Vingt professeurs-activistes tentent depuis un an et demi de sortir les jeunes argentins de la prostitution et de la précarité en leur permettant de revenir sur les bancs du lycée.
70% des transsexuels abandonnent le lycée. Agustin Fuchs veut « offrir une seconde chance d’obtenir un diplôme à ceux qui ont été expulsés du système ». (Camille Lavoix)
Une fois débusqué l’ancien entrepôt contigu à la gare qui abrite l’établissement, il faut emprunter un ascenseur jusqu’au cinquième étage. Les portes s’ouvrent alors sur le portrait de Sarmiento, un ancien président argentin, affublé d’une perruque blonde et d’un rouge à lèvre fuchsia. Mais déjà, Francisco Quiñones, un des coordinateurs du projet, arrive au pas de course pour faire barrage, prêt à s’interposer entre les visiteurs et ses protégés.
Ce bénévole n’a pas vraiment l’air d’un videur mais son apparence sympathique n’empêche en rien sa farouche opposition à la « zoologisation » de ses élèves. Qu’ils se travestissent, prennent des hormones (transgenres) ou aient changé de sexe après une opération (transsexuels), les lycéens sont ici chez eux depuis mars 2012, dans un espace libre de discrimination afin de reprendre leurs études gratuitement.
« Etre né dans le mauvais corps », sentir que son identité de genre ne correspond pas au sexe de naissance est souvent synonyme de déscolarisation. De ce fait, la plupart des étudiants ont entre 20 et 30 ans. L’école est ouverte à tous les âges, seniors inclus, et tous les publics : précaires, jeunes des rues, hétéros ou gays. D’ailleurs, seuls trois professeurs s’identifient comme transsexuels.
Les professeurs recrutent les élèves à la barbe des « macs » et retapent le
Le projet a germé dans un bar de la capitale où un groupe de militants s’est indigné à la lecture d’une étude réalisée à Buenos Aires : 70% des transsexuels abandonnent le lycée et se voient forcés à exercer la prostitution pour survivre. « Monter un lycée ne règle pas le problème de la discrimination et de la violence dans les écoles classiques, mais nous espérons créer un précédent et faire changer les mentalités. En attendant, nous voulons offrir une seconde chance d’obtenir un diplôme à ceux qui ont été expulsés du système », explique Agustin Fuchs, un autre des coordinateurs.
Cette porte ouverte, Virginia Silveira, 28 ans, l’a saisie à la volée. Elle a entendu parler du projet via Facebook et n’a pas hésité : « Je me sens valorisée par ce statut d’étudiante auquel j’avais renoncé. » Afin de se payer l’opération de la poitrine et du nez pour ajuster son apparence à son ressenti, elle s’est prostituée à 12 ans. Grâce à l’aide d’un professeur, elle travaille depuis six mois comme serveuse quand elle n’est pas sur les bancs du lycée. « Je me construis comme citoyenne ici », explique celle qui veut devenir avocate.
Quant aux élèves qui travaillent encore dans « la zone rouge » comme on l’appelle ici, tout est fait pour leur permettre de suivre les cours malgré tout. Les classes sont l’après-midi : leur activité étant de nuit, cela leur laisse quelques heures pour dormir avant de franchir la porte du lycée. Les professeurs décrochent régulièrement leur téléphone pour remotiver les troupes et vont sur les trottoirs si nécessaire, comme lors de l’opération recrutement avant la rentrée où des flyers ont été distribués en dépit des regards peu amènes des « macs ».
« Elles veulent s’en sortir et on est là pour leur donner des outils. Celles qui tombent dans la drogue ne sont pas des fainéantes : elles meurent de froid à faire le pied de grue à moitié nue toute la nuit et veulent juste oublier », explique Vida Morant, activiste transsexuelle et professeure.
L’implication du corps enseignant est également financière : avant de recevoir un demi-million de pesos (66.555 euros) de l’État pour acheter du matériel, les professeurs ont tout rénové de leur poche et sont toujours en attente de salaire, travaillant jusqu’alors gratuitement.
« Même si le taux d’abandon est de 50%, c’est une victoire, il ne s’agit pas que de cours »
Le lycée est baptisé Mocha Celis, le nom d’une amie travestie, illettrée et prostituée retrouvée assassinée, qui sonne comme un leitmotiv à l’heure d’entrer en cours de mathématiques ou d’anglais. Au-delà du curriculum classique, certaines matières ont un contenu plus orienté. À la place de l’éducation physique par exemple, les élèves étudient « le corps et l’art » où ils apprennent à moduler et accepter le son de leur voix et leur démarche à travers le théâtre.
Sans oublier ce qui s’apprend entre les cours, dans la grande salle commune du lycée où l’on croise la très rock-n-roll professeure d’anglais, Karen Bennett, pour qui il existe plusieurs expressions de la transsexualité et non une seule définition. « Je suis pour l’anarchie du genre, je refuse de choisir et j’adore emmerder le monde. Je ne me sens pas femme, je me sens humaine et la société va devoir m’accepter comme ça. Ma vision du trans c’est la transgression de la norme : je porte des talons et je conserve ma carte d’identité d’homme. C’est la même chose quant à mon orientation sexuelle, je ne tombe pas amoureuse de ce qu’il y a entre les jambes d’un être humain, mais bien de l’être. »
La distinction entre orientation sexuelle et genre est un autre apprentissage clé. « Les trans, comme n’importe qui, peuvent être hétéro, bi ou homo », résume la professeure de littérature Victoria Arias tout en s’agitant dans la cuisine, lors de ses quelques minutes de pause-déjeuner. Hyperactive, elle donne dix heures de son temps au lycée gratuitement, tout en assurant ses trente heures comme professeure des écoles et son rôle de mère de trois enfants.
L’équipe ne considère pas le taux élevé d’abandon comme un échec. La moitié des vingt élèves qui s’étaient inscrits lors de la première rentrée en mars 2012 ont décroché. Ils sont désormais une trentaine à étudier et espérer intégrer l’université à l’issue des trois années passées au lycée.
Des toilettes sans pictogrammes en jupe ou pantalon
Secrétaire au ministère de la Justice, Romina Soledad, 24 ans, reprend le chemin de l’école afin d’obtenir l’équivalent du bac : « J’ai hâte de faire un voyage de fin d’année et une fête de remise de diplôme », s’enthousiasme-t-elle. Sa professeure d’informatique, Maria Ampuero, glisse avec douceur : « Les élèves recherchent cette insouciance, ces années lycée qu’ils n’ont jamais connues ». Romina n’a pas revu sa mère depuis ses 17 ans, lorsqu’elle a fugué fuyant les menaces de son beau-père, peu enclin à accepter son changement d’identité.
Le lycée vise avant tout à se reconstruire ; panser les plaies. Qu’un élève vienne prendre un maté avec les enseignants et leur confie un problème de santé est une avancée plus significative qu’une bonne note quand on sait que la moyenne d’âge de la communauté trans avoisine les 35 ans.
À Mocha Celis, franchir la porte des toilettes est même une petite victoire. Faute de budget, les WC n’ont pas toujours de papier ou de savon, mais elles sont fièrement unisexes, garanties sans tabassage et n’arborent aucun des traditionnels pictogrammes en jupe ou en pantalon.
Camille Lavoix – Le Nouvel Observateur