J’ai tendance à mettre l’accent sur le négatif et à souligner les commentaires rétrogrades glanés ici et là sur les réseaux sociaux à propos de sujets controversés (ou non), comme la pilosité féminine ou le harcèlement de rue, par exemple.
Quand j’ai publié l’entrevue que j’ai faite avec ce père trans enceint qui allaite, je m’attendais évidemment à ce que cela suscite de vives réactions. Mais j’ai surtout été agréablement surprise de constater le cheminement de certains lecteurs capables d’admettre que la situation les dépassait sans tomber dans le dénigrement pour autant.
Ce témoignage respectueux, par exemple, montre qu’il est possible d’accepter sans nécessairement comprendre. «Voilà une personne pleine de contradictions! Il m’est difficile de concevoir qu’on puisse vouloir vivre pleinement sa masculinité et sa féminité à la fois (ça s’apparente à vouloir le beurre et l’argent du beurre), mais ce n’est pas parce que je ne comprends pas que je dois juger. De tout façon, ça ne fait de mal à personne.»
Je peux comprendre qu’un père qui allaite soit une réalité singulière, difficile à saisir et je respecte le cheminement de chacun dans sa façon de recevoir cette information. Ça remet beaucoup de choses en question: notre rapport à l’identité, au genre, à l’identité parentale. Ça confronte même certaines personnes trans, qui n’avaient pas jusque-là perçu leur identité en dehors de la binarité: «Si je décide de devenir un homme, ce n’est pas pour ensuite épouser des caractéristiques féminines ou vice versa». J’ai moi-même été soufflée quand Trevor m’a dit qu’il ne s’était jamais senti moins masculin le temps de sa grossesse. Et même si cela devait être nuancé, ça ne prouverait qu’une chose : que Trevor était prêt à faire un sacrifice important pour concrétiser son désir d’avoir des enfants. Le caractère particulier, voire spectaculaire, de son histoire tend à nous faire oublier qu’il s’agissait simplement du moyen le plus sensé pour ce couple de concevoir des enfants.
Par contre, quand vient le temps d’aborder la question du bien-être psychologique des enfants de ce couple, je pense que certains bien-pensants peuvent garder leurs leçons de morale et leur psychologie à cinq sous pour eux-mêmes. Personnellement, je m’inquiète beaucoup plus du bien-être d’un jeune homosexuel évoluant dans une famille intolérante, de la petite fille qu’on ne laisse pas jouer avec des camions ou du garçon qu’on corrige pour ses manières, que pour les enfants de Trevor, qui grandissent dans un foyer aimant et tolérant. Des milliers de facteurs peuvent influencer le bien-être d’un enfant. Ceux qui sont convaincus que l’équilibre d’un enfant repose sur la conformité de la cellule familiale pourront donner des leçons d’éducation aux familles non traditionnelles le jour où ils auront eux-mêmes réussi à protéger leurs enfants de l’homophobie, de l’intolérance et de l’intimidation.
En attendant, je peux vous assurer pour les avoir rencontrés que Trevor et son conjoint sont très soucieux du bien-être psychologique de leurs enfants et qu’ils feront tout pour les protéger des dangers, les premiers étant probablement l’exposition aux jugements intempestifs provenant de personnes qui ne les connaissent même pas.
Par Judith Lussier