Chère Houria Bouteldja : l’homosexualité est universelle

Bien sûr que mon père savait. Comment ne l’aurait il pas su d’ailleurs ? Dans la cité des Fleurs où j’habitais, à Bondy, à côté de la cité De Lattre, tout le monde savait : je ne l’avais jamais caché, et ce dès 15 ans. Aussi curieux que cela puisse paraître, mes copains du cours d’arabe, au CPRA, ou les anciens copains de collège, jamais ne se sont moqués de moi.

Tout au plus j’ai été interrogé, comme s’il voulaient être sûrs que c’était vrai. Je crois avant tout qu’ils ne concevaient pas, mais parfois ils me racontaient des histoires sur le bled, où visiblement les tandems de garçons étaient en fait un peu plus que des amis. On y reviendra un peu plus tard.

Oui, Houria, tu as raison : notre histoire d’indigènes, la très grande majorité des LGBT ne peuvent pas la comprendre. Ce n’est pas la leur. Ce n’est pas un reproche, juste un fait qui a, bien entendu, des implications importantes.

Je n’ai jamais eu l’opportunité de le dire à mon père. En fait, il a perdu son travail en 1978 avec la fermeture de l’usine, à La Courneuve ; il avait alors 52 ans. Parfois, à l’ANPE, on lui suggérait de rentrer en Algérie, et puis les autres entreprises ne voulaient plus de lui, trop vieux.

La religion est revenue dans sa vie, à lui, le vieux panarabiste et ancien militant du FLN. Je sais bien que tout ça te semble assez banal, on vient du même coin, ça l’est un peu moins pour le lecteur de Minorités. La religion, c’est de famille.

Ben Chikh, le fils du Cheikh. Origine vers Ain El Hammam. Tout le monde le regardait comme un illettré, analphabète. Il pouvait pourtant réciter le Coran, connaissait Aristote, parlait parfaitement l’arabe classique, le kabyle bien entendu, et il s’était appris lui-même le français, après avoir fréquenté 15 jours une école pour l’apprendre : le livre racontait des histoires avec Mamadou, Mohammed, des tournevis et des moteurs à réparer.
« Indigènes » : j’ai toujours eu un problème avec ce mot

Un soir, il était revenu en colère. Je crois bien que c’est pour ça que j’ai toujours eu un problème avec ce mot, « indigène ». C’est dur à accepter, quand on a conscience d’où on vient. Il avait étudié dans une madrasa. Ben Chikh oblige.

A partir de 1979, on est entrés dans la très grande pauvreté. Mes parents ramassaient les fruits et légumes sur les marchés, ma mère faisait des ménages : les immigrés ont été en première ligne dans les restructurations de la seconde moitié des années 1970.

Moi j’ai commencé à fuir la maison. A l’école, je faisais le programme minimum. J’ai quand même eu mon bac, tu te rends compte, dans un milieu pareil ? Comme Khaled Kelkal, le brother que je me suis trouvé en lisant son interview posthume.

J’ai fait ma place dans le milieu gay. J’y rencontrais d’autres gosses de cité, comme moi, arabes, antillais, certains bien moins bien partis dans la vie. La plupart, à cette époque, fréquentaient une boîte appelé Le Scorpion, à Strasbourg-Saint-Denis, ou bien Le Scaramouche. Pas moi. Ils étaient vraiment folles, souvent.

Très vite, goût pour les études oblige, mon cercle d’amis se fit plus cultivé, et j’allais au Broad, un autre genre. Plus blanc. De toute façon, j’étais un rocker. C’est finalement quand j’ai eu passé cette sorte de crise d’adolescence pédé que mon père est tombé malade. Une leucémie. L’amiante, au travail. Il est mort à 63 ans, pile poil, comme les travailleurs immigrés qui, en général, meurent avant de toucher leur retraite.

Jamais eu l’occasion de lui dire.
Tu manques un point fondamental

Je te raconte ça parce que je pige vraiment quand tu parles des priorités dans les quartiers. Pas de travail, les violences policières, le délit de faciès, la négation de notre histoire. Oui, il y a une identité collective à se réapproprier. La dernière partie de ton texte me parle.

Oui, il y a une temporalité différente, elle n’est pas due à la volonté des habitants des quartiers, mais à ce que la société française a elle-même produit, et ce depuis la colonisation, et pour certains, depuis la traite esclavagiste.

Et puis c’est vrai que les homosexuels médiatiques donnent une image, celle de l’argent, de la réussite, de leur blancheur. Mon amie Hélène Hazera évoquait cette semaine sur mon mur la « folle arabe », qui chante, roule les fesses. Invisible chez les LGBT. Immontrable. Au PIR aussi, d’ailleurs.

Mais c’est parce que tu as parfaitement raison en restituant une temporalité, une identité dans ces quartiers que tu manques un point fondamental. L’homosexualité est universelle. Ce qui ne l’est pas, ce sont les formes qu’elle revêt. Mais établir une distinction comme tu le fais entre l’homoérotisme ici et l’homosexualité, ben… Laisse-moi t’expliquer.
Une forme très poussée d’amitié
La réponse de Houria

« J’aimerais en revanche écrire un papier, on l’appellera “Chère Houria”, je te le ferai parvenir, et tu apporteras la réponse que tu veux, comme tu le veux, avec les références que tu veux. »

Houria a donc répondu.

L’homoérotisme, ce sont ces tandems de copains, qui se touchent, marchent main dans la main dans tout le pourtour du bassin méditerranéen, à Alger ou ailleurs. Ce sont les Grecs qui l’avaient l’intégré (et non l’homosexualité, qui y était punie de mort) dans leur cycle d’éducation. Ce que tu nommes homoérotisme est une des nombreuses formes que prend la catégorie sociologique des « hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes ».

Une des catégories car, pour en avoir été le témoin en Algérie, l’homoérotisme au Maghreb est une forme très poussée d’amitié, a priori plus ou moins consommée sexuellement, mais en excluant toute sodomie (je dis bien a priori, car personne ne peut vérifier). Cela peut être ainsi purement sensuel et platonique, comme cela peut être un réel désir physique conduisant à des rapports sexuels plus ou moins poussés.

Cette forme de la sexualité, de plus en plus réprimée du fait de l’influence aliénante des pires formes du conservatisme patriarcal occidental depuis la colonisation, et de l’échouage social de la jeunesse, ne doit pas masquer l’existence des homosexuels. Ce que Didier Lestrade, reprenant le rapport Kinsey, appelle les « Kinsey 6 ».

Cela étant posé, et puisque je suis moi-même un Kinsey 6, je continuerai en disant NOUS. Et ces homosexuels, tout en parvenant, dans ces pays, à trouver leur place dans cette forme de sexualité, en sont souvent également victimes : leur désir est plus fort, leurs sentiments plus intenses, la jalousie des autres hommes guète. Mammeri, dans « La colline oubliée », raconte l’un d’entre nous. Ils danse, il joue de la flûte, et les yeux des hommes brillent.
Identité politique

Car NOUS sommes partout. On nous a brûlé en place publique en Occident, châtré, électrocuté, drogué, lobotomisé, interdit, enfermé, et nous sommes toujours là. Que ce soit en Europe, en Afrique, en Asie, en Océanie ou dans les Amériques.

Cela m’amène à l’idée de construction d’une homosexualité politique, une idée que tu contestes, alors que ton travail, que pour ma part je respecte, consiste à construire une identité. L’indigène. Je pense que sur ce sujet de l’identité politique homosexuelle, tu es à côté. Car cela n’a pas été évident, pour les homosexuels, de construire une identité politique, cet outil de l’émancipation.

Cette identité nous a été nécessaire, elle nous l’est toujours pour éviter la prison, le bûcher, la lobotomie, l’internement, le mariage forcé, que sais-je, tout cet arsenal inventé en Occident pour nous éradiquer et créer la société moderne parfaite qui faisait tant rêver les hygiénistes bourgeois blancs du XIXe siècle, en même temps qu’ils développaient leurs idées eugénistes pour éliminer avant la naissance la trisomie, le nanisme, etc.

L’apothéose de cette idéologie de la perfection sociale fut atteinte durant les années 1930 et 1940 dans l’Allemagne nazie, quand cette idéologie ultra-moderne systématisa et industrialisa l’éradication des juifs, des tziganes, des prostitués, des malades mentaux… Et des homosexuels.
Une lutte d’émancipation

La France a ainsi conservé, jusqu’à l’élection de François Mitterrand en 1981, une législation du régime de Vichy condamnant l’homosexualité, la comparant à un acte contre la pudeur et l’enregistrant au même niveau que la tuberculose et le cancer, parmi les maladies à éradiquer.

La construction d’une identité politique homosexuelle n’a donc pas été de soi. Elle a été une lutte politique, contre une des tares fondamentales de l’Occident, la même exactement qui avait au XIXe siècle conduit à catégoriser et hiérarchiser les races et les cultures pour mieux les dominer.

Il n’y a aucun hasard à ce que l’émergence d’une identité politique des homosexuels se soit développée, parallèlement aux luttes d’émancipation des peuples. Il n’y a aucun hasard à ce que Jean Genet fut un compagnon de route engagé auprès des peuples arabes. Il n’y a aucun hasard à ce que James Baldwin devint un des premiers écrivains ouvertement homosexuels, et ce, dans les années 1950.

Alors bien sûr, maintenant que cet agenda politique est parvenu à faire évoluer les élites et les législations des grandes puissances impérialistes, le caractère révolutionnaire de cet agenda tend à céder la place, au sein même desdites élites, à une sommation à « évoluer » pour le reste du monde, transformant cet agenda en une sorte de nouvelle évangélisation, les droits des homosexuels devant, et les multinationales derrière, à l’affût.

D’ailleurs, parallèlement à ce nouvel agenda d’une dépénalisation universelle de l’homosexualité, les groupes ultra-conservateurs des mêmes puissances impérialistes, via l’Opus Dei ou les églises évangélistes protestantes, financent de puissantes offensives homophobes dans certains pays d’Afrique, montrant bien que cet agenda autour de l’homosexualité, principalement en Afrique mais aussi en Asie, cache bel et bien en réalité une guerre économique pour le contrôle des richesses dans les anciennes colonies de la vieille Europe déclinante, comme cela se fit à la fin du XIXe siècle en Amérique latine.
Refuser une réalité vraie

Mais une fois cela dit, comment puis-je, en tant qu’homosexuel, et en tant qu’indigène moi-même, me contenter d’assister au spectacle de la persécution de ceux qui, eux aussi cumulent ces deux casquettes ? Leur enfermement. Leurs condamnations à mort.

Comment puis-je accepter que les églises protestantes, souvent avec l’argent du Fond international contre le sida, financent en Afrique subsaharienne de violentes campagnes antihomosexuelles, en s’appuyant sur de pseudos discours anthropologiques pour justifier que l’homosexualité serait une pratique importée et venue de l’Occident, quand tout ce que réclament les homosexuels dans ces pays est de pouvoir vivre leur vie et surtout éviter la propagation du VIH, non seulement chez les homosexuels, mais aussi chez les hétérosexuels.

Et comment ne puis-je pas, comment ne pouvons-NOUS pas, collectivement, en tant qu’homosexuels, sursauter quand certains dans les milieux des luttes anti-impérialistes, développent des discours ambigüs, renvoyant l’homosexualité à l’Occident, et refusant de voir qu’elle est une réalité vraie, vécue, de tous les temps, en Afrique ou ailleurs.

La place que tu nous accordes dans l’ordre des revendication, cette sorte d’invisibilité, est injuste, « unfair ». Et discriminante. Nous sommes nombreux, Houria, et nous sommes nombreux à vivre out. Et contrairement à tous les clichés véhiculés par les fans de Caroline Fourest, ça se passe globalement pas plus mal pour les souchiens que pour les indigènes. Ce sera peut être un peu plus difficile, mais nous ne tarderont pas à nous marier aussi, contrairement à ce raccourci un peu facile qui consiste à penser que le mariage ne concerne pas les cités. Car nous y vivons aussi.
Reconnaître notre présence dans les cités

En fait, même en Palestine, nous existons, et nous combattons pour la libération de notre terre. Et même quand nous sommes victimes de l’obscurantisme du Hamas et conduits à l’exil, nous continuons à lutter pour le droit du peuple palestinien.

Parce que que tout gay friendly que peut tenter de se présenter Israël, l’oppression du peuple palestinien nous expose à la même fragilité que nos frères et sœurs, en nous désignant en plus comme ennemis quand Israël tente de récupérer notre cause. En fait, c’est le refus de prendre en compte la réalité de notre présence dans les quartiers qui donne aux LGBT toute leur blancheur.

Il serait temps d’avoir le courage (et ton texte, en abordant la question de l’homoérotisme, avec toutes les critiques que cela me suggère, va réellement dans le bon sens car ça ne plaît pas forcément à tout le monde), de reconnaître notre présence dans les cités, non pas comme pièces rapportées ni produits d’une quelconque acculturation, et que nous sommes bel et bien homosexuels.

Il serait temps de regarder ces femmes transsexuelles qui se prostituent à la Porte de Clichy comme une part de notre histoire commune. Sans papiers, au ban, livrées à l’arbitraire de la police et du sida. Car derrière ces femmes, tu le sais certainement, il y a des familles, souvent bien plus compréhensives que les reportages sensation sur l’homophobie de TF1 veulent bien dire. Les associations LGBT les laissent à leur destin, qui donc s’y intéressera ?

Il serait temps que dans cette cause décoloniale le VIH trouve enfin sa place. Aux USA, en France, Act-up, dès sa création, fit le lien entre l’indifférence des politiques et des médias et le fait que la maladie touchait avant tout l’Afrique et les parias dans les puissances impérialistes.

Maintenant que les traitements en Europe ou aux USA sont extrêmement performants et « presque » confortables, que le droit au mariage se trouve reconnu dans de plus en plus d’états, qui va pousser la lutte contre le sida en Afrique ou en Asie, où les traitements restent à la traîne et continuent de porter leurs lots d’effets secondaires ?
Jeter les bases d’un dialogue à l’égalité

Il serait temps que cette cause progresse, qu’il y ait enfin des militants, et pas seulement homosexuels, pour pointer le caractère blanc de tout la nomenklatura homosexuelle, son islamophobie. Cela passe par l’émergence de militants homosexuels issus des quartiers. Ça, c’est notre part.

Cela passe par un travail de la part d’organisations comme le PIR, non pas pour reprendre les revendications homosexuelles, mais pour casser les représentations homophobes qui circulent et que certaines formulations anti-impérialistes entretiennent. Comme je te l’ai écrit, le texte que tu as publié, en reconnaissant des pratiques sexuelles multiples, esquisse un possible.

Le succès de la lutte pour la reconnaissance et le droit des homosexuels ne doit pas effacer d’où les homosexuels viennent : nous nous sommes battus, et nous avons aussi nos morts. Beaucoup continuent dans le monde à se battre, et ils ont besoin que nous relayons leurs luttes avec la même légitimité que les combattants palestiniens ont besoin que nous relayons la leur.

Les homosexuels sont à la croisée des chemins. Le mariage passé, dans les mois qui viennent, les traditionnels discours islamophobes reviendront, et cette fois, la chasse aux électeurs homosexuels sera ouverte, islamophobie à l’appui, comme c’est le cas dans d’autres pays européens. Un peu comme certains musulmans regardent du côté du FN pour se trouver le masque de respectabilité que la société leur refuse.

Il sera alors fondamental que les militants homosexuels, conscients de l’enjeu des luttes décoloniales, et que les militants comme toi, conscients des nouvelles dynamiques à créer, parviennent à jeter les bases d’un dialogue à égalité. Cela voudra dire, de part et d’autre, et dans le respect de l’identité de chacun, casser les préjugés et les représentations. Il nous faudra du courage.

L’introduction de cet article n’est pas reproduite ici, elle est à lire sur Minorités. Par ailleurs les intertitres sont de la rédaction de Rue89.

source:rue89.com