Dans un pays où l’homosexualité est frappée du sceau de la honte et toujours passible de poursuites légales, plusieurs Libanais ont malgré tout franchi le Rubicon et décidé de contracter un mariage homosexuel à l’étranger. Les motifs sont multiples, allant du besoin de reconnaissance sociale et légale d’une communauté longtemps stigmatisée au désir de concrétiser dans la durée un sentiment profond au même titre que les couples hétérosexuels. Si certains experts estiment qu’il s’agit de l’aboutissement « normal » d’un « grand amour », d’autres restent sceptiques sur la justesse d’une telle démarche. Le débat est ouvert…
« M. George Massad et M. Renek Jorgenson vous invitent à vous associer à la célébration de leur mariage, le 3 mai 2014… » La cérémonie s’est déroulée à San Francisco, aux États-Unis, où le mariage homosexuel est autorisé sur une partie du territoire.
Il y a quelques semaines, la nouvelle du mariage de George, libanais originaire de Zahlé, et de son partenaire américain de longue date a circulé sur les réseaux sociaux – avec ou sans le consentement des principaux concernés –, George ayant posté sur sa page Facebook des photos de la cérémonie.
Pourtant, George n’est pas le premier homosexuel de nationalité libanaise à avoir franchi le pas du mariage. En revanche, il est le premier à avoir d’une manière ou d’une autre médiatisé cette union, qui n’a pas d’ailleurs manqué de soulever un tollé sur les réseaux sociaux, alors qu’au Liban le débat sur le mariage gay est loin d’être ouvert, du moins à un niveau officiel. En effet, les homosexuel(les) au Liban – pays qui se vante d’être l’un des artisans de la Charte internationale des droits de l’homme – ont encore un long chemin à parcourir pour se faire accepter et reconnaître en tant qu’individus ordinaires ayant simplement le droit d’exister.
Il n’en reste pas moins que de nombreux gays et lesbiennes, à l’instar de leurs homologues dans les autres pays, éprouvent ce désir, voire ce besoin, de « se caser ». Beaucoup d’entre eux l’ont déjà fait et vivent à l’étranger avec leur conjoint.
« La question du mariage homosexuel revêt deux aspects, le désir de reconnaissance, d’une part, et l’amour, d’autre part, explique Chawki Azouri, psychiatre et psychanalyste. Le désir de reconnaissance est renforcé par la ségrégation sociale, idéologique et culturelle dont ont été frappés les homosexuels depuis des années et dont en témoignent les modalités d’exclusion et de condamnation qui continuent à être pratiquées, notamment dans les pays de la région, comme en Arabie saoudite et en Iran à titre d’exemple où ils sont passibles de peine de mort. Longtemps victimes de lapidation, d’emprisonnement, de mort, etc., les homosexuels réclament donc aujourd’hui réparation, celle d’être reconnus dans leur différence sexuelle. »
« La notion du mariage revêt deux dimensions : sociale et amoureuse, poursuit Chawki Azouri. Deux êtres qui s’aiment ont cette certitude immédiate que l’autre incarne leur vérité, ce qui les pousse à envisager le mariage. Celui-ci vient ainsi sceller socialement l’état amoureux entre ces deux personnes qui sont convaincues qu’ils sont faits l’un pour l’autre définitivement. Pourquoi donc deux êtres qui s’aiment devraient tenir compte de leur différence sexuelle ? Dans Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes nous a appris que l’état amoureux n’a pas de sexe. Concrètement, cela veut dire que quand un homme aime une femme, il n’aime pas une femme sexuée différemment de lui. Il aime un être. Et ces deux êtres qui s’estiment complémentaires veulent qu’on reconnaisse leur amour sur le plan social. »
Visibilité vs invisibilité
Joëlle Haroun, ethno-psychologue et anthropologue, ne partage pas cet avis. Elle estime que la reconnaissance sociale que recherche la communauté gay peut, bien au contraire, lui porter préjudice, en la « mettant en danger par rapport aux personnes extrémistes, d’autant qu’on a du mal à accepter la différence, qu’elle soit religieuse, ethnique, sociale, sexuelle, matérielle, etc. ». « On a tous le psychisme qui réagit comme le physique, ajoute-t-elle. Lorsqu’on attrape un virus ou une bactérie à titre d’exemple, pour se défendre, le corps réagit. Le même principe s’applique à la société. On est tolérant envers les autres « différents » tant que l’on n’est pas directement touché. Mais du moment où cette différence « envahit » le cercle familial, social, géographique ou autre, le rejet va se produire. »
Joëlle Haroun note ainsi que le fait d’évoquer les bénéfices, surtout sociaux, que peut offrir un mariage gay consiste à « entrer dans la visibilité ». « Or, jusqu’à aujourd’hui, les homosexuels, dans leur majorité, vivent dans l’invisibilité, justement parce qu’ils sont victimes d’intolérance, constate-t-elle. C’est à ce niveau que se pose tout le débat. Faut-il être visible ou rester dans l’invisibilité ? Il est évident que les sociétés préfèrent l’invisibilité, mais la communauté gay recherche la visibilité pour se sentir moins ostracisée et harcelée. En réalité, ce n’est pas le cas.
Dans les pays où le mariage gay a été légalisé, les homosexuels sont de plus en plus victimes de harcèlement et de rejet. C’est ce qui se passe, à titre d’exemple, en Afrique du Sud où depuis la promulgation de la loi, les agressions contre les homosexuels se sont multipliées. »
« Le mariage gay est une arme à double tranchant », insiste encore Joëlle Haroun. « De nombreux homosexuels préfèrent ne pas rentrer dans cette visibilité pour ne pas courir de risques, fait-elle remarquer. Ce qui n’est pas totalement faux. En effet, les parents peuvent mettre un enfant à la porte, un employé peut perdre son emploi, etc. Dans certains milieux, cette visibilité ne dérange pas, comme dans le monde du show-business ou dans le monde intellectuel, mais ce sont des cercles minoritaires. Donc, ceux qui réclament le mariage sont mal dans leur peau et pensent qu’en ayant une reconnaissance légale, ils se sentiront mieux. Ce n’est qu’une fausse croyance, parce qu’avec ou sans le mariage, ce mal-être persistera. »
« Dans l’Antiquité, les Grecs avaient encouragé les relations homosexuelles chez les garçons à l’adolescence, pour leur faire découvrir cette orientation sexuelle avant le mariage, rappelle Joëlle Haroun. Ils ont même interdit les relations sexuelles avec les femmes au moment de l’adolescence, celles-ci ne devant avoir lieu qu’à une étape suivante, plus évoluée et plus mature. Je pense que c’est le seul peuple au monde qui a institutionnalisé l’homosexualité dès l’adolescence. Plus tard, avec le changement des sociétés et l’avènement du christianisme et des autres religions, les choses ont changé. Tout ce qui représentait le corps et le plaisir a été complètement écrasé et les choses se faisaient en cachette. Ce sont donc les religions en général qui ont instauré cette invisibilité. »
Et Joëlle Haroun d’avancer : « Il faut savoir garder une distance entre la visibilité et l’invisibilité, d’autant que la visibilité extrême de la différence mène à l’intolérance. Cela ne veut pas dire qu’il faut être en uniforme. Il faut être discret et garder un juste milieu entre une visibilité normale et une invisibilité. »
Perpétuer une histoire d’amour…
Quid des enfants ? « Le fait de vouloir avoir des enfants s’inscrit dans la même logique qui pousse un couple amoureux à se marier, affirme Chawki Azouri. L’enfant vient ainsi perpétuer cette histoire d’amour. Il en est une concrétisation. Évidemment, l’amour ne dure pas éternellement, mais à l’instant même où l’état amoureux est à son essor, le désir de reconnaissance sociale est très important. À l’instar des couples hétérosexuels qui s’aiment et qui ont le désir féroce d’avoir un enfant qui soit le fruit de cet amour, il n’y a aucune raison de priver un couple homosexuel qui, anatomiquement, n’a pas la possibilité de se faire un enfant d’en adopter un afin de perpétuer dans le cycle d’une vie l’amour des parents. Bien que nous n’ayons pas assez de recul sur la question, nous savons, en tant que psychanalystes, que les enfants élevés par des couples homosexuels n’ont pas plus de problèmes que ceux élevés par des hétérosexuels. »
Joëlle Haroun est d’un tout autre avis. « Dans toutes les religions, le mariage a pour but ultime la procréation, note-t-elle. Or l’homosexualité est, dans ce contexte, l’antimariage par excellence, d’autant que les couples homosexuels sont des couples stériles. Ils essaient de détourner cette stérilité physique par une autre loi, celle de l’adoption ou le recours à une mère porteuse. C’est comme s’ils cherchaient à vivre comme tout le monde. De toute manière, ils sont obligés de passer par le corps d’une femme, sachant que les lesbiennes ont une possibilité de grossesse réelle grâce à la procréation médicalement assistée. Dans tous les cas, le fait de voir un enfant grandir au sein d’un couple homosexuel me paraît invraisemblable. Le modèle de deux parents d’un même sexe est une distorsion grave du psychisme de l’enfant. »
Une opinion que Chawki Azouri désapprouve : « La fonction paternelle ou maternelle n’a aucune relation avec le sexe anatomique de celui qui l’occupe. Dans beaucoup de couples hétérosexuels, c’est la femme qui fait office de loi, au moment où le mari est effacé. Donc, ce n’est pas tant une question anatomique que de fonctions. Le père a la fonction d’introduire l’enfant au social, au langage, à l’interdit, au détachement. La mère a une fonction presque inverse. Pour élever un enfant, ces fonctions peuvent être remplies autant par deux femmes que par deux hommes. Ainsi la fille d’un couple d’homosexuels ne va pas s’identifier à une anatomie, mais à une fonction. Si l’un des deux hommes remplit ainsi la fonction maternelle, elle va s’identifier à lui et acquérir la fonction maternelle. »
Et Chawki Azouri de conclure : « La reconnaissance sociale est importante. Lorsque la société reconnaîtra ce qu’elle pense être anormal, tout rentrera dans la normalité. Cela s’applique à l’homosexualité. Les gens rejettent la différence momentanément. Il faut donner à chaque chose son temps. »
Nada MERHI | OLJ
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