« Ebranler les hommes » par Christiane Taubira, Garde des Sceaux, ministre de la Justice

Il est triste, infiniment triste, d’achever une année sur les pitreries obscènes d’un antisémite multirécidiviste. Faut-il que son talent soit stérile pour qu’il n’ait d’autres motifs pour faire s’esclaffer des esprits irresponsables ou incultes ou pervers, qu’une tragédie, un génocide, un indicible drame, de ceux dont on sait qu’on ne guérira pas, car rien ne nous consolera jamais des enfants dont la destinée s’est interrompue, brusquement ; et avant même cette violence de la mort industrielle, qui ne distingue pas, frappe sans rien connaître de ses victimes, la violence de l’arrachement, de la malnutrition, de la maladie, du désarroi, de cet inconnu irrationnellement hostile, la violence de la révélation de parents démunis qui ne peuvent protéger que par l’amour. Faut-il frayer avec les monstres pour trouver quelque plaisir à se faire complice, après coup, de ce crime contre l’humanité ? Faut-il avoir rompu avec les hommes pour ne pas être saisi d’effroi à l’évocation de la machination démente qui a organisé le discrédit, la cabale, les rafles, le transport surencombré, la promiscuité, le tri à l’arrivée, l’entassement dans les camps, le rituel macabre de la procession jusqu’aux chambres à gaz ? Faut-il avoir le cœur sec comme une branche tombée depuis des millénaires et pétrifiée, pour ne pas voir un semblable dans l’autre, homme, femme, enfant, celle, celui qui nous manque d’avoir été exterminé par cette froide folie ? « Au nombre des choses capables d’ébranler les hommes, il y a le souci des autres ». Albert O. Hirshman.

Agir. Réfléchir et agir. Relire attentivement la circulaire du 27 juin 2012 pour voir si nous aurions oublié une ligne, une virgule dont dépendrait l’efficacité des poursuites. Examiner note par note ce qui aurait pu être traité différemment, plus sévèrement. Comment faire face à cette nouvelle épreuve pour la démocratie ?

La démocratie s’enorgueillit d’avoir conscience que la justice des hommes est faillible. Pour en limiter les risques, elle a prévu des garanties, l’audience publique, le débat contradictoire, les droits de la défense, l’appel, et même le doute qui doit profiter à l’accusé. Elle a prévu des procédures et convient de leur nullité en cas de non-respect des règles.

C’est sa grandeur, sa supériorité sur les régimes totalitaires ou même simplement autoritaires. C’est aussi sa servitude. Sa vulnérabilité. Mais elle doit être capable de se défendre. La liberté d’expression doit demeurer le principe. Ce principe ne peut servir de paravent à des ignominies. Ce qui relève du débat public doit être débattu. Ce qui relève de la Justice doit être sanctionné. Ces ignominies sont des délits. Elles sont matière pour la Justice. La Justice n’a pas failli. Les procureurs ont poursuivi, les juges ont jugé. Les condamnations sont multiples. Il appartient aux magistrats d’apprécier le degré de gravité qu’induit la multirécidive. Mais il revient aussi à la Justice de veiller à l’exécution de ses décisions. C’est une condition de sa crédibilité et de sa justesse. L’organisation frauduleuse d’insolvabilité est punie par la loi, aux termes de l’article 314-7 du code pénal ; et si elle est avérée, elle doit faire l’objet des diligences nécessaires. Au titre de l’unité de l’Etat, le Trésor public doit être en mesure de procéder, par tous moyens de droit, au recouvrement des sommes dues au regard des décisions de justice.

Sanctionner avec efficacité est indispensable mais ne suffira pas. Pas lorsqu’un pitoyable bouffon spécule davantage sur les dividendes d’un scandale que sur les risques judiciaires.

Ces provocations putrides testent la société, sa santé mentale, sa solidité éthique, sa vigilance. Il nous faut y répondre, car la démocratie ne peut se découvrir impuissante face à des périls qui la menacent intrinsèquement. Il faut donc descendre dans l’arène, disputer pied à pied, pouce par pouce l’espace de vie commune, faire reculer cette barbarie ricanante, la refouler, occuper le terrain par l’exigence et la convivialité.

Car il est hors de question de commencer l’année en « livrant le monde aux assassins d’aubes » (Aimé Césaire).

http://www.huffingtonpost.fr/christiane-taubira/christiane-taubira-dieudonne_b_4534918.html