Tout comme la vie domestique, l’homosexualité est éminemment victorienne. La notion de « chez soi » existait déjà dans plusieurs pays avant le xixe siècle, mais ce que nous appelons la « vie domestique » a atteint son apogée en Angleterre après les années 1830. De la même façon, des hommes ont couché avec des hommes, et des femmes avec des femmes, partout dans le monde pendant des siècles, mais l’invention de l’homosexualité en tant qu’identité distincte date des dernières décennies du règne de la reine Victoria (1837-1901). Malgré cette coïncidence historique, il n’y a que très peu d’études sur la vie domestique des homosexuel(e)s quelle que soit la période historique, et les rares études qui existent ont tendance à analyser ces notions sur le mode de la contradiction. Pourtant, même dans l’Angleterre victorienne, l’attitude des homosexuel(e)s envers la vie domestique était beaucoup plus variable et complexe que celle du simple refus. Elle comportait également l’ambivalence, la parodie, et l’hospitalité. Ainsi, nous prenons souvent pour acquis que ceux qu’on appelait alors les « invertis » étaient traités en persona non grata pendant l’âge d’or de la vie domestique, mais ceci n’est pas tout à fait juste. Étudier la vie domestique au prisme de l’histoire de l’homosexualité permet, en adoptant une nouvelle perspective sur le concept de vie domestique, de mettre l’accent sur sa plasticité, pour ceux qui pouvaient se permettre d’en avoir une ; sur son attrait surprenant, même pour ceux qui se trouvaient, par choix ou par force, en dehors de la norme hétérosexuelle ; et sur sa fragilité, pour ceux qui rêvaient d’une vie privée qui leur était refusée au nom de la loi.
L’histoire de l’homosexualité en tant qu’histoire de la vie domestique
On peut aisément comprendre pourquoi la vie domestique et l’homosexualité ont été perçues comme opposées. L’idéologie de la vie domestique de l’Angleterre victorienne célébrait le couple marié, hétérosexuel et blanc, sa reproduction biologique et sa division des tâches selon la hiérarchie des sexes2. Alors que l’idéal domestique était si profondément lié à l’hétérosexualité et à la classe moyenne, l’homosexualité du xixe siècle a été décrite comme publique, urbaine, organisée autour d’échanges entre les classes et éminemment masculine. La vie domestique était, elle, associée à l’intimité ; son cadre de prédilection était le petit salon, une pièce de réception dans une résidence privée. L’homosexualité était, pour sa part, indissociable du secret ; dans la maison, sa demeure habituelle était le placard.
On pense que, même lorsque le désir homosexuel échappait à une dynamique de dissimulation, il ne pouvait offrir l’image du confort dans un intérieur bourgeois. Ainsi, les historiens de la vie homosexuelle qui ont exhumé des poètes bucoliques faisant l’éloge des amours idylliques entre hommes dans la nature ont aussi, en général, reconstruit les sociabilités homosexuelles comme liées à des rencontres dans l’espace public et urbain, dans les rues, les bains, les toilettes, les parcs et les gares5. Du fait de l’accent mis par l’historiographie de l’homosexualité sur la communauté, la visibilité, ainsi que sur la culture homosexuelle en tant qu’espace de rencontre des classes, et à cause de l’insistance théorique sur ce que Michael Warner appelle « the trouble with normal », il est devenu difficile d’imaginer des homosexuels du passé adoptant les valeurs de la vie domestique telles que le couple, l’intimité, et la respectabilité6. A contrario, les recherches sur les lesbiennes se sont beaucoup plus penchées sur le couple, parce que le couple est ce qui met l’acte sexuel lesbien en relief. Des travaux récents ont ainsi commencé à retracer l’investissement lesbien dans le mariage, dans les liens de parenté, et dans la vie domestique – un investissement dont le pendant homosexuel masculin vaudrait également la peine d’être exploré7.
Associer la vie domestique et l’homosexualité revient à suggérer que certains des aspects de cette vie n’étaient intrinsèquement liés ni au mariage hétérosexuel ni aux liens de parenté, pas plus qu’à la répartition des tâches selon les sexes. Même si le couple homosexuel n’a jamais été normatif, la vie domestique pouvait cependant être définie par des caractéristiques que les lesbiennes et les homosexuels pouvaient adopter : l’intériorité, une identification de soi ou du couple avec un foyer perçu comme étant plus qu’un espace matériel, un espace exprimant une personnalité, des goûts communs, des liens affectifs ; l’esthétisme, le fait d’associer le foyer avec un travail du soi comme œuvre d’art, et avec le plaisir et la beauté, représentés par les objets matériels et les principes de la décoration ; l’intimité, la protection contre l’envahissement de l’extérieur ; et enfin le sentiment, le foyer en tant que source d’attachement, de rapports intimes et d’amour.
L’intériorité, l’esthétisme, l’intimité et le sentiment ont peut-être plus facilement été intégrés à la vie de ceux qui menaient une existence hétérosexuelle, mais il n’existait aucun lien incontournable entre l’hétérosexualité et ces aspects de la vie domestique, les idéaux et les normes ne régissant pas toujours les pratiques. Des textes inédits et anonymes, tels que les mémoires de John Symond et le roman pornographique anonyme Teleny, bien que destinés à un public confidentiel, ont ainsi osé décrire le désir d’une vie domestique homosexuelle et ont dépeint le mal-être de l’homosexuel dans des demeures organisées selon les principes hétérosexuels8. Des archives offrent en effet des aperçus de plusieurs ménages victoriens homosexuels jouissant d’une vie domestique.
La recherche de l’intimité dans les mémoires homosexuels et les ouvrages pornographiques
Les Mémoires de John Addington Symonds sont une source importante pour les historiens de la sexualité car ils sont ponctués de réactions intenses aux différents cadres domestiques que l’auteur côtoie. Symonds (1840-1893) a écrit ses mémoires en 1889, mais les passages concernant sa sexualité n’ont été publiés qu’en 1984. Poète et homme de lettres victorien, ce dernier a également beaucoup contribué à l’étude de la sexualité ; il a notamment collaboré avec Havelock Ellis pour son célèbre travail Sexual Inversion (1890), et, de ce fait même, a pu remettre en question la criminalisation de l’homosexualité qui résultait de la section 11 du Criminal Amendment Act, promulgué en 1885, ainsi que sa pathologisation par la médecine. Aujourd’hui, les chercheurs citent souvent cette autobiographie pour montrer comment une identité homosexuelle naissante s’est organisée autour de relations sexuelles dans l’espace public. Morris Kaplan débute son Sodom on the Thames en citant deux passages des Mémoires qu’il définit comme « des scènes urbaines exemplaires », scènes que Symonds lui-même isole comme ayant cristallisé sa compréhension de ses propres désirs sexuels : un graffiti homosexuel obscène « dans les rues sordides entre chez moi et Regent’s Park » (187) et son expérience sexuelle avec un soldat qu’il a rencontré dans un « passage » de Londres (186).
Mais tout aussi remarquable dans le texte de Symonds est sa tentative d’exposer une version de la vie domestique qui serait compatible avec ses désirs homosexuels, et ce après avoir violemment rejeté deux versions différentes de vie domestique hétérosexuelle : le foyer paternel et le foyer conjugal. En effet, parce qu’il acceptait et revendiquait le principe d’intériorité, c’est-à-dire une équivalence établie entre le soi et le chez-soi, Symonds était particulièrement sensible à son environnement : « L’environnement, certains endroits jouent un rôle déterminant dans le développement de certaines natures. La mienne est de celles-ci » (71). L’expression « certaines natures », qui fait d’ailleurs écho au langage qu’il utilise pour décrire son tempérament sexuel, suggère que c’est parce qu’il est un « inverti » qu’il est si sensible à son environnement. Symonds a passé en effet plusieurs de ses années de jeunesse à réprimer sa « nature » dans des endroits qui le rendaient malade. Au souvenir d’un foyer d’enfance qu’il avait détesté, Symonds nous dit : « Je n’avais aucune affection pour l’endroit de ma naissance… Je suis profondément conscient de l’effet déprimant qu’ont eu sur moi les coins les plus sordides de cette maison : surtout cette salle à manger miteuse et un petit placard menant à l’arrière, à travers des portes vitrées, vers un petit jardin obscur » (36). L’atmosphère lugubre et carcérale qui dégoûte Symonds est palpable dans l’obscurité signalée et l’impression de contrition qu’il associe sur le mode figuratif à ses ancêtres lorsqu’il décrit leur « atmosphère suffocante de secte » « semblable à un parloir étroit et fermé » (55).
Mais les Mémoires de Symonds donnent aussi une image plus complexe des rapports supposés privilégiés entre vie domestique et hétérosexualité en suggérant que même pour les classes privilégiées, le conformisme hétérosexuel ne suffisait pas à générer le plaisir esthétique ou la chaleur sentimentale. Ainsi quand Symonds – toujours en accord avec l’idée que le chez-soi exprime le soi – tente de dominer son attirance envers les hommes en épousant une femme, il place leur couple hétérosexuel dénaturé dans un cadre répugnant. Les Mémoires expriment alors clairement le lien entre la frustration sexuelle éprouvée par les deux époux et leur dégoût commun pour leur domicile. De même, sa description de sa lune de miel dans un hôtel de Brighton est tout aussi parlante : « Je n’oublierai jamais la répulsion que me causa cette chambre à coucher de Brighton ni la désillusion entraînée par ma première nuit de mariage » (156). Même une fois installés dans leur propre maison à Londres, la situation du couple n’est guère meilleure : « La situation fut déprimante et ne fut aucunement bénéfique à notre santé » (158). Plus tard dans ses Mémoires, Symonds cite un long passage du journal intime de sa femme, dans lequel elle décrit sa : « répulsion envers la maison dont je ne sais me débarrasser… sa taille, son obscurité, sa froideur semblent me hanter… je n’ai aucune affection pour notre maison » (161). Ici donc, on le voit, le foyer matrimonial déstabilise l’identité féminine qu’il est censé cimenter : « J’aurais aimé pouvoir cultiver un foyer dans notre maison… cela aurait été plus sage, plus féminin » (162). La maison conjugale du couple Symonds inspire des fantasmes de punition et d’emprisonnement : « J’aurais presque aimé être forcé d’y séjourner une année entière… comme ça il serait devenu incontournable de ne pas y habiter pour toujours, au lieu de cette incessante spéculation rétrospective de ce qui aurait pu être » (162). Dans ces deux dernières citations, Catherine et John Symonds parlent enfin de la même voix, mais on voit bien que leur « solidarité conjugale » n’est que le produit d’une aliénation partagée. Pour les deux époux, le foyer devient une métaphore du soi endommagé par un mariage aussi inapproprié que la maison qui le renferme.
Les Mémoires de Symonds racontent donc une vie passée à réparer une expérience domestique étouffante qu’il associe à une sexualité avilie et entravée. Après plusieurs années de mariage, et avec le consentement de Catherine, Symonds ne va en effet plus avoir que des relations sexuelles avec des hommes, tout en demeurant proche de sa femme et de ses filles. L’avant-dernier paragraphe de ses Mémoires décrit un homme d’âge mûr qui se rapproche enfin de son idéal amoureux – idéal qui coïncide avec le fait qu’il réside dans un espace domestique plus agréable. À la fin de son autobiographie, Symonds ajoute un passage qui rend compte de sa place dans son environnement et de l’acte et de la scène de son écriture : « J’écris ces passages dans mon étude. À ma fenêtre est assis un jeune paysan lisant les statuts de Davos, aux côtés duquel j’ai passé la nuit. Des contradictions effarantes, frôlant la folie » (283). Des descriptions de couloirs étroits et d’allées obscures, Symonds est passé à des « passages » littéraires, qu’il crée lui-même, libérés de la pesanteur de la vie domestique d’avant. De l’espace cloisonné des foyers paternel et conjugal, il passe à une maison qu’il a construite lui-même et à une chambre dévouée à ses vocations intellectuelle et esthétique, dont l’unique singularité est d’avoir une fenêtre laissant entrer la lumière, et par laquelle on entrevoit la nature. Cette dernière image suggère que Symonds a trouvé le moyen de réconcilier les contradictions dont il se plaint si souvent et de réparer les torts qui lui ont été infligés par d’autres lieux, qui, comme les normes sociales, déforment et limitent le développement social des individus. Dans le même temps, le fragment exclamatoire qui ponctue cette scène idyllique de vie domestique homosexuelle (« Des contradictions effarantes, frôlant la folie ») suggère que le fait même que ce foyer ressemble à un foyer hétérosexuel est troublant. La vie domestique homosexuelle y apparaît en effet comme fort peu différente de sa contrepartie hétérosexuelle, sans toutefois pouvoir jouir des mêmes protections légales, surtout après le Criminal Amendment Act de 1885 qui a criminalisé tout rapport sexuel, en public comme en privé, entre hommes. Tout comme le sujet de son dernier paragraphe, un être angoissé en « désaccord perpétuel » avec les lois sociales, mais également formé par « le respect qu’il leur voue », le soi qui conclut l’autobiographie jouit réellement de l’équilibre domestique parfait qu’il décrit tout en étant hanté par sa fragilité (283).
Un espace privé et protégé, dans lequel l’amour entre deux hommes peut s’épanouir, est également au centre de Teleny, célèbre roman érotique publié de façon anonyme et en édition limitée par Leonard Smithers en 1893. Au début du roman, le suspense tourne autour du désir naissant d’un homme pour un autre, de Camille pour Teleny. Une fois que ces derniers sont devenus amants, on commence à se demander si le couple saura préserver l’intimité dont leur amour a besoin. Or, cette préservation devient d’autant plus nécessaire que le roman épouse l’idée de l’équivalence entre le soi et le chez-soi. Ainsi, le désir qu’éprouve Camille pour Teleny se manifeste par une télépathie, spatiale et mentale : même avant qu’ils ne deviennent amants, Camille est capable de se représenter l’appartement de Teleny et de connaître ses pensées lorsqu’ils sont séparés (66, 68). Camille passe d’ailleurs autant de temps à décrire l’espace domestique de son amant qu’à en décrire le corps. Lorsqu’il parle de ce qu’il voit en employant l’expression des « regards ardents », c’est l’appartement de Teleny qui est l’objet de son attention : « Comme j’ai aimé cette maison ! » (164).
Teleny transforme l’intimité du foyer en une condition essentielle de l’amour entre deux hommes, identifiant même la communauté homosexuelle comme obstacle à cet amour. Dans un chapitre du livre en effet, Camille et Teleny assistent à une soirée dans un manoir orientaliste qui sert à la fois de musée d’art homosexuel et d’espace fantasmagorique d’orgies9. La scène qui se déroule dans cette maison est un rouage essentiel de la fiction érotique : elle permet à l’auteur de décrire une multitude d’actes sexuels mais, simultanément, elle perturbe la passion exclusive qui se développe entre Camille et Teleny, lesquels sont décrits par leur hôte comme étant « en lune de miel » (135). Loin de traiter l’existence d’autres homosexuels comme un moyen de confirmer son identité sexuelle, le narrateur décrit l’orgie comme un spectacle relativement neutre comme si une réaction plus forte menacerait l’insularité du couple.
De même, Teleny tente de renforcer le lien entre l’amour homosexuel et la vie domestique en relativisant la relation entre hétérosexualité et vie privée. Ainsi, à plusieurs reprises, Teleny décrit la relation hétérosexuelle comme étant une chose publique, répugnante, impudique. Camille est dégoûté par la nature de certains échanges hétérosexuels urbains comme il le dit, tôt dans le récit, en racontant sa visite dans un bordel hétérosexuel. De l’extérieur, l’apparence délabrée de la maison suggère « la maladie suintant de ses murs » (55) ; à l’intérieur, il trouve une « chambre sordide de bas étage » remplie de meubles abîmés et « d’un mélange ignoble de musc et d’oignons » (56). Un peu plus loin, après avoir laissé Teleny à la gare, le narrateur observe « les rues bondées de la ville… Combien le monde lui paraissait sordide et dénué de sens ! Une femme au sourire félin et vêtue de couleurs criardes lançait des regards obscènes à un jeune homme l’incitant à la suivre. Un satyre à l’allure d’un cyclope lorgnait une jeune fille qui n’était qu’une enfant » (161).
L’hétérosexualité devient l’ennemi de l’intimité homosexuelle lorsque la mère de Camille détruit le refuge domestique des deux amants. Ignorante de la relation de son fils, cette dernière propose de payer les dettes de Teleny si celui-ci accepte de devenir son amant. Plus tard dans le récit, Camille découvre Teleny avec une femme en l’espionnant par un trou de serrure. Attaquant la porte verrouillée de la chambre à coucher de ce dernier, il comprend que la femme en question n’est autre que sa propre mère, Camille décrit son choc en mêlant cataclysme personnel et spatial : « J’ai trébuché sur le pas de la porte. Il me semblait que le plancher se dérobait sous mes pieds » (169). Se précipitant hors de la chambre pour aller se jeter d’un des ponts de Londres, Camille se réveille finalement dans l’atmosphère anonyme de la morgue. Sa tentative de suicide rappelle d’ailleurs un épisode antérieur où il couche avec une des bonnes de sa mère, puis la rejette, celle-ci se jetant ensuite par la fenêtre. Comme cette bonne, Camille « trébuche et sombre dans l’abyme » lorsque, confronté à la trahison sexuelle, il dramatise son besoin de s’autodétruire en se déplaçant d’un espace privé vers un espace public. Les similarités structurelles des deux épisodes renforcent l’impression, présente pendant toute la lecture du roman, que l’hétérosexualité menace la sécurité de toute vie domestique homosexuelle.
En associant l’hétérosexualité à de grotesques rencontres urbaines ou à la perte meurtrière de l’intimité, le roman souligne l’aspect poignant des moments où l’appartement de Teleny parvient à servir de refuge amoureux. Les interludes sexuels du couple dans cet appartement sont capables de leur faire oublier le sensorium urbain. Lorsque les hommes s’allongent ensemble sur le « divan capitonné… il leur semblait que les bruits et les vibrations mêmes de la ville s’étaient estompées » (157). Teleny associe la fidélité de son amour avec son appartement : « Que cette maison t’appartienne toujours » dit-il à Camille, lui montrant « cette chambre préparée pour le recevoir et dans laquelle nul autre homme n’a jamais pénétré » (108). Teleny a décoré la chambre comme un temple à Priape et l’a habillée tout en blanc, pour qu’elle s’assortisse au teint de Camille, selon le credo de l’esthétisme domestique qui dicte que les intérieurs encadrent et expriment le caractère de leurs occupants : « Elle a été décorée pour toi seul » (108). L’appartement offre luxe et intimité, avec sa salle de bain à chaleur de serre (112), « ses tapis denses, doux et soyeux », ses meubles sybarites, et son isolement parfait (113). Comme l’explique Teleny, « Tout le monde dort dans les autres appartements et d’ailleurs chaque fenêtre est verrouillée et les rideaux sont fermés » (113). L’intimité intense de l’appartement de Teleny et ses installations faites sur mesure enveloppent un amour qui s’approprie le mariage : « J’avais la clé de sa demeure, et… j’ai beaucoup plus vécu avec lui que chez moi… notre union n’aurait pu être plus étroite, même si elle avait été bénie par l’église » (146-147).
Teleny participe donc à la fondation d’une tradition littéraire qui associe l’amour homosexuel à la mort, mais l’ennemi du bonheur homosexuel n’est pas l’impossibilité de vivre ce dernier ouvertement, en public, mais son incapacité à soutenir une vie intime et privée. Teleny attribue le destin tragique de ses amants à la révélation d’un secret hétérosexuel et non pas à celle d’un secret homosexuel, révélation qui dissout leur intimité. De fait, on peut décrire le roman comme suivant l’évolution de l’intériorité vers le secret : les retraites tranquilles dans l’appartement de Teleny cèdent la place à une série de scènes illicites et épiées, dont la révélation de vérités cachées a des conséquences meurtrières. Ces scènes révélatrices incluent le moment, vers la fin du roman, où Camille enfonce la porte de Teleny et le découvre, mourant, dans la chambre blanche, s’étant infligé lui-même un coup de poignard. Le corps transpercé de Teleny reflète l’invasion de la chambre qui, tout comme le corps même, perd son intégrité. Le roman se termine alors avec une violation de l’intériorité corporelle qui mène à la mort et qui coïncide avec une invasion de l’espace privé. Au cours du roman, l’intérieur couvert « d’étoffe blanche, douce et chaleureuse », que Teleny a façonné pour Camille, devient la blanche et dure pierre froide d’un tombeau situé dans un cimetière public, un indice de la vulnérabilité de l’intérieur homosexuel confronté aux assauts violents de la famille hétérosexuelle et de la sphère urbaine publique.
Une histoire de logement
Aux côtés des romans décrivant les lesbiennes comme les ennemies de la vie domestique et des œuvres représentant les homosexuels comme en étant avides, mais incapables, de se la procurer, le registre historique nous offre plusieurs exemples de couples homosexuels ayant réussi une vie commune. Deux des décoratrices les plus en vue du xixe siècle et du début du xxe siècle, Charlotte Robinson et Elsie de Wolfe, ont passé plusieurs années de leurs vies en ménage avec d’autres femmes (Charlotte Robinson avec Emily Faithfull et Elsie de Wolfe avec Elisabeth Marbury). Les recherches récentes fournissent d’amples renseignements sur beaucoup de couples féminins assez aisés pouvant se permettre le luxe de l’intériorité refusée à leurs contreparties romanesques. Les Dames de Llangollen, Anne Lister et Anne Walker, Charlotte Cushman et Emma Stebbins, Frances Power Cobbe et Mary Lloyd, Edith Cooper et Katherine Bradley, Marie Corelli et Bertha Vyver, Jane Harrison et Hope Mirlees, ainsi que Rosa Bonheur et Nathalie Micas représentent quelques-uns de ces couples qui ont porté une attention particulière, dans les récits qu’elles font de leurs vies en commun, à leurs espaces domestiques et aux sentiments amoureux, voire conjugaux, qui y étaient abrités10. De même, les observateurs de ces relations comprenaient rapidement que deux femmes vivant ensemble étaient aussi amantes lorsque leurs foyers étaient peuplés d’animaux de compagnie, d’enfants adoptés ainsi que d’autres indices d’engagement à long terme.
Les homosexuels masculins emménageaient aussi ensemble, se dévouant le plus souvent aux aspects esthétiques de la vie domestique. Dans Sodom on the Thames, Morris Kaplan s’inspire ainsi des journaux intimes et des lettres de Reginald Brett, vicomte Esher, qui y racontait ses escapades sexuelles avec d’autres hommes, lesquelles commencèrent alors qu’il était élève à Eton et se poursuivirent tout au long de sa vie. Brett se maria, et mit une des chambres de la maison qu’il partageait avec sa femme à la disposition permanente de ses amants. Lorsqu’il écrit à un ancien amant dont la chambre vient d’être offerte à un autre, Brett lui dit : « Teddie insiste pour qu’on refasse la tapisserie de la chambre ! Alors, bien entendu ce sera fait » (Kaplan, 157). Dans une autre lettre, Reginald Brett décrit aussi le grand plaisir qu’il éprouve à partager sa vie domestique avec son amant du moment : « Tu peux imaginer le plaisir que j’éprouve à l’avoir tout à moi toute la journée. Il déjeune au lit… puis se lève tranquillement, se sert de ma bassine et prend un long bain. Nous passons la journée dans ma chambre parmi des livres, des photographies et des lettres » (Kaplan, 153).
Les artistes Charles Ricketts et Charles Shannon ont partagé pendant plus de quarante ans plusieurs résidences exprimant leur dévotion pour le monde de l’art et leur passion réciproque11. Effrayé par le procès et la condamnation d’Oscar Wilde en 1895, Ricketts a détruit plusieurs lettres et certaines sections de son journal intime mais il en a aussi conservé plusieurs dans lesquelles il fait souvent référence à « notre maison » ; il vivait assez ouvertement avec Shannon pour que leurs amis les sachent en couple12. Chez eux, Ricketts et Shannon allièrent l’esthétisme et le confort d’un foyer. En menant une existence simple, ils parvinrent à assembler une collection d’art devenue célèbre, attestant de leur amour de la beauté. Mais ils ont aussi vécu une vie très domestique. Ils donnaient des sobriquets à leurs meubles préférés, appelant une vieille chaise « Jennie », et ils établirent une division des tâches ménagères selon laquelle Shannon se chargeait des tâches honnies par Ricketts telles que l’emballage de cadeaux ou la planification des voyages13.
Ricketts et Shannon cultivaient l’intériorité, le sentiment, et l’esthétisme de la vie domestique, et ils protégeaient leur vie privée sans aller jusqu’au secret total ou l’isolement. En effet, la plupart des choses que nous savons au sujet de leur vie de couple provient des livres publiés par leurs amis ou des souvenirs recueillis par ceux-ci. Dans Oscar Wilde : Recollections, un livre de Ricketts édité en 1932, ce dernier décrit la première visite de Wilde au début des années 1890 à « la maison que je partageais avec Charles Shannon dans le Vale, Chelsea… notre demeure avait appartenu à Whistler et conservait les traces de sa décoration »14. Un couple lesbien, Edith Cooper et Katherine Bradley, qui écrivirent ensemble des pièces de théâtre et de la poésie sous le pseudonyme de Michael Field, décrivent elles aussi Shannon comme étant le « compagnon » [mate] de Ricketts, et quand les deux hommes déménagèrent à Richmond en 1898, le couple féminin remarqua : « Cette petite maison est délicieuse. » Elles suivirent bientôt leurs amis dans le même quartier et demandèrent aux deux hommes de leur trouver « une maison pour notre mariage. » Une fois installées, Cooper a écrit qu’elle et Bradley pouvaient enfin commencer leur « vie conjugale » dans des chambres que Ricketts et Shannon leur avaient conseillé de peindre « Orange Chrome » et qu’ils les avaient aidées à meubler d’objets esthétiques tels un meuble qui, selon la suggestion de Ricketts, contenait un parfum différent dans chaque tiroir15. Pour ces couples homosexuels, la question n’était donc pas tant de rejeter la vie domestique que d’en créer une version dans laquelle ils cherchaient à s’installer confortablement.
Conclusion
Ceux vivant en dehors des normes sexuelles ont souvent adapté la vie domestique à leurs besoins, greffant l’intimité, la vie privée, le refuge, le confort, la personnalité, l’esthétisme, et même le mariage sur des espaces intérieurs concrets. L’exemple d’Oscar Wilde, le plus célèbre des « invertis » victoriens, fournit un dernier exemple de la relation entre la vie domestique et l’homosexualité passant d’un extrême à l’autre, de l’affinité jusqu’à l’antagonisme. Les procès d’Oscar Wilde en 1895 en firent une figure centrale de l’histoire de la dissidence homosexuelle dans la sphère publique. Au cours de ses trois procès, Wilde s’est vu condamné par des témoignages de concierges rapportant qu’il avait rendu visite à de jeunes hommes au chômage dans des chambres parfumées, somptueusement meublées, éclairées par des lampes et des bougies exotiques, protégées de l’extérieur par plusieurs couches de rideaux. Se retrouver dans des chambres aux fenêtres couvertes de dentelles et de mousseline imprimée, au milieu de l’après-midi, et avec des jeunes hommes de différentes classes sociales, c’était déjà se trouver coupable de délit sexuel.
Cependant au début de sa carrière, Wilde a consolidé son statut de célébrité en donnant des conférences aux états-Unis et au Canada sur « the house beautiful », mêlant des généralisations sur l’importance d’avoir un intérieur agréable à des conseils pratiques sur la décoration. Lorsque Wilde et sa femme Constance ont loué une maison à Londres en 1884, ils l’ont ainsi agencée selon des principes esthétiques. En père dévoué, Wilde marqua chacune de ses œuvres, dans tous les genres pratiqués, de son investissement dans la vie domestique. Le public accourait voir les décors des comédies de Wilde, et son roman, The Picture of Dorian Gray (1891), est rempli de longues listes détaillant les meubles du personnage principal. Dans ses Dialogues de 1890, mettant en scène deux jeunes hommes discutant de sujets tels que la supériorité de l’art sur la nature, Wilde rompt avec la tradition pastorale homo-érotique en plaçant leurs conversations dans des maisons de Londres16.
La « queer theory » nous enseigne qu’il n’y a pas de continuité entre le sexe, le genre, la sexualité et les normes sociales. Ce que Judith Butler appelle « la matrice hétérosexuelle » normative cherche à limiter les directions que peut prendre le désir et cherche aussi à faire du mariage, de la famille, et de la vie domestique le monopole privilégié des hétérosexuels blancs de classe moyenne. Pendant plusieurs décennies, les études gaies et lesbiennes se sont efforcées de valoriser les agencements alternatifs que ceux qui ne répondaient pas aux normes sociales ont développés en réponse à leur exclusion de la société. Il en résulte que ces études ont eu de la difficulté à discerner à quel point quelques dissidents sexuels ont adopté la vie domestique. Ces études étaient de même tentées d’accuser les homosexuels qui ont opté pour le mariage, la famille, et la vie de foyer de s’être assimilés à la société dominante et d’avoir trahi les valeurs gaies. Pourtant, si nous prenons le caractère artificiel et idéologique de la matrice hétérosexuelle au sérieux, il n’est pas surprenant de constater qu’il n’a jamais existé de lien incontournable entre la vie domestique et l’hétérosexualité.
Deux autres hypothèses découlent de ce que je viens de présenter. D’abord, même si le travail de Michel Foucault sur la normalisation demeure incontestable et d’une importance capitale pour comprendre le pouvoir moderne, il semble qu’il soit possible d’affirmer que les lois sont des contraintes beaucoup plus puissantes que les normes. Le contre-discours dont parle Foucault est tout aussi souvent une résistance aux lois qu’une résistance aux normes, et des amendements aux lois (tels que la décriminalisation de la sodomie) produisent de nouvelles normes tout autant que celles-ci participent à la modification de nouveaux codes civils. Deuxièmement, les normes sont souvent des composites, ce qui veut dire qu’elles peuvent perdre certaines de leurs composantes sans toutefois perdre toute cohérence. Cela rend les normes beaucoup plus aptes à la modification que les lois. J’ai avancé l’idée que la vie domestique était un composite de l’intériorité, de l’esthétisme, du sentiment et de l’intimité. Ce composite de la vie domestique a souvent été assimilé à l’hétérosexualité, elle-même un composite d’actes sexuels, de reproduction biologique, de paternité/maternité, de transmission de la propriété, de différence des sexes, et de vie quotidienne. Il était donc parfaitement possible, même si pas toujours facile, de défaire l’agrégat de la vie domestique et de l’hétérosexualité ou vice versa : toutes les formes de l’hétérosexualité n’étaient pas domestiques et toutes les formes de vie domestique n’étaient pas hétérosexuelles. L’hétérosexualité peut survivre à l’amputation d’un de ses éléments tout en demeurant lisible en tant qu’hétérosexualité. De même, la vie domestique extraite de l’agrégat qu’elle complète avec l’hétérosexualité (ou avec le sentiment, ou l’esthétisme, ou la vie privée, ou n’importe laquelle de ces composantes multiples) demeure lisible en tant que vie domestique, et ce parce que bon nombre d’autres éléments du composite sont restés intacts. En tant que composites, les normes sont élastiques et peuvent survivre à la désagrégation, à l’appropriation, et au réagencement. Il ne nous reste qu’à débattre si cette plasticité modulaire rend les normes plus ou moins néfastes.
Notes
Pour trouver une réflexion sur l’opposition entre vie domestique et vie homosexuelle, voir par exemple, Christopher Reed, Not at home : the suppression of domesticity in modern art and architecture, London, Thames & Hudson, 1996 ; Victoria Rosner, Modernism and the architecture of private life, New York, Columbia University Press, 2005, 2, 13 ; et Peter McNeil, dans « Crafting Queer Spaces : Privacy and Posturing » :
http://www.dab.uts.edu.au/conferences/queer_space/proceedings/identities_mcneil.pdf.
Dans cet article, Peter McNeil étudie quelques bâtiments construits par des homosexuels tels qu’Horace Walpole et William Beckford. McNeil lie ces bâtiments excentriques à un travail du soi non normatif, mais non au couple homosexuel.
2 Mary Poovey, Uneven developments : the ideological work of gender in mid-Victorian England, Chicago, University of Chicago Press, 1988 ; Leonore Davidoff et Catherine Hall, Family fortunes : men and women of the English middle class 1780-1850, Chicago, University of Chicago Press, 1987 ; et Anne McClintock, Imperial leather : race, gender, and sexuality in the colonial contest, New York, Routledge, 1995.
3 Thad Logan, The Victorian parlour, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
4 Eve Kosofsky Sedgwick, Epistemology of the closet, Berkeley, University of California Press, 1990.
5 Brian Reade (ed.), Sexual Heretics : Male homosexuality in English literature from 1850-1900, New York, Coward-McCann, 1970 ; Neil Bartlett, Who was that man ? A present for M. Oscar Wilde, London, Serpent’s Tail, 1988 ; Matt Cook, London and the culture of homosexuality, 1885-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; et Morris Kaplan, Sodom on the Thames : sex, love and scandal in Wilde times, Ithaca, Cornell University Press, 2005.
6 Michael Warner, The trouble with normal : sex, politics, and the ethics of queer life, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1999.
7 Sharon Marcus, Between women : friendship, desire, and marriage in Victorian England, Princeton : Princeton University Press, 2007 ; et Martha Vicinus, Intimate friends : women who loved women, 1778-1928, Chicago, University of Chicago Press, 2004.
8 Phyllis Grosskurth (ed.), The memoirs of John Addington Symonds, Chicago, University of Chicago Press, 1984 ; Winston Leyland (ed.), Teleny, San Francisco, Gay Sunshine Press, 1984.
9 Le modèle réel de cette maison est le domicile de l’artiste Lord Frederick Leighton (1830-1896), bâti à Londres à partir de 1864 et qui est aujourd’hui un musée.
10 Voir Marcus, op.cit ; et Vicinus, op. cit.
11 Pour une étude approfondie de leur vie commune, qui mette l’accent sur les aspects non normatifs de leur ménage, voir Matt Cook, « Domestic Passions : Unpacking the Homes of Charles Shannon and Charles Ricketts », à paraître dans Journal of British Studies 51.3, July 2012.
12 Jean-Paul Raymond et Charles Ricketts, Oscar Wilde : recollections, Bloomsbury, Nonesuch Press, 1932, 28 ; T. Sturge Moore et Cecil Lewis (eds.), Self-Portrait : taken from the letters and journals of Charles Ricketts, London, Peter Davies, 1939, 168, 173.
13 J.G. Paul Delaney, Charks Ricketts : A biography, Oxford : Clarendon Press, 1900, 123, 27.
14 Raymond et Ricketts, Oscar Wilde, 34-5, 36.
15 Emma Donoghue, We are Michael Field, Bath, Absolute Press, 1998, 103, 105, 103, 106 ; Delaney, 131, 122, 141.
16 Pour une discussion sur la bibliothèque de Tite Street comme lieu d’expression de soi qui intégrait le désir homosexuel dans une maison de famille, voir Michael Hatt, « Space, surface, self : homosexualty and the aesthetic interior », dans Visual Culture in Britain 8.1, summer 2007, p. 105-128.
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Pour citer cet article
Référence papier
Sharon Marcus, « Homosexualité et vie intime en Angleterre à la fin du XIXesiècle », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 121 | 2013, 155-168.
Référence électronique
Sharon Marcus, « Homosexualité et vie intime en Angleterre à la fin du XIXesiècle », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 121 | 2013, mis en ligne le 01 avril 2012, consulté le 09 novembre 2013. URL : http://chrhc.revues.org/3215
Auteur : Sharon Marcus
Professeure de littérature comparée, Université de Columbia, USA
http://chrhc.revues.org/3215