Alors qu’on a beaucoup parlé de la question de l’homophobie dans les cours d’école, certains ont malheureusement été oubliés, notamment les profs. Un problème auquel plusieurs groupes souhaitent désormais s’attaquer, et ce, d’ici à la prochaine rentrée.
«Nous avons rencontré 40 enseignants et membres du personnel enseignant. Parmi eux, les trois quarts sont «out» dans leur entourage, la moitié en a parlé à la direction, et seulement cinq ou six en ont parlé à leurs élèves», déplore Jacques Pétrin, président du Comité pour la diversité sexuelle et l’identité de genre à la CSQ. De concert avec le GRIS (Groupe de recherche en intervention sociale), son comité travaille ces jours-ci sur un document de réflexion pour les enseignants autour de cette délicate question, visiblement toujours taboue.
«On sent un déchirement chez les enseignants entre leur volonté de servir de modèle et l’impact que cela pourrait avoir sur leur carrière», explique Marie Houzeau, directrice générale du GRIS, qui a entendu des dizaines d’enseignants sur la question.
«À mon avis, la majorité des enseignants ne sont pas «out» auprès de leurs élèves, pour toutes sortes de raisons. C’est un sujet tabou. Pourquoi ? Parce que l’école est toujours en porte-à-faux entre les valeurs transmises et les valeurs familiales», dit-elle, en pesant visiblement ses mots.
Étrangement, aucun enseignant n’a signalé d’expérience négative en ce sens récemment. N’empêche que les appréhensions demeurent. «On vit dans une société majoritairement hétérosexiste. Pour la plupart des gens qui se découvrent homosexuels, le monde entier est homophobe», explique-t-elle. D’où les craintes.
Il faut dire que l’enseignant, contrairement à d’autres professionnels, se trouve en position d’autorité. «Il doit rendre des comptes à des parents et, du coup, faire face à des préjugés.»
Et même si la profession est syndiquée au Québec, les enseignants continuent de craindre pour leur carrière, poursuit Marie Houzeau. «Parce que la discrimination peut être subtile. Un jeune enseignant sans permanence pourrait se faire mettre en bas de la liste, par exemple.»
Des préjugés tenaces
Christian Paul Carrière a travaillé 20 ans en éducation avant de devenir directeur général de Gai Écoute. Même si les temps ont changé, il croit que, dans l’inconscient collectif, malheureusement, «l’homosexualité demeure beaucoup associée à la pédophilie».
C’est pourquoi les professeurs d’éducation physique, tout particulièrement, tiennent à garder secrète leur orientation sexuelle. «J’ai connu un entraîneur sportif qui n’a jamais voulu le dire, par crainte de représailles des parents. Parce que les discussions dans les vestiaires peuvent susciter les craintes des parents, voire créer des inconforts chez les jeunes», dit-il.
Triple révélation
Selon le directeur de Gai Écoute, si la majorité des enseignants préfère rester dans le placard, c’est aussi parce qu’ils n’ont pas qu’un coming out à faire, mais bien trois : auprès des collègues, des enfants et des parents. «Ce sont trois clientèles différentes qui peuvent réagir de trois manières différentes», explique Christian Paul Carrière.
Du temps où il était enseignant, il n’a d’ailleurs jamais rien dévoilé.
Même si les choses ont évolué depuis (c’était dans les années 90), il comprend que les hommes de sa génération continuent de vivre dans l’ombre. «C’est une question de vécu. Probablement que, pour la génération née entre 1940 et 1960, c’est plus difficile. Pour la nouvelle génération, qui vit plus ouvertement, c’est peut-être plus simple.»
Pas nécessairement, toutefois, comme en témoigne une enquête réalisée en 2008 par Line Chamberland, professeure associée à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF). Dans un article («Stress et vulnérabilité professionnelle chez les enseignantes lesbiennes»), elle démontre les difficultés que vivent encore les enseignantes au quotidien, des remarques désobligeantes de leurs collègues aux commentaires homophobes des parents.
Homophobe, donc, le monde de l’enseignement ? «Pas au collégial. Mais au primaire et au secondaire, oui, cela demeure un milieu homophobe», répond Line Chamberland. Et pourquoi donc ? «À cause de la dynamique éducative, croit-elle. À cause du rôle éducatif confié aux enseignants. Souvent, ils n’osent pas en parler, ne savent pas comment en parler, et ils ont peur des retombées. Ils ne se sentent pas soutenus, parce qu’ils manquent d’outils et de soutien.» D’où le tabou.
Deux profs dans l’ombre témoignent
– Nicolas*, 35 ans, enseignant en première secondaire
Nicolas est enseignant de première secondaire dans une polyvalente de la Rive-Sud. À 35 ans, il n’a révélé son homosexualité à sa famille que depuis quelques années. Il est toutefois en couple depuis cinq ans, et ses collègues, pour la plupart, sont au courant. Parce que non, ce n’est pas sa blonde qui apprécie ses bons desserts : «C’est mon chum qui est content !» Parfois, c’est aussi simple que ça, sortir du placard. «Avec les collègues, le problème, c’est le non-dit. Une fois qu’on est honnête, c’est beau, on passe à autre chose.»
Et ses élèves ? «J’ai l’impression que mes élèves manquent un peu de maturité. Ils sont très préoccupés par les apparences. Si je leur disais que je suis homosexuel, par définition, dans «homosexuel», il y a le mot sexuel, et j’ai l’impression qu’ils ne s’attarderaient qu’à ça. Ils ne me verraient plus que comme un être sexuel. That’s it.» Première réticence.
En prime, poursuit Nicolas, qui a visiblement beaucoup réfléchi à la question, en tant qu’enseignant, il a un rapport d’autorité avec ses élèves. Qu’arriverait-il s’il devait se pencher sur l’épaule de l’un d’eux ? Comment cette «proximité» pourrait-elle être interprétée ? «Ça pourrait être mal interprété. Ça pourrait être rapporté», craint-il.
En fait, il appréhende les réactions des parents plus que celles des élèves : «Dans le milieu où je suis, je dirais que je me méfie peut-être plus des parents. C’est un milieu pauvre, où les stéréotypes sont encore très présents.»
D’où sa décision de cacher sa réelle identité.
A-t-il l’impression de manquer d’authenticité ? «Je ne mens pas, répond-il. Si on me demande si j’ai une blonde, je dis non. Je n’ai pas de blonde. Et on ne m’a jamais demandé si j’avais un chum…»
– Véronique*, 25 ans, enseignante en sixième année
Véronique est sortie du placard il y a quelques mois à peine. Et seulement auprès d’une poignée de collègues. Malheureusement, elle a eu quelques mauvaises surprises.
«Pour moi, une famille, c’est composé d’un père et d’une mère», lui a lancé, telle une claque, une enseignante. «Hein ? T’étais avec ta blonde ? Hein ? Je ne comprends pas», a insisté lourdement une autre. Sans parler des blagues vaseuses qu’elle a dû essuyer dans la salle des profs. Non, une femme qui se penche et dévoile son décolleté, ça n’est pas un «film porno» pour moi, merci beaucoup. «Je pense que je ne suis pas encore au stade où j’accepte les blagues de mauvais goût», laisse tomber la jeune et jolie enseignante.
Il faut dire que la nouvelle en a surpris plusieurs. Véronique n’a pas vraiment le profil «stéréotypé» de la lesbienne, fait-elle valoir. «Je suis plutôt féminine», dit-elle d’un air entendu. Et sa directrice, qui n’est au courant de rien, continue d’ailleurs d’essayer de lui présenter son fils. Du coup, elle préfère se taire. «Je me vois mal lui dire : ça ne marchera pas.» Pas parce qu’elle craint pour son avenir («je suis permanente !»), mais tout simplement parce que sa vie privée lui appartient. «On dirait que ça ne m’apporterait rien de le dire. Mon amour, je le vis à deux avant de le vivre avec tout le monde. Ce n’est pas un secret, les personnes que j’aime le savent et, avec elles, je suis parfaitement authentique.»
Homophobe, le milieu de l’éducation ? «Je dirais que ce qui fait la différence, c’est le milieu pluriethnique», dit Véronique, qui travaille précisément dans l’un des quartiers les plus colorés de Montréal. C’est aussi pour cette raison qu’elle n’a jamais rien dit à ses élèves, presque tous immigrés. «Il y a tellement de cultures et de religions différentes dans ma classe… Dans certains de ces pays, les homosexuels se font lapider !»
Elle craint les jugements des enfants («j’aurais peur que leur vision de moi change négativement, je ne sais pas ce que leurs parents leur disent») et, surtout, toutes les mauvaises surprises qui pourraient en découler. «J’aurais peur que les filles soient sur leurs gardes…»
«Oui, on est en 2015. On se dit qu’on est plus ouvert. Mais ce n’est pas vrai pour tout le monde ni dans tous les quartiers. Dans mon milieu, je ne prendrais pas de risque», conclut-elle.
La «bombe»
Il y a 14 ans, quand Dominique Côté a annoncé pour la première fois à ses élèves qu’il n’avait pas d’amoureuse, mais bien – nuance – un amoureux, la nouvelle est tombée «comme une bombe». Aujourd’hui ? «Tout le monde s’en fout !», raconte-t-il en riant.
Il faut dire que, pendant plusieurs années, Dominique Côté n’a pas beaucoup parlé de sa vie privée en classe. Pendant plus de cinq ans, en fait, il a gardé le silence. Pourquoi ? Parce qu’il était célibataire. Mais ce silence le dérangeait. «Les enfants me demandaient tout le temps : «As-tu une amoureuse ?» Tout le temps, tout le temps», se souvient l’enseignant, rencontré la semaine dernière dans sa classe de troisième année, sur le Plateau Mont-Royal. «Il faut dire que, à cet âge, les élèves sont très curieux, et veulent tout savoir : où tu habites (en première, ils pensent que tu vis dans l’école !), avec qui, etc. Je disais simplement que non, je n’avais pas d’amoureuse. Je ne me voyais pas dire : j’aime mieux les garçons…»
N’empêche. «Je n’avais pas le goût de faire un exposé sur ma vie, dit-il, mais toutes mes collègues, elles, disent qu’elles sont allées ici ou là avec leur amoureux. Je trouvais ça plate, moi, de ne pas parler.»
«OMG mon prof est gay!»
C’est quand il a rencontré son conjoint, il y a 14 ans, donc, qu’il a finalement fait son coming out. «Et ç’a été la bombe de l’année dans la classe. Pas forcément négativement, mais les élèves avaient énormément de questions, se souvient-il. Ils étaient hyper intéressés.»
C’était presque trop. Des enfants l’arrêtaient carrément dans le couloir («Je ne voulais pas que ça fasse phénomène de cirque !»), mais, en bon pédagogue, Dominique Côté a pris le temps de répondre à (presque) tout : il s’appelle comment, il est grand comment, est-ce que vous allez avoir des bébés ? «Si les questions étaient trop personnelles, je ne répondais pas.» Un exemple ? «On m’a déjà demandé combien je pesais !» Et non, il n’a pas répondu. C’est qu’il y a des limites à la transparence, quand même…
Servir de modèle
Dominique Côté sait qu’il est un des rares enseignants à parler aussi ouvertement de son orientation sexuelle. «J’ai rencontré trois enseignants gais qui sont toujours très surpris que j’en parle. Mais je ne suis pas «le prof gai». Je suis le prof qui parle de son chum Edward. Je ne les juge pas (de ne rien dire), mais je ne comprends pas.»
Il voit d’ailleurs un intérêt pédagogique à son authenticité : «J’avais le goût de dire à mes élèves qu’ils ne seront pas juste entourés d’hétéros, dans leur vie. Peut-être que j’ai aidé légèrement un enfant, qui sait ?» La question de l’importance des modèles revient d’ailleurs beaucoup dans la discussion. «Je trouve qu’on a une petite responsabilité, dit-il. Ces enfants qui te prennent un peu comme un modèle, s’ils voient que ce prof-là qu’ils aiment a un chum et qu’il est heureux, c’est cool. On leur parle aussi de racisme, de féminisme… C’est tellement important d’ouvrir leurs esprits !»
Une responsabilité de se dévoiler ? La question se pose. «Quand même, répond-il. Quand j’étais jeune, au fond du Lac-Saint-Jean, si un prof ou une vedette avait dit qu’il était gai, ça aurait changé beaucoup de choses. Oui, ça aurait vraiment fait une différence. Qui étaient mes modèles, à moi ? Elton John ? Pas sûr…», glisse-t-il en riant.
De toute sa carrière, seules deux familles ont mal réagi. Et la direction a «acheté la paix» en changeant l’élève de classe. «Ça, c’est ce que je sais.»
Du côté des enfants ? Jamais. Outre la saine curiosité, rien. Jamais le moindre commentaire douteux. Mieux : aujourd’hui, quand il parle de son Edward à ses nouveaux élèves à la rentrée, «il n’y a plus aucune réaction», constate l’enseignant.
Coming out et sexo 101
Geneviève Proulx enseigne le français en cinquième secondaire au Collège Letendre, à Laval. Il y a trois ans, elle s’est mariée. Et chaque fois que ses élèves remarquent la bague à son doigt, c’est le même refrain : «Comment s’appelle votre mari ?
– Je n’ai pas de mari. – Ah, vous êtes lesbienne ? – Non plus. Je suis bisexuelle.»
Imaginez un peu la tête des élèves. Incrédules, vous dites ?
«Comme il n’y a plus de cours d’éducation à la sexualité, je finis toujours par prendre 30 minutes. O.K., fermez vos livres, on va jaser.»
Et c’est là qu’elle leur explique qu’elle a toujours aimé les hommes, mais que, un beau jour, elle est tombée amoureuse d’une femme. «Je suis tombée amoureuse de la personne, indépendamment de son sexe.» Bienvenue dans le monde de la bisexualité.
«Quand les jeunes savent que quelque chose existe, c’est une chose. Mais voir, devant eux, une personne normale, qui a une vie normale, c’est encore plus rassurant pour eux.»
Chaque fois, les mains se lèvent. Beaucoup de mains. «Parfois on prend toute la période, parce qu’il y a trop de questions, dit la jeune enseignante en souriant. Les élèves s’interrogent sur plein de trucs qu’on devrait savoir à 16 ans.» Notamment : l’amour, la sexualité («ils ont du mal à faire la différence entre les deux»), la contraception et, bien sûr, les ITS.
Toujours, elle prend le temps de répondre. Visiblement, elle y prend aussi un certain plaisir. «Oui, je vois un peu ça comme mon devoir. Les élèves me voient honnête et ils aiment ça, dit-elle. Moi, je ne mens pas. Ça me fait plaisir de porter le flambeau, parce que je sais qu’il y en a qui ne sont pas capables de le faire.»
Un coming out rapide
Son coming out a duré 48 heures. Certains mettent des mois, des années, voire des décennies à s’assumer. «Il y a des profs qui ont vécu des coming outs atroces. On va se le dire, ça arrive», dit-elle. D’où la difficulté à en parler pour plusieurs dans le milieu.
Jamais elle n’entre dans les détails de son intimité. Mais l’enseignante a bien sûr noté les regards coquins de certains («ils s’imaginent que je suis une bête de sexe») ou méfiants des autres, les bras croisés, l’air de dire : «Je ne suis pas sûr que j’aime ça.» Une élève lui a un jour carrément dit que son père ne voulait plus qu’elle aille dans les classes d’appui, «de peur que je devienne lesbienne si je te côtoie !». Plusieurs ont en prime confirmé qu’on ne parle pas «de ces sujets-là» à la maison. N’empêche. Jamais un parent ne s’est plaint. Pas une fois.
Discuter sexualité
Plusieurs collègues ont quant à eux haussé les sourcils. «Pourquoi ce besoin de le dire ? Moi, je ne dis pas que je suis hétéro !» Vrai. Mais l’hétéro ne se posera jamais la question avant de parler de son week-end ici avec sa blonde, ou là avec son mari. Geneviève Proulx, oui. «Quand c’est le troisième prof hétéro qui te demande pourquoi, pourquoi, pourquoi, tu finis par te sentir au combat. J’ai l’impression de faire de la sensibilisation en tout temps. Moi, je vis ça. Et je vois l’importance d’en parler.»
Ironiquement, elle est du coup devenue la référence en matière de sexualité au collège. Comme si le fait de parler de sa femme faisait d’elle l’experte en la matière. Des collègues hétéros lui racontent leur vie sexuelle, dit-elle en pouffant, et plusieurs élèves viennent aussi la voir pour en discuter. «Chaque année, cinq élèves s’interrogent sur leur orientation, et un ou deux finissent par faire un coming out.»
À Noël, un jeune a carrément annoncé en classe qu’il était homosexuel dans un slam, en présentation orale. «Oui, je l’avoue, je suis gay.»
Mieux, des élèves maintenant au cégep continuent de lui écrire : «J’aimerais jaser…»
avec lapresse.ca