Education : Benoît Hamon va enterrer les ABCD de l’égalité

Depuis six mois, Farida Belghoul, l’égérie des Journées de retrait de l’école, mène un combat contre un sujet a priori anodin: une formation à l’égalité filles-garçons. Voici comment, maniant la rumeur, attisant les peurs, ralliant des extrémistes de divers horizons, cette pasionaria anti-genre a fait reculer l’Education nationale et le gouvernement.

C’est un colis piégé. Un dossier laissé par Vincent Peillon sur le bureau de son successeur. A manipuler avec une extrême précaution. Benoît Hamon le sait. Il a beaucoup consulté et longuement réfléchi avant de venir exposer son point de vue à Manuel Valls. Le 27 mai, lors d’un tête-à-tête à Matignon, le chef du gouvernement et le ministre de l’Education nationale se rendent à l’évidence : il faut sacrifier l' »ABCD de l’égalité ».

L’expérimentation menée en France depuis septembre 2013 dans 275 écoles primaires ne sera pas généralisée à la rentrée 2014. Les croisés antigenre ont eu la peau de cette formation sur l’égalité filles-garçons destinée aux enseignants. Cible d’une spectaculaire opération de désinformation, ce dispositif est enterré. Le 20 juin au plus tard, le doyen de l’inspection générale aura remis au ministre le rapport d’évaluation. L’acte de décès, que François Hollande a entériné, sera annoncé dans la foulée.

Voilà plusieurs semaines qu’associations et députés questionnent le ministre sur ses intentions. Systématiquement, Benoît Hamon botte en touche. L’ABCD est issu de la convention pour l’égalité, paraphée par six ministres en 2013. Pas simple de jeter à la poubelle cette « grande ambition ». Mais Benoît Hamon a parfaitement joué le jeu de la concertation. Et l’abandon est accepté, y compris par Najat Vallaud- Belkacem, ministre des Droits des femmes.

« Le sujet reste prioritaire, mais il a suscité un tel climat de nervosité que les écoutilles sont fermées, mieux vaut utiliser la médecine douce. Nous travaillerons sur ce sujet différemment », confie le ministre de l’Education nationale. Farida Belghoul peut savourer sa victoire. Depuis six mois, cette ex-figure de la seconde « Marche des Beurs« , en 1984, orchestre une opération de désinformation inédite, les Journées de retrait de l’école (JRE), qui a réussi à déstabiliser institution, enseignants et parents…

Un combat à temps plein

« Allez-vous recevoir des associations d’homosexuels et de lesbiennes? » Directrice d’une école à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), Catherine* ne comprend pas la question posée par cette mère devant la grille de l’école, ce vendredi 24 janvier à 16h30. D’autres parents s’approchent. L’un d’eux sort son portable de sa poche et exhibe un SMS signifiant que l’Education nationale s’apprête à enseigner la masturbation. Le message appelle à retirer les enfants de l’école en signe de protestation. Estomaquée, la directrice rétorque : « Vous pensez vraiment que nous ferions cela? » « Mais c’est écrit ! » s’exclame une mère voilée.

Le lundi 27 janvier, à Lyon, à Strasbourg, à Marseille et en région parisienne, plusieurs centaines de parents n’envoient pas leurs enfants en classe. L’appel au boycott a été relayé par mails, SMS ou tracts distribués à la sortie des écoles, parfois en arabe ou en turc. Les écoles situées en ZEP sont particulièrement visées, notamment là où la présence musulmane est forte. Certaines églises adventistes et quelques imams isolés participent à l’opération. Dans le collimateur : un supposé enseignement de la théorie du genre. En réalité, l’ABCD vise à éradiquer les stéréotypes sexistes véhiculés inconsciemment par les profs. Mais, peu importe, ils sont un symbole, un prétexte idéal pour Farida Belghoul.

Visage grave, traits tirés, l’initiatrice des JRE sourit peu. Absorbée par son combat, cette femme de 56 ans a cessé toute activité professionnelle pour s’y consacrer. Française d’origine algérienne, mère de trois enfants, elle est travaillée par un désir de revanche. Ecoeurée par le PS, qui a récupéré, selon elle, la lutte antiraciste à la suite de la Marche des Beurs, révoltée par un système scolaire français incapable d’apprendre à lire correctement, déçue de ne pas avoir réussi à récolter les fonds pour lancer son association d’aide aux devoirs en 2008. Fâchée surtout avec le pouvoir et ces journalistes aux ordres, qu’elle refuse d’ailleurs de rencontrer.

La théorie du genre, aussi dans le viseur des antimariage gay

Cette femme en colère a déscolarisé ses trois enfants depuis plusieurs années pour faire l’école à la maison. Puis, un jour, elle a décidé de partir en Egypte « pour les sauver et couper tous les ponts avec la France », explique-t-elle dans une interview accordée à Oumma TV. En 2011, après avoir enseigné le français et l’histoire-géographie dans un lycée professionnel de la banlieue parisienne pendant une quinzaine d’années, elle quitte son pavillon de Bezons (Val d’Oise) et s’envole pour Le Caire. Son passage au lycée français de la capitale égyptienne crée des tensions. Après un an d’exercice, elle voit prématurément son contrat rompu. Farida Belghoul rentre au bercail en 2013, « car c’est en France qu’il faut combattre », déclare-t-elle alors. En disponibilité de l’Education nationale, elle entend poursuivre sa lutte contre l’institution.

A son retour, elle tisse des relations avec le polémiste d’extrême droite Alain Soral. Ce personnage sulfureux et provocateur lui a été présenté, selon nos informations, par des voisins de quartier, à Bezons. Sur son site Internet, Egalité et Réconciliation, elle apparaît, pour la première fois, en mai 2013, lors d’une longue interview. En octobre, elle y lance son réquisitoire. « Il est en train de se passer quelque chose de catastrophique à l’Education nationale. Il s’agit de l’introduction de la théorie du genre », déclame-t-elle d’une voix dramatique dans une vidéo.

Farida Belghoul a trouvé l’appui d’Alain Soral

L’opération JRE démarre. Farida Belghoul cherche du renfort. La veille de Noël, la sonnerie du téléphone portable de Ludovine de La Rochère retentit. C’est elle qui a succédé à Frigide Barjot à la tête de la Manif pour tous (MPT) pour éviter l’hémorragie des « cathos tradi ». A l’autre bout du fil, une certaine Meriem se présente comme l’une des têtes de pont des JRE. Elle souhaite lui passer Farida Belghoul pour expliquer l’opération. La théorie du genre est aussi dans le viseur des antimariage gay. En octobre, le mouvement a exigé le retrait de l’ABCD.

Farida se met à rêver. Le renfort de la MPT donnerait un magnifique écho à son coup d’éclat. Elle expose alors ses intentions à Ludovine de La Rochère. Mais la présidente n’embraye pas. L’idée, notamment, de créer un esclandre en faisant entrer un enseignant en jupe dans un établissement n’est pas de son goût. Au mois de février, la présidente de la MPT s’entretient à nouveau par téléphone avec l’instigatrice des JRE. Farida Belghoul souhaite être présente sur un podium de la MPT, à l’occasion d’une manifestation à Lyon. Ludovine de La Rochère réitère son refus.

50% d’absents dans certaines écoles

La première Journée de retrait n’en est pas moins un succès. Dans certaines écoles, on note 50 % d’absents. L’effet de surprise et l’énormité des arguments employés suscitent un écho médiatique et politique sans pareil. A l’époque, Jean-Paul Delahaye, encore directeur général de l’enseignement scolaire, confie à L’Express : « Ce ne sont que des ragots. Tout cela va s’éteindre assez rapidement. » Légère erreur de diagnostic…

Farida Belghoul reste sur le pied de guerre. Sur la page Facebook des JRE, début février, elle récolte environ 20000 like. La rumeur fait des dégâts. A Fontenay-sous-Bois (Hauts-de-Seine), dans une maternelle, la FCPE doit exclure trois parents de sa liste. La présidente du conseil local, encore traumatisée, nous raconte le forcing qu’elle a subi. « Depuis le début de l’année, deux parents faisaient pression pour que je programme une réunion afin de mettre en garde contre la théorie du genre. Comme je tardais, ils ont fini par l’organiser dans mon dos, au nom de la FCPE. Pour ces gens, faire jouer les filles avec des petites voitures, c’est dangereux. »

Quelques semaines plus tard, ces parents militants retirent définitivement leurs enfants de l’école. En février, les comités locaux des JRE se multiplient. Des « comités » ? Il s’agit bien souvent d’une ou de deux personnes isolées. Leur feuille de route militante est extrêmement copieuse. « Comment construire votre communication au cours de votre combat, comment organiser une Journée de retrait, comment recruter les membres de votre comité. » Farida Belghoul cite plusieurs noms d’associations à contacter : Egalité et Réconciliation, Mères veilleuses, Action française, Printemps français… Autant de chapelles qu’elle parviendra à rallier les mois suivants.

Belghoul, Bourges, Boutin, les trois « B »

Christine Boutin fait partie de ses premières prises. « J’ai enfin rencontré une femme, un groupement qui, sans en avoir peur, parlait de la vérité », explique la présidente d’honneur du Parti chrétien-démocrate. « J’attendais cela depuis si longtemps », soupire-t-elle. Porte-parole du Printemps français, Béatrice Bourges, elle aussi catholique médiatique, soutenue, entre autres, par les étudiants d’extrême droite du GUD et l’Institut Civitas, proclame également son soutien aux JRE.

Le 19 février, Belghoul, Bourges, Boutin, les trois « B », tiennent une conférence de presse. Encadrée de ses deux conquêtes, Farida Belghoul harangue l’auditoire. « Aucun Etat ni aucune association ne sont derrière moi et je ne suis pas récupérable », aboiet-elle, faisant allusion aux rumeurs qui courent à propos d’un financement par les Frères musulmans.

Serait-elle alors la créature d’Alain Soral destinée à attirer les musulmans vers sa mouvance ? Ou, au contraire, la patronne des JRE utilise-t-elle la notoriété du polémiste pour doper son action ? Quoi qu’il en soit, sa méthode – conférences, vente de livres, site Internet alimenté quotidiennement par une multitude de montages vidéo et d’interviews-fleuves de l’intéressée – constitue un copiercoller des recettes employées par Soral.

Passé les premiers moments de stupeur, inspecteurs d’académie, directeurs et enseignants ont pris les choses en main pour calmer des parents désinformés et désemparés. Pour Farida Belghoul, la mobilisation devient plus difficile. Signe de cet affaiblissement, elle requiert les services de Dieudonné pour concocter un clip pour son site. Prête à tout pour « vaincre ou mourir », comme le revendique son slogan, elle décide de frapper à nouveau un grand coup. A la fin de mars, dans une vidéo diffusée sur Internet, une certaine

Dalila Hassan accuse une enseignante d’une école maternelle de Joué-lès-Tours (Indre-et-Loire) d’attentat à la pudeur sur des enfants de trois ans. Une institutrice aurait fait déshabiller les petits et leur aurait demandé de se toucher les parties génitales. Le vendredi 28 mars, une centaine de mères piétinent devant l’école pour manifester. Farida Belghoul est là. La police aussi, pour répondre à d’éventuels dérapages. L’Education nationale a porté plainte, mais l’activiste a réussi son coup.

« Depuis toujours, c’est le roi que je préfère »

Dans les semaines qui suivent, l’initiatrice des JRE met le paquet pour gagner l’adhésion de nouveaux groupuscules. Conférence en Allemagne, contacts avec des mères russes… Le 10 mai, rue de la Croix-Nivert, à Paris (XVe), elle est l’invitée d’un rassemblement organisé par le mouvement monarchiste et nationaliste Action française. Les trompettes royales ouvrent la conférence. La voici sur scène aux côtés de Béatrice Bourges et de Guillaume de Prémare, fondateur du collectif Vigi Gender.

Acclamée par un public qu’elle caresse dans le sens du poil, elle s’envole : « Peut-on l’emporter en ayant mis Dieu à la porte ? La France chrétienne est une nécessité pour le monde entier ! » clame-t-elle sous les applaudissements. Le lendemain, emmitouflée dans un épais manteau, la mine solennelle, elle marche aux côtés d’Alain Escada lors d’un défilé royaliste rendant hommage à Jeanne d’Arc « en dédicace à Saint Louis ». « Depuis toujours, c’est le roi que je préfère », explique-t-elle avant de déposer une gerbe de fleurs au pied de la statue de la jeune Lorraine.

A Créteil, le samedi 24 mai, avenue de Verdun, sous une pluie battante, des gros bras postés sur le trottoir devant une pizzeria scrutent le flot de voitures. Ils attendent l’arrivée de Farida Belghoul, invitée par une association familiale catholique. Des militants du Front de gauche, de la Ligue des droits de l’homme et d’EELV l’accueillent par des sifflements. Après une fouille à l’entrée du restaurant, une petite trentaine de personnes, familles avec poussettes, quelques femmes voilées et une ex-maire UDF de Nogentsur-Marne (Val-de-Marne), Estelle Debaecker, assistent à un discours-fleuve de deux heures dans un silence religieux.

Le show cible pêle-mêle Tariq Ramadan, qui n’a pas voulu la soutenir, Alain Finkielkraut et Lionel Jospin. Tendue et fatiguée, la militante se prête ensuite à une séance de dédicace d’un ouvrage pour enfants – Papa porte un pantalon et maman porte une robe, vendu 15 euros. Galvanisée, elle se vante : « Grâce à nous, Vincent Peillon a dégagé. »

L’annonce du retrait de l’ABCD devrait l’enchanter davantage. Certainement pas la calmer. Déjà, l’égérie de la bataille contre un enseignement imaginaire de la théorie du genre fourbit de nouvelles armes : une association des « parents d’élèves courageux » est lancée. L’idée est de disposer d’un ou de deux représentants au sein des conseils de classe. De quoi continuer à distiller la rumeur au coeur même de l’école. Reste à savoir si elle parviendra à ratisser au-delà des groupuscules extrémistes.

* Le prénom a été changé.

Par Libie Cousteau