Tout le monde y va de son petit commentaire à propos du nouveau film d’Abdellatif Kechiche, La vie d’Adèle. Une histoire d’amour entre deux femmes, ce n’est pas tous les jours que ça arrive. Le film est aussi une manière de montrer quelles sont les difficultés relatives au fait de se découvrir et s’affirmer comme lesbienne. Se dire lesbienne, ce n’est pas si simple.
Se dire lesbienne, c’est aussi le titre du livre de la sociologue et docteure en anthropologie Natacha Chetcuti, publié en livre de poche en septembre dernier (Payot & Rivages ed.). C’est un livre qui s’intéresse au parcours des lesbiennes, ceux qui les mènent à la construction, à l’acceptation de soi. Le HuffPost a rencontré l’auteure.
L’écriture de ce livre part d’un constat. Les hommes s’affirment plus rapidement en tant qu’homosexuels que les femmes, qui prennent un certain temps avant de « se dire lesbienne ». Elles connaissent également, de façon générale, des périodes d’hétérosexualité plus longues que les hommes. C’est-à-dire qu’avant de s’affirmer plus ou moins exclusivement attirées par les femmes, elles se sentent en quelque sorte obligées de « tester », d’avoir des aventures avec les hommes.
C’est ce que Natacha Chetcuti appelle le « privilège épistémologique de l’hétérosexualité ». L’expression semble compliquée mais est toute simple. Les hétérosexuels vont-ils essayer « d’aller voir ailleurs » avec quelqu’un du même sexe pour s’assurer qu’ils sont bien hétéro? Evidemment pas.
A partir de là, la sociologue décrit trois formes de parcours chez les lesbiennes, qui vont les amener à se définir en tant que telles.
Parcours progressif: lesbiennes qui ont vécu une ou des périodes hétérosexuelles avant l’affirmation de leur homosexualité
Parcours exclusif: très rare, ce sont les lesbiennes qui n’ont eu aucune expérience hétérosexuelle
Parcours simultané: aussi rare, ce sont des femmes qui ont vécu simultanément les deux formes de sexualité
Prendre conscience de la contrainte hétérosexuelle
Se dire lesbienne, ça commence par « la prise de conscience de la contrainte de la sexualité reproductive ». Le sexe est un acte qui doit se dérouler entre un homme et une femme, il doit mener à la reproduction. Le lesbianisme est rejeté, déqualifié. D’autant plus qu’il est confronté à une norme hétérosexiste qui met le masculin au centre de toutes les attentions.
Naît de ces constats une crainte, souvent. Comme Adèle dans le film de Kechiche. « Je ne suis pas conforme aux attentes », « Je suis asexuée », « Quelque chose ne tourne pas rond chez moi ». Ce qui entraîne, comme dit plus haut, le fait que les filles, plus que les hommes, vivent d’abord au travers d’un parcours hétérosexuel. Etre une femme et être homosexuelle, « une double punition », en quelque sorte, indique Natacha Chetcuti.
Sortir du placard (le coming out)
La plupart du temps, il commence par la famille. Ce qui est surprenant, car on pourrait s’imaginer qu’il est plus simple d’en parler d’abord à ses amis, qui nous acceptent tels que nous sommes. Mais avoir l’aval de la famille est crucial. Natacha Chetcuti explique que le coming out est encore plus difficile dans les deux extrêmes socio-économiques de la société; les classes populaires ou supérieures.
Dans tous les cas, les réticences sont nombreuses:
Angoisse de ne jamais être grand-parent (injustifiée aujourd’hui, notamment si le projet de loi sur la PMA est accepté)
Peur que l’enfant ne soit jamais accepté dans la société, souffre, ne soit pas heureux
Confusion entre lesbianisme et vie sexuelle dépravée
Mauvaise acceptation des filles « butch » (comportement et allure plutôt masculins)
Idée que l’homosexualité est passagère, que le « bon homme » n’a pas encore été rencontré
Le moment du coming out est délicat et décisif. C’est, après la prise de conscience de la norme hétérosexuelle, qui est personnelle, l’étape qui permet de s’affirmer devant les autres.
La déshétérosexualisation: se forger son propre code de genre
La définition d’un genre qui n’est ni masculin, ni féminin, est un enjeu de taille dans la construction personnelle des lesbiennes. Deux catégories de lesbiennes sont majoritaires, explique Natacha Chetcuti: les « butch » et les « fem ». Les « butch » optent pour un comportement proche de comportement masculin, les « fem », du comportement féminin.
Dans les deux cas, il y a toutefois « refus d’une identification à un genre et construction dans un entre-soi lesbien ».
Mais le modèle le plus courant, continue Natacha Chetcuti, c’est celui de l’androgyne: une femme qui a une identité de genre qui n’est ni masculine ni féminine, qui refuse la dualité du genre mais qui continue à être attachée à une forme de « féminité ».
Ce refus d’identification à un genre se prolonge également dans la sexualité. Natacha Chetcuti parle d’une « androgynie érotique ». Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les lesbiennes n’ont pas une sexualité égalitaire. Comme dans tout rapport, il y a une forme de pouvoir, qui peut être asymétrique mais qui est toujours légitime (contrairement à la domination).
Aller dans des lieux lesbiens
Dans son livre, on remarque que la plupart des lesbiennes, si ce n’est toutes, ont vécu leur première expérience ou rencontre homosexuelle dans un lieu lesbien (ou LGBT): bars ou milieux associatifs. Dans les années 90, le nombre de lieux lesbiens, les bars notamment, était bien plus élevé. Aujourd’hui, même dans le quartier du Marais à Paris, il n’existe plus autant de lieux qui leur soient réservés.
Reste que les lesbiennes « pour s’affirmer, ont besoin d’une sociabilité partageable », c’est-à-dire d’un lieu où elles ne sont pas confrontées à l’hétérosexualité et où l’homosexualité n’est pas perçue avec étrangeté. Si les lieux « réels » tendent à disparaître, aujourd’hui, les lesbiennes peuvent se retrouver sur internet: sites de rencontre, blogs et forums, réseaux sociaux: autant d’endroits qui leur permettent de trouver des pairs, de discuter, de réaliser qu’elles ne sont pas seules, de commencer à s’affirmer.
Etre aidée par la politique et la culture
À long terme, le mariage pour tous contribuera à faire évoluer les mentalités. « La loi est fondamentale pour accéder à une légitimité de couple », indique Natacha Chetcuti. Mais tout ne va pas s’arranger, pour se dire lesbienne, notamment car le soutien apporté au mariage pour tous n’est pas le même en ce qui concerne la procréation médicale assistée (PMA). Puisque touchant aux « fondamentaux de la filiation, elle est moins acceptable », déplore la sociologue.
Tout aussi important que la politique pour se construire: la culture. « Elle permet un déplacement des normes. Elle permet de voir l’hétérosexualité en tant qu’une catégorie parmi bien d’autres, et non plus comme hégémonique.
Pour Natacha Chetcuti, il faut rendre accessible toutes les formes de culture: littérature, cinématographique, qui sont loin d’entrer toutes dans cette norme de l’hétérosexualité. C’est pourquoi les séries (The L Word, Orange is The New Black, Grey’s Anatomy, etc.) jouent un rôle important. Sans oublier La vie d’Adèle qui ne va bien sûr « pas changer les représentations sociales d’un coup de baguette magique », mais qui va dans le sens d’une visibilité des lesbiennes, et d’un refus de l’hégémonie d’une norme unique.
Le HuffPost | Marine Le Breton
http://www.huffingtonpost.fr/2013/10/13/saffirmer-lesbienne-dans-un-monde-heterosexuel_n_4085209.html