Persécutés dans leur pays, de nombreux homosexuels fuient vers l’Europe où l’on peut leur reconnaître le droit d’asile. Encore faut-il qu’ils parviennent à prouver leur homosexualité, un fait difficile à établir.
Fin mars 2015, Christelle Nangnou arrive à l’aéroport de Madrid. Elle a fui son pays, le Cameroun, où elle était recherchée par les autorités en raison de son homosexualité. Le même mois, Aderonke Apata, nigériane, attend la décision de la justice britannique à qui elle demande le statut de réfugiée. Elle aussi est lesbienne, et craint pour sa vie si elle retourne dans le pays qu’elle a quitté il y a plus de 10 ans.
Ni l’une ni l’autre n’ont obtenu l’asile. Elles n’ont pas réussi à convaincre les autorités qu’elles étaient menacées en raison de leur orientation sexuelle.
Chaque année, des centaines d’autres personnes LGBT demandent, comme elles, le statut de réfugié car elles sont ou risquent d’être persécutées dans leur pays: dans pas moins de 76 États, l’homosexualité demeure pénalisée. Depuis un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) rendu en novembre 2013, les homosexuels peuvent officiellement revendiquer appartenir à un «certain groupe social», condition nécessaire pour demander l’asile en vertu de la Convention de Genève.
Avant cette date, certains États avaient pris les devants pour les accueillir. L’avocat Edouard Bera se souvient d’un premier cas traité en France entre 1997 et 1999. Depuis, le nombre de requêtes augmente chaque année, même s’il n’existe pas de statistiques officielles. Encore en 2014, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) note dans son rapport d’activités une hausse des demandes en raison de l’orientation sexuelle de personnes venant de Guinée, du Nigeria, du Sénégal, de Côte d’Ivoire, ou encore du Bangladesh et du Pakistan. Lorsqu’elles arrivent en France, elles doivent «prouver» leur homosexualité à cet organisme, qui rendra un avis favorable ou défavorable pour leur demande d’asile. Mais comment démontrer quelque chose de si intime?
Pas de preuve matérielle possible
Malgré des principes communs édictés par la CJUE et par le Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies (HCR), les procédures de demandes d’asile varient selon les pays. «En France ça se passe d’une certaine manière, ce n’est certainement pas la même chose en Espagne ou au Royaume-Uni», souligne Frédéric Chaumont, coordinateur à l’ARDHIS, Association pour la reconnaissance des droits des homosexuels et transsexuels à l’immigration et au séjour. Cette association accompagne les requérants dans leurs démarches en France: d’abord pour remplir le formulaire de demande, ensuite pour l’entretien avec l’officier de l’OFPRA, et enfin, en cas de rejet, devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA).
L’entrevue à l’OFPRA apparaît cruciale quant à la suite de la demande. L’officier, en face-à-face avec le requérant, va l’écouter, le questionner, pour évaluer la crédibilité de sa demande. Car c’est bien de «crédibilité» dont il s’agit: l’OFPRA ne dispose de guère d’autres preuves sinon celle du récit du demandeur. Certains pays avaient bien tenté d’«objectiver» l’homosexualité par des pratiques d’un autre temps, tels que des «tests de phallométrie» en République tchèque (c’est-à-dire la mesure de l’érection d’un individu face à un porno), des interrogatoires sur les détails de la vie sexuelle des demandeurs , mais la CJUE a condamné ces procédés en décembre 2014, en rappelant que les demandes des personnes homosexuelles devaient être inspectées dans le «respect de la dignité humaine et de la vie privée et familiale». La Cour a aussi interdit aux demandeurs de délivrer, même de leur plein gré, des photographies ou enregistrements d’actes sexuels. Aderonke Apata désespérée, avait par exemple décidé d’envoyer une sextape aux juges.
Faute de preuve matérielle dans la plupart des cas, la réponse de l’OFPRA dépend donc essentiellement de l’«intime conviction» de l’officier en charge du dossier.
Des questionnaires d’homosexualité
«Comment avez-vous découvert votre homosexualité?», «Comment le vivez-vous?», «Comment ça se passe avec votre petit(e) ami(e)?»; certaines questions reviennent souvent durant les entretiens à l’OFPRA ou devant la CNDA, rapporte Edouard Bera:
On est souvent à la limite de la violation de l’intime
Edouard Bera
«On est souvent à la limite de la violation de l’intime, mais ils n’ont pas le choix.»
Ces questions peuvent donc intimider, voire bloquer, d’autant plus chez des personnes qui ont pu subir des traumatismes en raison de leur orientation sexuelle. Edouard Bera se souvient:
«Je m’occupais d’un requérant d’Afrique subsaharienne qui n’a pas réussi à verbaliser son homosexualité; sa demande a été rejetée».
L’ARDHIS tente d’intervenir dans ce genre de situations, résume Frédéric Chaumont:
«Nous apprenons aux demandeurs à ne pas avoir peur de parler, nous les rassurons. On leur explique qu’il n’ont pas à avoir honte, et qu’on ne leur demandera pas de détails de leur vie sexuelle.»
Des clichés dangereux
Les questions détaillées sur la vie sexuelle, beaucoup trop intimes, ont elles aussi été bannies par la CJUE. L’une des raisons est qu’il ne faut «pas confondre sexualité et affect, rappelle Edouard Bera : on peut très bien être homosexuel et avoir des relations hétérosexuelles».
Au Royaume Uni, lors de la demande d’asile d’Aderonke Apata, l’autorité publique a fait valoir qu’étant mère de plusieurs enfants issue d’une relation hétérosexuelle, son homosexualité était contestable.
«On ne peut pas être hétérosexuelle un jour, puis homosexuelle le jour d’après. Tout comme on ne peut pas changer de race» avait expliqué l’avocat Andrew Bird. Comme le notait alors L’Express, l’administration estimait en outre «qu’elle arborait un look jugé « féminin » lorsqu’elle vivait en Afrique, avant d’adopter son style actuel –cheveux courts, vêtements d’homme– après le premier échec de sa demande d’asile. Un style qualifié de « lesbien stéréotypé » par l’avocat.»
C’est contre ce genre de clichés que tente de lutter la direction de l’OFPRA en formant ses agents, assure Patrice Brice, directeur général de l’office:
«Nous avons travaillé avec des associations et les officiers ont notamment suivi une formation avec le HCR, pour établir des lignes directrices.»
Parmi elles: les questions à ne pas poser, celles plus recommandées (même s’il n’y a pas de «formule magique», prévient le HCR), ou les stéréotypes dans lesquels ne pas tomber («un homosexuel ne peut pas être marié»). «Nous apprenons à nos agents à mettre le demandeur en confiance, à prendre en compte certains éléments culturels, et à déconstruire leurs préjugés.»
Des écueils persistants
Tant les avocats que l’ARDHIS reconnaissent le travail difficile de l’OFPRA et de la CNDA. «Ils arrivent à jongler sur cette ligne rouge qui consiste à rentrer dans l’intimité sans poser des questions trop intrusives», observe Edouard Bera, qui note toutefois une meilleure maîtrise des juges de la CNDA que des officiers de l’OFPRA.
Les juges ont parfois du mal à comprendre comment un demandeur d’asile qui vit à Paris depuis quelque temps ne connaît pas le Marais : Alain Enam
Mais des écueils subsistent: «Les juges ont parfois du mal à comprendre comment un demandeur d’asile qui vit à Paris depuis quelque temps ne connaît pas le Marais», note Alain Enam, lui aussi avocat.
Cette question de la fréquentation des «milieux homosexuels», tant dans le pays d’origine qu’en France semble récurrente. «C’est paradoxal puisque beaucoup viennent de pays où l’homosexualité est réprimée, et où il n’y a donc pas de ‘lieux gays’», commente Edouard Bera. L’avocat évoque également un client qui avait découvert son homosexualité vers 40 ans, alors même qu’il avait une famille. «Les juges ont du mal à saisir cela».
L’interprétation est un autre problème notoire, regrette Frédéric Chaumont:
«Les questions sont formulées en français, avec des mots qui se réfèrent à l’orientation sexuelle en français. Or ne serait-ce que le terme « homosexuel » n’existe pas en tant que tel dans certaines langues, ou a un sens plus ou moins connoté».
L’interrogé parfois ne comprend pas la question, ou l’interprète mal: «Je me souviens d’un garçon à qui l’on avait demandé de donner des « détails » sur sa relation, poursuit le coordinateur de l’ARDHIS. Il a pensé qu’on lui parlait de sexualité, il n’a rien voulu dire, et il a été rebouté.»
Frédéric Chaumont déplore en outre le temps que prend l’interprétation sur l’entretien, déjà trop court à ses yeux. «Une heure d’entrevue ne dure effectivement qu’une demie heure si l’on compte la traduction», relève-t-il. Pour répondre à ce problème, Pascal Brice affirme que l’OFPRA formera bientôt des interprètes comme il a formé ses officiers.
Prouver l’homosexualité ne suffit pas
Mais le parcours du requérant ne s’arrête pas ici: s’il parvient à convaincre les autorités de son homosexualité, l’asile ne lui est pas garanti pour autant. Comme il est mentionné dans la Convention de Genève, encore faut-il qu’il atteste qu’il craint d’être persécuté dans son pays, et qu’il ne peut bénéficier de la protection des autorités là-bas. Là encore, les officiers et les juges s’appuient bien souvent sur son récit, mais pas seulement, explique Alain Enam:
«Les officiers et les juges se réfèrent beaucoup aux rapports des ONG qui font état de la manière dont l’homosexualité est perçue par la société.»
Parfois, des certificats médicaux ou des coupures de journaux viennent étayer l’enquête des agents. Christelle Nangnou possédait par exemple l’article d’un quotidien intitulé «La maîtresse d’un groupe de lesbiennes recherchée», agrémenté d’une photo d’elle. L’article qualifiait l’homosexualité de «pratique satanique», mais n’a pourtant pas convaincu l’équivalent espagnol de l’OFPRA.