Être gay sous l’État islamique : « J’ai vécu l’enfer à Deir ez-Zor, et à Beyrouth le cauchemar continue »

Ali*, 28 ans, vivait paisiblement dans sa ville natale de Deir ez-Zor en Syrie. Lorsque la révolution syrienne éclate en mars 2011, il gérait un café de quartier. Très vite, il prend fait et cause pour la révolution et devient journaliste-citoyen. Un an plus tard, l’armée de Bachar el-Assad bombarde sa ville et la famille perd son logement. Après des semaines de combats acharnés, le Front al-Nosra (la branche syrienne d’el-Qaëda) chasse l’armée régulière. Mais, en juin 2014, c’est l’État islamique (EI) qui s’empare de Deir ez-Zor. Dès lors, s’ensuit une période d’obscurantisme qui plonge Ali et sa famille dans le désarroi le plus total.

« Les Syriens ont toujours pensé que Deir ez-Zor, c’était le Moyen Âge. C’était tout le contraire. Il y avait un flot de touristes attirés par les ruines de Mari. La ville était un pôle dynamique pour toutes les communautés. Chaque année, les Arméniens faisaient le pèlerinage à l’église des martyrs arméniens », se souvient-il avec une pointe de nostalgie. En septembre 2014, l’État islamique dans sa frénésie destructrice a réduit cette église en un tas de ruines.

En Syrie, la sexualité a toujours été taboue. Néanmoins, sous le régime de Bachar el-Assad, la communauté gay coulait des jours heureux. Elle avait ses codes secrets. Ali nous confie que les hommes se « repéraient » grâce à leur démarche. « Quand je croisais un homme à l’allure féminine, je m’approchais et lui demandais s’il était « jaw » – du milieu », affirme-t-il. À Damas, plusieurs quartiers de « drague » s’étaient développés comme le jabal Kassioun (mont Kassioun) qui surplombe la capitale syrienne et où les hommes flirtaient au nez et à la barbe des soldats du régime. Pour ce dernier, la seule ligne rouge était la politique.

Les sites de rencontres et autres applications mobiles étaient légion. « Manjam », « Grindr » ou « Gaydar » offraient des possibilités multiples de rencontres. Certains de ses amis étaient, comme il le dit, « over » et se promenaient fardés dans la rue.

Plus étonnant encore, c’était les fêtes dans des salles de mariage louées par des couples gays pour célébrer leur « union ». Ali se souvient de la dernière cérémonie, juste avant la révolution, où « un couple d’amis hommes avait mis les petits plats dans les grands pour sceller leur engagement. Évidemment, le mariage gay n’est pas légal, mais rien ne nous empêchait d’exposer, au sein de la communauté, notre amour au grand jour ».

« Vous n’allez pas me croire, mais j’ai passé mes plus belles années au service militaire. » Le jeune homme garde un excellent souvenir de ses années sous le drapeau. Durant son service, il a partagé son quotidien avec des hommes qu’il a aimés. C’est avec le sourire qu’il se remémore ces années magiques : « Un de mes amoureux m’avait avoué une très belle chose. À chaque fois qu’il me voyait à la cafétéria, il était tellement ému qu’il n’arrivait plus à manger. À l’armée, j’ai eu beaucoup d’amants. Bien sûr, nous étions vigilants. J’ai vécu les deux plus belles années de ma vie. »

« Après la révolution, nous avons vite déchanté »

Dès les prémices de la révolution, le jeune activiste convoque ses compatriotes aux rassemblements à travers une page Facebook. Il y croit dur comme fer. Mais, le 28 septembre 2012, alors que toute la famille s’était abritée dans l’appartement du rez-de-chaussée de la tante, un obus touche l’immeuble provoquant une hécatombe. Les parents de Ali sont grièvement atteints et succombent tous les deux des suites de leurs blessures. Prise entre les feux croisés des jihadistes et de l’armée, la famille n’arrive pas à les emmener à l’hôpital. Quelques jours plus tard, ils parviennent à les enterrer, en catimini, côte à côte dans une fosse commune. Ali est effondré. Le visage grave, il nous confie qu’en Syrie, « chaque foyer a subi au moins une ou deux pertes. C’est une tragédie nationale ». Cette date charnière marque la descente aux enfers pour la famille qui ne sait plus où se cacher. Le prélude à de longs mois d’errance.

« L’État islamique obligeait les habitants à filmer les exécutions sommaires »

Le jeune homme témoigne des atrocités qu’il a vues : « Mon premier traumatisme a été une convocation publique des jihadistes. Le rituel consistait à sommer les habitants à venir assister à des condamnations de présumés « fautifs ». Nous n’avions pas d’autre choix que d’obéir, car on ne peut pas dire non à Daech (acronyme arabe de l’EI). Sur la place publique, ils traînaient des gens qu’ils exécutaient froidement tout en récitant des actes d’accusation truqués. »

« L’État islamique a infiltré la communauté gay »

L’État islamique s’infiltre dans toutes les communautés pour mieux les contrôler et les détruire. Pour les homosexuels, la punition, c’est d’être jeté du haut d’un immeuble. Ali a au moins deux amis qui ont subi ce sort.
Mais rien ne laissait présager le pire. Pour infiltrer le milieu, un jihadiste s’était inscrit sur un site gay en créant un profil. Après avoir contacté un jeune homme, Bassam*, il lui tend un piège et l’emmène dans un lieu inconnu. Avant de rendre l’âme, sous la torture, Bassam a dévoilé l’intégralité de son carnet d’adresses, livrant ainsi l’identité de ses partenaires.
Alertée par la disparition de Bassam, la communauté change ses habitudes vestimentaires. « On s’est tous laissé pousser la barbe et on a adopté une démarche macho. On s’est rendu compte que Daech notait les moindres détails de notre physique. Mes amis me disaient que je me déhanchais et qu’il fallait rester vigilant car je pouvais être facilement repéré. J’ai caché mes pantalons roses et jaunes, et je me suis entraîné à marcher d’une façon masculine. Je ne me reconnaissais plus. Je me regardais dans le miroir et je voyais un autre homme barbu et viril. C’était comme de la schizophrénie », avoue-t-il.

« Un périple douloureux et une arrivée chaotique à Beyrouth »

Ali échafaude un plan de fuite. La menace se fait de plus en plus pressante d’autant qu’il doit fermer le café par ordre de l’État islamique. Sans ressources ni logement et menacé de mort, Ali n’a plus d’autre choix que de partir pour envisager un avenir meilleur.
De famille modeste, il n’avait jamais imaginé quitter un jour son pays. Son passeport en main, il décide de prendre la première navette pour Beyrouth. Dans le bus, il en a gros sur le cœur. Il laisse derrière lui une grande partie de sa famille.

La route qui mène à Damas est ponctuée de barrages de l’État islamique et de factions diverses. Les trois premiers sont passés sans encombre. Au quatrième, des hommes montent dans le bus et en sortent trois garçons. Les jihadistes leur reprochent d’avoir tatoué leurs sourcils. Pour cette faute « grave », les trois garçons sont roués de 80 coups. Ensuite, les cartes d’identité sont vérifiées. Deux garçons sont retenus, le troisième relâché. Les deux malheureux sont froidement exécutés d’une balle à la tête.

« Dans le bus, tout le monde était effaré. Les femmes sanglotaient tandis que les hommes, pétrifiés, regardaient par terre. Le garçon qui avait échappé à cette condamnation était terrorisé. Un silence de mort a ensuite régné durant ce long périple d’une douzaine d’heures avant de rejoindre Damas », raconte Ali.
Dans le bus, un passager lui conseille de se rendre à Khaldé, en banlieue sud de Beyrouth. Arrivé au Liban, Ali prend un taxi et se retrouve dans un immeuble habité par des ouvriers syriens. Une fois sur place, il s’aperçoit que huit hommes partagent une grande chambre. Pour la modique somme de 50 dollars, il pourra y loger. À la nuit tombée, épuisé, Ali est victime d’attouchements sexuels. Il s’enfuit in extremis. Une semaine plus tard, il est agressé par des Libanais qui lui reprochent sa démarche efféminée. Quand ils découvrent qu’il est syrien, ils le frappent au visage. Ali est effondré et songe au suicide. Il décide de s’inscrire auprès du HCR pour demander l’asile. « J’ai vécu l’enfer à Deir ez-Zor, et à Beyrouth le cauchemar continue », dit-il à bout de nerfs.

« L’exil comme seule échappatoire pour tourner la page »

Inscrit au HCR en tant que membre de la communauté LGBT, Ali espère que son dossier sera retenu. Après trois années tumultueuses, il aspire à une vie meilleure dans un pays démocratique. « La première chose que je ferai, c’est de dormir et de penser à ces dernières années, à mes parents. Et surtout de me dire que je vais enfin pouvoir vivre dans un pays libre qui m’accepte tel que je suis », dit-il en pleurant.

*Pour des raisons de sécurité, les prénoms ont été changés.