« Allocations : la taxe taclée » : on s’est habitué aux titres incompréhensibles de Libération. D’autant plus que le sous-titre est souvent plus explicite. C’est le cas. « Tollé : Elus PCF et UMP refusent qu’on touche aux prestations familiales », raille le quotidien avec la certitude pédagogique du raccourci : l’alliance du PCF et de l’UMP ne peut évidemment attester que d’une position ringarde.
On reparle soudain des allocations familiales parce que le Premier ministre a demandé au président du Haut conseil de la famille de lui suggérer avant la fin mars des propositions pour faire des économies dans la branche Famille de la sécurité sociale. Des rumeurs de plafonnement des allocs versées sans conditions de ressources aux parents de deux et plus d’enfants a relancé un éternel dialogue de sourds. Car c’est un mystère du débat français que d’avoir à ce point oublié la spécificité de la redistribution familiale – horizontale – par rapport à la redistribution sociale : l’une a pour fonction d’avantager – à revenus équivalents – les foyers fiscaux qui ont la charge d’enfants par rapport à ceux qui n’en ont pas, tandis que l’autre a pour objectif d’atténuer les inégalités sociales en mettant à contribution les foyers fiscaux proportionnellement à leurs revenus. Régulièrement, refleurissent donc les propositions de supprimer les allocations familiales à partir d’un certain niveau de revenu. Elles sont d’ailleurs les dernières à être versées sans conditions de ressources, toutes les autres (rentrée scolaire, aide au jeune enfant) l’étant depuis longtemps.
Le gouvernement Jospin avait d’ailleurs cédé à ce sophisme en mars 1998 avant de revenir en catastrophe en arrière quelques mois plus tard, à la fois pour avoir constaté l’effet non négligeable de la mesure sur des familles nombreuses que l’on ne pouvait qualifier de très riches (le seuil de revenu retenu, autour de 4800 euros d’aujourd’hui, amputait de près de 10% le pouvoir d’achat d’une famille avec quatre enfants). Mais Matignon fit aussi marche arrière pour avoir découvert un peu tard, comme l’avouèrent à l’époque certains membres du cabinet Jospin, que cette mesure était contradictoire avec la tradition de la politique familiale française que le gouvernement encensait par ailleurs.
Voilà donc que les mêmes arguments reviennent aujourd’hui. Alors qu’il y a bien d’autres voies. Malgré sa révision récente pour financer l’allocation de rentrée scolaire, le système actuel du quotient familial continue de favoriser les familles très riches auxquelles il permet de fortes réductions d’impôts. Un abattement forfaitaire par enfant indépendamment des revenus (y compris pour le premier enfant, qui n’est toujours pas pris en compte), mettrait fin à ces abus. Et la prise en compte des allocations versées dans l’impôt sur le revenu, comme vient de le suggérer Didier Migaud, président de la Cour des comptes (qui dit par ailleurs qu’il faut arrêter d’augmenter les impôts…) ferait moins de dégâts qu’un plafonnement. Mais, dans les deux cas cela nécessiterait la grande mise à plat de la fiscalité française à laquelle le gouvernement a renoncé, préférant bricoler par ci par là avec myopie.
Les millions d’euros à « taxer » aux familles, comme le dit élégamment Libération, n’étant jamais comparé aux effets positifs de cette tradition familiale sur la démographie française. Mais si la France reste championne en services destinées aux familles (crèches, écoles maternelles, aide aux gardes), aucune évaluation n’est vraiment faite de la fonte considérable des allocations familiales en trente ans, le système redistributif français étant aujourd’hui moins généreux (sauf pour les familles nombreuses) que celui de l’Allemagne, l’Autriche, l’Irlande, les Pays-Bas, la Belgique et la Suisse qui ont fait des progrès en voulant s’inspirer la réussite de la « politique familiale française »…
Eric Conan