oui? Non? Vous pouvez crier et manifester dans les rues comme vous voulez, le groupe seul comptera, l’individu, lui, peut mourir, il n’aura rien… RIEN…
C’est ce que nous sommes dans ce pays: Rien. N’importe qui peut se donner le droit de « corriger » l’autre différent de lui sans craindre la loi. La loi est de son côté de toute façon. Allah lui parle directement. Et pour justifier encore plus son crime, il peut citer un verset coranique, plusieurs même, des hadiths, faire des interprétations, faire l’imam à la place de l’imam, le justicier qui entrera direct au paradis.
Il est à terre maintenant, le jeune homme de Fès, et les assaillants n’éprouvent toujours aucune pitié pour lui. C’est sûr, il faut le tuer, nettoyer notre beau pays de ces « contre nature », laver notre honneur de ces saletés. Les coups pleuvent encore et encore sur lui. Sur moi. Des mains essayent de relever sa gandoura. Pour voir son sexe? Pour s’exciter encore davantage? Le jeune est mort. Il ne bouge pas. Puis, non, il est encore vivant, il veut résister, il va résister. Il se relève. Il court. Mais où aller? Qui va me sauver? Qui va avoir enfin un peu de cœur pour moi dans ce maudit pays? Qui va me tendre la main? Qui? Qui? Il continue de courir. Il se faufile entre les voitures. On le suit. On ne le laissera pas partir vivant. Il nous faut son sang, son âme. Il nous faut l’exterminer. On le poursuit toujours. On le fait tomber de nouveau. Mais il veut vivre. Il est courageux. Il est un martyr. Il est un symbole. Il est un homme qui dit à notre place l’horreur qu’on peut vivre/rencontrer quotidiennement au Maroc. Il est un homme qui crie à notre place.
Il sait où se diriger maintenant. Là-bas, là-bas, il y a une galerie de vêtements, la kissaria. Il faut y arriver. Il faut. Devant l’entrée il y a un policier, il a l’air bien, cet homme, il n’est pas comme les autres, il me protégera. C’est sûr. C’est lui mon sauveur. C’est lui.
Quand il arrive devant la galerie, le jeune homosexuel de Fès est de nouveau à terre. On a réussi à le rattraper. La foule n’a pas peur du policier qui fait pourtant tout pour enlever le Fassi de ses mains. La foule veut aller jusqu’au bout. Elle croit que la police est avec elle. La police ne peut qu’être du côté des justiciers, des hommes marocains vrais qui ont des couilles, n’est-ce pas?
Il est à genoux, le jeune homme de Fès. Les bras tendus vers le ciel. Vers Allah? Vers la Justice qui ne le reconnaîtra jamais comme un être humain digne de vivre libre? Vers sa mère tendre qui l’a fait venir dans ce monde si cruel, si intolérant, si sauvage?
Il va mourir. Je vais mourir. Le Maroc en entier est en train de mourir.
Les gens sans cœur persistent et signent. Il faut commettre ce crime. Tuer cette « pédale ». Faire ce sacrifice humain. C’est Ramadan, Allah est avec nous. Allah nous bénit. Ce crime accroîtra nos points pour mériter le paradis. Ne renonçons pas, mes frères! Tuons ce non Marocain, ce non musulman! Courage! Courage!
Deux vigiles se joignent au policier devant la kissaria. A trois, ils réussissent à extirper le jeune homosexuel et à barrer le chemin devant les hystériques, les barbares, qui ne veulent pas partir. Ils crient. Ils lèvent le doigt vers le ciel. Ils sont insatisfaits. Ils ne sont pas allés jusqu’au bout de leurs frustrations, leur hypocrisie, mais que cela serve de leçons aux autres. Tous les autres. Les homosexuels et ceux qui les défendent dans ce pays musulman.
Vous avez entendu cet avertissement?
J’ai bien entendu et j’ai bien vu cette scène d’apocalypse. Une vidéo sans le son: son silence nous interpelle tous, nous condamne tous. Un silence de mort.
Nous sommes tous coupables, c’est sûr. Nous sommes tous des lâches, des complices, c’est sûr. Puisque nous n’avons pas su faire barrage devant la barbarie. Ceux qui font de l’islam leur commerce, ne bougent jamais pour défendre l’individu et encouragent même ces extrémismes ne sont pas les seuls responsables dans cette tragédie si marocaine. Il faudra être lucide et reconnaître que l’Etat marocain, à tous ses niveaux, est responsable. Il laisse faire…
Jusqu’à quand ce silence terrifiant? Jusqu’à quand cet abandon de l’Etat? Jusqu’à quand les homosexuels marocains paieront-ils les contradictions affligeantes de tout un pays sans cesse muselé?
Deux personnes accusées d’avoir agressé un homme qu’elles pensaient être homosexuel ont été arrêtés dans le centre du Maroc, a annoncé mercredi soir la police alors que ce pays est marqué par de récentes controverses sur les mœurs.
Le ministère de la Justice a annoncé l’ouverture d’une enquête et promis que des poursuites seraient engagées contre les auteurs de l’agression. Selon un communiqué de la police mercredi, « deux suspects ont pour le moment été arrêtés et l’enquête va se poursuivre pour déterminer la responsabilité d’autres personnes ».
Le communique, cité par l’agence marocaine MAP, exprime « la ferme détermination des autorités à agir contre ceux qui agissent en dehors de la loi ».
Source : m.le360.ma