La polémique est aussi déplorable que tristement banale. Le 25 novembre, dans le cadre de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, une exposition traitant du sexisme ordinaire aurait dû, semble-t-il, se tenir à Toulouse.
Une quinzaine de planches de la bande-dessinée « Les Crocodiles » de Thomas Mathieu devaient être installées en plein air. Mais finalement, le projet a été avorté.
Les interprétations sur la nature de cette « annulation » divergent : la mairie affirme que rien n’avait été décidé et que le projet a tout simplement été refusé quand les élus du PS assurent que la validation de l’exposition était une formalité (ce qui accrédite la thèse de la censure a posteriori). Ce qui est certain en revanche, c’est que l’exposition n’était pas au goût de tous : ainsi, Julie Escudier, élue UMP, estimait que certaines planches avaient un caractère « vulgaire » et « provocateur » (des élus PS disent l’avoir entendue parler d’ « immoralité »).
Certes, le langage y est parfois cru et les situations décrites éprouvantes, mais c’est précisément ce qui fait leur intérêt : la prétendue vulgarité, les provocations incessantes ne sont-elles pas plutôt à chercher du côté des « crocodiles », ceux qui alimentent, de manière active ou passive, le sexisme ordinaire dont sont victimes les femmes ?
Au contraire, la manière dont Thomas Mathieu représente ces scènes, qui rythment le quotidien de certaines, est tout sauf provocatrice. Sur l’une des planches qui dérangent, on voit un homme – représenté sous les traits d’un crocodile – interpeller violemment deux jeunes femmes qui se tiennent la main.
L’auteur représente la vulgarité des propos tenus (« Hey, les lesbiennes, vous voulez ma bite dans votre cul ? »), mais ce n’est que pour mettre en évidence la violence de l’attaque et son influence sur le couple. Les jeunes femmes ne se laissent pas faire, elles répondent à leur agresseur, et pourtant, le dernier plan montre qu’elles finissent par céder à la pression : elles se lâchent la main, sans doute pour éviter que ce genre d’incident ne se reproduise. Si l’annulation (ou le refus) de l’exposition n’est motivée que par un souci de bienséance, au mépris de toute considération artistique, nul besoin de savoir à quel moment la décision a été prise pour parler de censure.
Ce recours à la censure semble être le fruit d’une méfiance ou d’un malaise – en fonction des situations – face à la sexualité : dans le cas présent, d’un côté, l’idée d’un sexisme ordinaire – qui va de la simple remarque misogyne au viol conjugal – est difficile à accepter pour beaucoup qui préfèrent y voir une énième extrapolation féministe ; de l’autre, subsiste au moins une défiance face à l’homosexualité qu’on tolère tant qu’elle n’est pas représentée de manière trop explicite dans le domaine public.
Du point de vue de la différence sexuelle, les exemples de censure – ou d’appels à censure – ne manquent pas. En 2013, l’affiche du film « L’Inconnu du lac » a été censurée par deux communes d’Île-de-France sous prétexte qu’on y voyait, sous la forme d’un dessin au demeurant peu explicite, un couple d’hommes s’embrasser au premier plan et un autre homme prodiguer une fellation en arrière-plan. Pour justifier le retrait des affiches, un argument prétendument imparable – et employé à tout-va – fut invoqué : celui que le contenu en question n’était pas adapté aux enfants.
Avec la légalisation du mariage homosexuel et le développement des études de genre, les appels à la censure se multiplient, surtout dans le domaine de l’éducation. Ainsi, la présence de Tomboy de Céline Sciamma dans les programmes scolaires a donné lieu à de multiples pétitions . Plus récemment, la Manif pour tous s’est insurgée contre la projection du court métrage « Ce n’est pas un film de cow-boys » dans certains lycées. Dans les deux cas, il apparaît qu’enseigner la différence sexuelle à l’école – même par le biais de l’art – reste éminemment problématique. Si ces films ont été maintenus dans le programme, il n’en reste pas moins que l’instrumentalisation politique est devenue une arme de censure redoutable. En faisant d’une œuvre, même apolitique, l’expression d’une cause dont on estime qu’elle ne concerne qu’une minorité d’individus, on cherche à la marginaliser et de ce fait, on y applique un premier niveau de censure. Pourtant, ce n’est pas parce que les personnages de L’Inconnu du lac sont homosexuels que le film est militant, bien au contraire. De même, La Vie d’Adèle est un film sur l’amour en général, n’en déplaise à ceux qui souhaitent en faire une œuvre estampillée « mariage pour tous ».
Déplacer l’œuvre qui dérange dans le champ politique permet également de faire pression pour qu’elle soit censurée. Et il y a bien des cas où cela fonctionne. Lorsque Jean-François Copé s’est attaqué à l’ouvrage de jeunesse Tous à poils, dont l’objectif était de dépasser les stéréotypes filles/garçons en montrant divers personnages en train de se déshabiller, la liste qui mentionnait l’ouvrage sur le site des ABCD de l’égalité a changé de catégorie, passant de la rubrique « outils pédagogiques » à « ressources complémentaires». L’instrumentalisation politique a poussé l’éducation nationale à s’autocensurer puisque l’ouvrage a été relégué dans une rubrique annexe qui ne comporte plus le mot « pédagogique ».
Il y a quelque chose d’aussi regrettable que paradoxal dans le fait de censurer, à la moindre réaction indignée, une œuvre dont on sait par avance qu’elle va provoquer le débat. De ce point de vue, le cas le plus marquant ces derniers mois est celui de l’œuvre du plasticien américain Paul McCarthy – qui jouait de l’ambiguïté entre arbre de noël et plug anal – installée Place Vendôme . Si l’on ne pouvait prévoir que les réactions seraient si violentes – l’artiste a été physiquement agressé et son œuvre vandalisée – il était évident que l’œuvre ferait polémique. Confronté à cette double agression, Paul McCarthy a préféré renoncer à ce projet, ne souhaitant « plus faire prendre des risques à cette œuvre » ni « être mêlé à ce type de confrontation. ». Si ces craintes sont évidemment compréhensibles, on ne peut que regretter de voir l’art s’incliner devant la censure imposée de force par une poignée d’individus. Plus récemment, l’œuvre de Diane Ducruet, qui devait être exposée dans le cadre du Mois de la photo à Paris, a été censurée après que sept personnes ont demandé le retrait d’une photographie présente sur la brochure de présentation où l’on voit une mère embrasser (ou plutôt tenter de dévorer) le visage de sa fille. Là encore, la peur du vandalisme fut la raison évoquée pour justifier l’annulation, à la dernière minute, de l’accrochage de l’œuvre. Diane Ducruet s’est pourtant défendue de promouvoir l’inceste ou de laisser libre cours, sous couvert d’être une artiste, à des désirs pervers, affirmant que ces accusations n’étaient que « peurs et fantasmes ».
N’est-ce pas en faisant marche arrière à la moindre protestation, sans même s’interroger sur la pertinence de celle-ci, qu’on finit par commettre un acte de vandalisme contre la création artistique ? La question est légitime car comme l’a expliqué Jennifer Flay, directrice artistique de la FIAC, « à quoi sert l’art si ce n’est de troubler, de poser des questions, de révéler des failles dans la société ? ». On ne peut de fait que regretter cette tendance actuelle qui consiste à museler l’art à grands coups de morale, dans le seul but de contrôler une sexualité, qui sous différentes formes, continue de faire peur et de déranger.