A 43 ans, Abdellah Taïa est l’un des premiers auteurs du monde arabo-musulman à avoir révélé son homosexualité publiquement. C’était en 2006, dans un journal marocain, défiant ainsi la loi qui condamne les homosexuels. Depuis, il entretient un lien à la fois complexe et attachant avec sa famille et son pays, qu’il a quittés il y a près de vingt ans pour poursuivre ses rêves de cinéma et de littérature à Paris. Son dernier roman, « Celui qui est digne d’être aimé », est en lice pour le prix Renaudot cette année. Dans un entretien au Monde Afrique, Abdellah Taïa revient sur son enfance et les nombreuses contradictions qui continuent de ronger la société marocaine.
Comment construire son identité dans un pays qui la condamne ?
A l’époque, l’idée d’avoir une identité homosexuelle ne me traversait même pas l’esprit. Dans les années 1970 et 1980, il n’y avait pas de place pour une telle chose. Même aujourd’hui, la construction sexuelle dans un pays comme le Maroc est très perturbée, car nous vivons dans une grande hypocrisie. Les relations sexuelles hors mariage ne sont pas autorisées et, dans le même temps, on laisse des champs libres, des lieux plus ou moins cachés pour exprimer sa sexualité. Tant que c’est fait en cachette, c’est pratiquement autorisé.
Le problème, c’est que cela génère de la violence et j’en ai moi-même fait les frais. J’ai été violé par des hommes du quartier, qui voulaient assouvir leurs besoins sexuels. Je suis devenu l’objet sexuel de tout un monde. Pour moi, c’était normal d’être maltraité. Aujourd’hui encore, il y a des centaines de petits garçons qui sont violés tous les jours au Maroc, en silence.
Dans votre dernier roman, inspiré de votre propre vie, le personnage principal règle ses comptes avec sa mère, qu’il décrit comme un tyran. En voulez-vous à votre propre mère de ne pas vous avoir protégé ?
Que pouvait-elle faire ? Assumer devant tout le quartier ? Cela reviendrait à se rendre inférieure dans le jeu social. Ma mère ne pouvait pas devenir révolutionnaire. Elle l’était déjà dans la mesure où elle assurait tous les jours la survie de neuf enfants, avec le salaire de mon père qui ne dépassait pas 1 000 dirhams par mois (90 euros). Pour moi, ça, c’est déjà une bataille politique. Mes parents n’étaient ni ignorants ni homophobes, ils vivaient dans la réalité de la pauvreté. Ils n’avaient d’autre choix que de rejeter le petit « pédé » que j’étais. J’ai le droit de leur en vouloir sur le plan intime, mais pas sur les plans politique et social. S’il fallait faire un procès, ce serait celui des politiciens, ce sont eux qui ont laissé les gens dans la souffrance.
L’homophobie est-elle une question politique au Maroc ? Les homosexuels ne sont-ils pas lynchés par les citoyens eux-mêmes ?
C’est une homophobie du système politique. A partir du moment où la loi marocaine dit qu’un citoyen homosexuel est un criminel, elle donne l’autorisation à tous les autres citoyens de maltraiter les homosexuels. Les lynchages sont une continuité du silence du pouvoir. En évitant de condamner les agressions, les responsables politiques les encouragent de fait. La réaction sociale est liée au pouvoir. Il faut d’abord changer la loi pour changer les mentalités.
Même dans un pays musulman ?
Les gens s’appuient sur la religion pour légitimer l’homophobie alors que ce mal est foncièrement politique. D’ailleurs, les agressions homophobes avaient lieu bien avant l’arrivée des islamistes au pouvoir.
Je suis musulman et la religion n’a rien à faire dans ce combat. Pour moi, l’islam, même s’il est manipulé de nos jours à des fins politiques, c’est avant tout un espace, une histoire, une civilisation, des philosophes, des poètes. Loin de la vision stérile que l’Occident peut en avoir aujourd’hui.
Plus de dix ans après la révélation de votre homosexualité dans la presse marocaine, qui a provoqué l’ire des milieux conservateurs, pensez-vous que les mœurs se libèrent ?
Une partie de la population pousse au changement. Mais dès qu’on veut faire bouger les lignes, il y a des gens qui veulent nous ramener à nos prétendues traditions. Comme si celles-ci ne pouvaient pas évoluer ! On en revient à la question de la loi : tant que les changements de mentalité ne sont pas appuyés par des changements de loi, ils se dilueront et ceux qui les portent finiront par rejoindre le camp conservateur. Même la bourgeoisie marocaine, éduquée et libre en apparence, finit toujours par se rétracter, pour protéger ses intérêts économiques.
La mobilisation de la société civile sur les réseaux sociaux accompagne-t-elle ces changements ?
Internet permet de pointer le manque de liberté, mais je ne suis pas dupe de la nouvelle dictature du clic, du sensationnalisme. On est scandalisé par la vidéo d’un homosexuel marocain tabassé et, la minute d’après, on regarde quelle robe Rihanna a porté la veille.
Cette année, vous étiez invité au Salon du livre à Paris, où le Maroc était à l’honneur. Comment expliquer que le pouvoir marocain vous mette en avant malgré votre militantisme pour la cause homosexuelle ?
Parce que je ne suis pas Brad Pitt ! Le jour où je deviens le Brad Pitt de la littérature, que je me mettrai à vendre des best-sellers, les autorités marocaines seront obligées de changer d’attitude. Mais l’idée n’est pas de rentrer dans un combat avec le pouvoir. Je veux tenter de sensibiliser les Marocains, et venir en aide à ces petits garçons victimes de violences sexuelles.
Le président français sera en visite officielle au Maroc les 14 et 15 juin prochain. « Un véritable coup diplomatique pour le Royaume », l’un des premiers partenaires stratégiques français en Afrique. L’occasion sans doute pour Emmanuel Macron de rappeler à sa majesté le roi Mohammed VI, avec qui il devrait s’entretenir, toute l’importance là encore pour la France « du respect de toutes les personnes et des minorités ». L’article 489 du code pénal marocain prévoit des peines de prison et des amendes pour « qui se rend coupable d’actes licencieux ou contre nature avec un individu du même sexe ».