En France, aucun cadre législatif n’a encore été posé afin d’entourer les droits des personnes transidentitaires, ces hommes et femmes dont l’identité de genre n’est pas en adéquation avec leurs attributs sexuels de naissance. Reléguée au titre d’affection de longue durée (ALD), la « transidentité » est toujours considérée comme une altération psychiatrique.
Ainsi, malgré la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en 1992 pour non-observance du droit au respect de la vie privée et familiale et de nombreux textes en faveur d’une amélioration du droit des personnes trans, la situation est figée. En 2011, le ministère de la Santé a d’ailleurs cessé ses travaux sur la mise en place de centres de référence pour leur prise en charge. Sans cadre législatif clair et sans équipes hospitalières officielles, leurs parcours de transition restent souvent inhérents aux milieux médical et juridique et engendrent des situations très inégales. Le 11 décembre 2013, la sénatrice EELV du Val-de-Marne Esther Benbassa a déposé une proposition de loi. « Visant à protéger l’identité de genre », elle prévoit, entre autres, de « combattre les inégalités et violences faites aux personnes trans ». Le texte doit être inscrit à l’ordre du jour à la rentrée, mais rien n’est encore sûr.
Une voie dite « officielle » unique
Afin d’adopter une apparence physique en adéquation avec l’identité dont elles se réclament, ces personnes suivent un « parcours de transition« , qui s’étend sur plusieurs années. Pour préciser le sens de leur transition, les trans utilisent le plus souvent les acronymes suivants: MtF (male to female, signifiant « homme vers femme ») pour une femme trans et FtM (female to male, signifiant « femme vers homme ») pour un homme trans. Malgré ces termes, beaucoup ne réduisent pas la transidentité à une question de genre. Certains trans ne se définissent ni comme un homme ni comme une femme, ou se réclament des deux genres. De ce fait, il existe autant de parcours de transition que d’individus. Certains choisissent de suivre uniquement un traitement hormonal, d’autres y ajoutent une ou plusieurs opérations chirurgicales. Le statut actuel de la « transidentité », tant sur le plan médical que juridique, peut rendre ces parcours de vie éprouvants.
En France, la chirurgie dédiée aux personnes trans s’est implantée dans le courant des années 1970. Elle s’est depuis développée en un réseau, la Sofect (Société française d’étude et de prise en charge du transsexualisme), implanté dans les hôpitaux de six villes françaises. Incontournable dans le secteur public de la prise en charge des personnes trans depuis sa création en 2010, cette institution permet un remboursement total des soins engagés, qu’ils soient hormonaux ou chirurgicaux, car les « patients » sont pris en charge dans le cadre d’une ALD.
Une fois dans le protocole, ils rencontrent un psychiatre. Lui-même les enverra vers un endocrinologue, après un délai qui peut être long, pour la prise d’hormones. Destinées à modifier l’apparence, la répartition et la croissance des graisses corporelles, la poitrine, la pilosité, les organes reproducteurs ainsi que la texture de la peau, elles ont un rôle primordial dans la transition. Après un nouveau laps de temps, les personnes sont orientées vers un chirurgien. Ici, d’après plusieurs témoins, il n’y aurait pas de libre choix du médecin, comme le prévoit pourtant l’article 6 du code de la santé publique.
Un suivi décrié par les trans
Ces différents services, autoproclamés « spécialistes de la prise en charge du transsexualisme », ont un cadre légal flou et parfois contesté par la communauté trans, qui milite pour que l’accès aux soins ne se fasse plus dans un cadre psychiatrique. L’association Outrans revendique d’ailleurs la dissolution des équipes hospitalières de la Sofect. Les pratiques de l’institution essuient d’autres critiques. D’abord, pour la façon dont ses médecins choisissent ceux qui pourront suivre le parcours. « Pendant les rendez-vous, il fallait arranger son récit et réécrire son histoire. Sinon, les personnes étaient écartées. Le rapport au psychiatre n’était pas authentique », juge Karine Espineira, docteure en Sciences de l’information et de la communication, qui s’était d’abord tournée vers un de ces groupes hospitaliers quand elle a commencé sa transition MtF, dans les années 1990.
Hana, elle, a commencé sa transition MtF quelques années plus tard, en 2004. Après s’être rendue auprès de l’équipe lyonnaise de la Sofect, elle a dressé le même constat. « On n’allait pas voir un psychiatre pour lui faire confiance ou pour qu’il nous accompagne, mais pour lui dire ce qu’il voulait entendre afin d’avoir des hormones. Moi qui n’aime pas les enfants, j’en étais à dire à la psychiatre que je souffrais de ne pas pouvoir en porter parce que je savais que c’est ce qu’elle voulait entendre. Je ne suis plus capable de faire confiance à un psy. » Aujourd’hui, à presque 30 ans, Hana est sur le point de monter son entreprise dans la région de Lille, a trouvé une stabilité et se dit heureuse.
Absence de confiance et manque de respect
Les deux femmes font également état de traitements irrespectueux au sein de la Sofect. « Au premier rendez-vous, j’ai été atterrée par les attitudes de certains médecins. On entendait ‘monsieur untel’ et c’est une jeune femme qui se levait, sous les regards parfois médusés des patients d’autres services », raconte Karine Espineira à propos d’une femme trans qui avait commencé l’hormonothérapie. L’obligation de venir habillée comme le genre dont elle se réclamait a aussi été une source de stress pour Hana. « Il fallait aller au rendez-vous en jupe, même en étant barbu, grand, sans épilation au laser faute de moyens et sans hormones » explique la jeune femme. « Une fois, j’avais pris une consultation entre deux trains. Donc j’y suis allée sans maquillage, en pantalon. La première chose que la psychiatre m’a dit: « mais vous avez un pantalon, vous ne pouvez pas être une femme ». Elle était en pantalon. Donc je lui ai dit « bonjour monsieur ». Elle n’a pas aimé. »
D’après Tom Reucher, psychologue clinicien, la Sofect prendrait en charge 20% des personnes trans en France. Malgré ces vives critiques, « des gens sont heureux de ces groupes hospitaliers, rappelle Aaron, militant au sein de l’association Outrans depuis deux ans. Car c’est le seul moyen de se faire rembourser, donc de faire une transition en France, même au prix de mauvais traitements quelquefois. C’est bien qu’il y ait des habitudes de soins. Ce qui est triste, c’est que ces équipes soient fermées et ne soient pas remises en question », déplore le jeune homme, aujourd’hui serein. « Avant, j’étais un peu bouffé par les rendez-vous chez le psychiatre, l’endocrinologue et la paperasse. Une fois qu’on est de l’autre côté de la vague, c’est aussi un peu le moment d’aller aider ceux qui galèrent », estime-t-il.
D’autres parcours de soins
Rapidement, des réseaux d’entraide se sont constitués via des associations et la communauté trans afin de pouvoir mener sa transition hors du cadre de la Sofect. C’est le cas d’Hana, qui s’est dans un premier temps tournée vers un psychiatre du privé. Il lui a délivré un courrier pour sa prise en charge hormonale. Elle a trouvé son endocrinologue via des associations. Et c’est un médecin traitant qui lui a donné son ALD. Par ailleurs, certaines personnes n’ont pas eu besoin de certificat psychiatrique lors de leur transition. Quant à celles qui souhaitent bénéficier d’opérations chirurgicales, elles se tournent très souvent vers l’étranger, que ce soit en Europe, comme en Belgique, ou en Thaïlande et en Serbie, où les techniques seraient très élaborées. Les frais sont alors à leur charge, bien que ces opérations coûtent beaucoup moins cher que celles pratiquées en France.
En 2010, un autre réseau médical a vu le jour. Celui de la Maison dispersée de santé de Lille. Créé par des médecins généralistes en lien avec des associations, ce centre ne prend pas en charge les opérations chirurgicales mais envoie depuis longtemps des personnes à l’hôpital de Gand, en Belgique. Des accords ont été conclus entre l’équipe chirurgicale de l’établissement, la Maison dispersée de santé et la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) locale pour que les dossiers de ces usagers soient acceptés par principe. « L’optique du collectif est aussi de montrer que la pratique est possible au-delà des équipes dites « officielles ». Les gens sont bien considérés et ne sont pas perçus comme malades. Il n’est pas question de psychiatrie » explique Bruno Brive, de l’association J’en suis j’y reste, membre de la Maison dispersée de santé de Lille. « C’est aussi un réseau qui vise à rompre l’isolement. D’autant qu’une personne trans’ a besoin de soins quotidiens, comme tout le monde. »
Des généralistes peu réceptifs
Cette dernière remarque suggère un problème alarmant, relayé par plusieurs membres de la communauté. Le fait que la « transidentité » soit considérée comme une affection psychiatrique rendrait aussi difficile la prise en charge médicale quotidienne des personnes trans. D’après Sophie Berthier, secrétaire-trésorière de l’association Chrysalide, à Lyon, certains médecins refusent de recevoir des patients trans, y compris lorsqu’il s’agit de traiter des pathologies courantes, comme une grippe. « C’est très dur de trouver un médecin généraliste qui soit en même temps au courant des parcours de soins et ne ramène pas tous les problèmes médicaux à ça, confirme Aaron. Si on dort mal, ce n’est pas forcément à cause de la prise d’hormones, mais peut-être simplement qu’on est stressé par des problèmes quotidiens. »
L’absence de formation à cette question serait aussi patente. « A l’heure qu’il est, en école de médecine, il y a un demi paragraphe là-dessus hors de propos dans le cadre des maladies psychiatriques. Mais les étudiants n’ont pas la moindre idée de la diversité des parcours trans et de ce qu’ils peuvent impliquer ou pas, juge Aaron. Le vrai problème, c’est que les jeunes médecins qui sont formés aujourd’hui ne le sont pas du tout pour ça. On ne va pas vers une amélioration. » Une filière a bien été créée en juin 2013. Là encore, le Diplôme Inter-universitaire « prise en charge du transsexualisme » est une initiative de la Sofect. Implanté dans les villes où ses équipes sont présentes, la majorité de ses enseignants sont issus de l’institution.
Des transitions jalonnées de discriminations
Après avoir entamé un parcours de transition, beaucoup de ces personnes, parce qu’elles le souhaitent ou que diverses raisons les y poussent, débutent une procédure de changement d’état civil. Une nouvelle fois, les délais varient largement d’une ville à l’autre, allant de cinq mois à deux ans, quand la justice le leur accorde. Pendant cette période, des situations aussi banales que le retrait d’un colis à la poste, le passage aux douanes à un aéroport ou le dépôt d’un bulletin dans une urne de vote peuvent devenir douloureuses. Sans même évoquer la sphère publique, il est très fréquent que le cercle privé de ces personnes éclate. Comme pour Delphine Philbert, qui n’a pas vu ses enfants depuis six ans, soit l’époque à laquelle elle leur annonçait son souhait de suivre un parcours de transition, quand elle portait encore son prénom masculin d’origine.
Les cas de discriminations transphobes sont alors courants. A la recherche d’un appartement il y a quelques années, Hana n’a pas pu signer un bail lorsque le propriétaire a vu sa carte d’identité indiquant ses prénoms masculins de naissance. Même sentiment pour Delphine, qui s’est vue refuser plusieurs emplois parce qu’elle était trans. Certaines personnes ne souhaitent pas vivre de telles situations et se retrouvent isolées. « On a quelquefois vu des trans démissionner de leur emploi et rester cloîtrés chez eux deux ou trois ans, avant de réapparaitre sous de vrais traits féminins. C’est se mettre entre parenthèses. C’est terrible » atteste Miguel-Ange Garzo, thérapeute qui a longtemps travaillé avec des personnes trans au sein de l’Association pour la Recherche et la Communication pour l’Accès aux Traitements (Arcat).
Le changement d’état civil, une démarche longue et douloureuse
Aujourd’hui, les conditions de changement d’état civil sont régies par quatre arrêts de la Cour de cassation, rendus le 7 mars 2012 et le 13 février 2013. « Pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence » indique un des arrêts rendus en février 2013. D’autres documents sont toujours nécessaires, comme un certificat psychiatrique attestant de la maladie de « transsexualisme » ou des preuves de la vie du requérant dans le genre qu’il souhaite -photos, témoignages d’amis, factures-.
Malgré ces arrêts, les juges rendent encore des décisions très disparates d’un tribunal à l’autre. Il est donc fréquent que les personnes trans se conseillent et s’orientent vers des tribunaux conciliants. Delphine Philbert a eu cette chance. Vétérinaire, elle était obligée d’obtenir son changement d’état civil pour pouvoir signer des ordonnances. « Le tribunal de Toulouse semble moins intransigeant que d’autres, explique-t-elle. J’ai pris un avocat à qui j’ai clairement dit que je ne voulais pas apporter de certificat psychiatrique, refusant d’être considérée comme une malade, et toute preuve d’une éventuelle opération. J’avais juste le certificat d’un médecin généraliste précisant qu’elle me prescrivait mon traitement hormonal. J’ai eu mon changement d’état civil sans trop de difficultés. »
D’après Me Jean-Bernard Geoffroy, avocat et président du Réseau d’aide aux victimes d’agression et de discrimination (RAVAD), le « caractère irréversible de l’apparence » à démontrer serait pour beaucoup dans ces différences de traitement. « Certaines juridictions l’ont interprété comme l’ablation des organes génitaux » détaille-t-il. Implicitement, cette notion fait référence à la stérilité à laquelle les trans devraient se soumettre quand ils souhaitent changer d’état civil. C’est là que réside un autre de leurs combats. Certains refusent alors de devoir se soumettre à tant de justifications et de sacrifices. A l’inverse, d’autres vont jusqu’à subir une ablation génitale, alors que ce n’est pas ce qu’ils souhaitent profondément, afin d’obtenir cette modification. En tant que président du RAVAD, Me Jean-Bernard Geoffroy estime qu’il est « nécessaire de voir évoluer le droit des personnes trans, notamment en matière de changement d’état civil, compte tenu de la jurisprudence actuelle ».
Des expertises humiliantes
Afin de s’assurer que la personne a bien adopté « les caractères du genre souhaité », les tribunaux demandent quelquefois diverses expertises, psychiatriques et médicales. Là encore, les témoignages, dont certains sont mis en ligne sur Internet, sont choquants. Les expertises médicales sont très diverses, mais peuvent consister, selon Delphine Philbert, « à vérifier la profondeur et la largeur d’un néo-vagin, « nouveau vagin » façonné grâce à une opération chirurgicale et la taille des seins, un bonnet minimum étant requis pour les femmes trans. De véritables viols. Pour les hommes trans, une échographie est réalisée afin de vérifier l’absence d’ovaires et d’utérus, ce malgré un certificat médical. La réalisation de pompes est aussi demandée car, bien évidemment, un homme c’est fort. Des gens vivent tous les jours des violations de ce type ».
Une amie d’Hana en a également fait les frais. « Elle s’est fait opérer en Thaïlande. Le tribunal lui a demandé de se déshabiller pour vérifier physiquement qu’elle avait bien un vagin, donc un trou pénétrable. Elle a refusé, et n’a pas obtenu son changement d’état civil. L’expertise, c’est un acte d’humiliation. » Depuis la fin de l’année 2012, trois personnes trans ont déposé un recours devant la CEDH pour réclamer le respect de leurs droits. Elles sont de plus en plus nombreuses à le faire, dans l’attente d’une prise en compte de l’Etat et de la société.
Manon Gauthier-Faure
lexpress.fr