En Afrique, l’homophobie est un «exutoire pour tous les autres maux sociaux»

INTERVIEW : Le sociologue camerounais Charles Gueboguo rappelle que les  » pratiques #homosexuelles « ont toujours existé sur le continent, et que l’interdiction légale a au contraire été imposée par l’Occident.

Plusieurs personnes ont été arrêtées ces derniers jours en Gambie lors d’une opération visant les homosexuels, selon Amnesty International, qui accuse les autorités gambiennes de les torturer. L’homosexualité reste durement réprimée dans plusieurs pays d’Afrique. En Gambie, un homosexuel est passible de quatorze ans de prison. Il serait pourtant hatif de conclure que l’Afrique est unanimement homophobe, souligne Charles Gueboguo, un sociologue camerounais établi aux Etats-Unis. Chercheur à l’Université du Michigan, il est auteur de Sida et homosexualité(s) en Afrique : analyse des communications de prévention (1).

Nombre de pays africains criminalisent l’homosexualité. L’Afrique est-elle un continent homophobe ?

Il est dangereux de faire une homogénéisation des situations, car l’Afrique n’est pas une structure monolithique. Mais effectivement, il y a une certaine récurrence dans le sentiment anti-homosexualité, expression que je préfère utiliser, car le concept d’homophobie a une historicité liée à l’Occident qu’il ne serait pas approprié d’apposer dans les espaces africains sans distance critique. Beaucoup d’homosexuels africains subissent des insultes, ou sont victimes d’extorsion, de chantage, voire de meurtre. Mais toutes les actions anti-homosexuels ne doivent pas être isolées. Elles sont à mettre en dialogue avec les autres réalités sociales : économiques, politiques et culturelles du continent.

Une partie des Africains pensent que l’homosexualité a été importée sur le continent par les Occidentaux. Qu’en est-il ?

C’est un fait établi que l’homosexualité et les pratiques homosexuelles sont de tous les temps et de toutes les cultures. L’homosexualité existe en Afrique, tout comme les pratiques homosexuelles, qui y ont parfois eu une forte valeur symbolique. Avant les colonisations, voire bien avant le périple de l’esclavage vers l’Atlantique, ces pratiques étaient clairement nommées à certains endroits (comme en Angola ou chez les Azande), et ne l’étaient pas dans d’autres. Mais le fait de ne pas nommer ces pratiques ne signifie pas qu’elles n’existaient pas, contrairement aux croyances populaires.

Les recherches anthropologiques ont fait aussi état de certains rites. Parmi ces rites, on trouvait par exemple le mevungu, au Cameroun. C’était un rituel féminin, convoqué par les hommes quand le gibier se faisait rare ou en cas d’infertilité (du sol ou d’une femme, la fertilité de la femme était alors associée dans les représentations à la celle de la forêt). Une matrone – une femme plutôt âgée ayant fait preuve de fertilité – était alors masturbée par d’autres femmes, puis mimait l’acte sexuel au cours du rite. Vu de l’extérieur, il s’agit effectivement d’une pratique homosexuelle. Mais la pratique n’avait pas lieu pour le plaisir charnel, même si c’est possible que la matrone en ait eu, ne serait-ce que d’un point de vue strictement physiologique. La symbolique y est essentielle.

Il ne faut pas regarder ces pratiques avec un œil occidental du XXIe siècle. Chez les Azande, des petits garçons servaient de femmes de substitution pendant la guerre, puisqu’il n’était pas permis à ces dernières de se retrouver sur les champs de bataille. Les jeunes aides masculins devaient donc s’occuper de la hutte, cuisiner et parfois, au besoin, avoir des rapports sexuels avec leur maître. Il y est également fait état des jeunes qui étaient dotés, manière d’apprentissage à l’art d’être un homme ou un guerrier. Ils étaient donc les «épouses» de ces guerriers jusqu’à ce qu’ils se marient eux-mêmes plus tard à une femme, et pouvaient à leur tour se prendre un jeune amant pour que perdure la reproduction sociale des valeurs masculines de la société. Il s’agissait véritablement d’un mariage entre personnes de même sexe, mais un mariage avec une durée limitée et une symbolique spécifique.

Autre exemple, au Burkina, chez les Moré, il a été rapporté que les rapports hétérosexuels étaient interdits le vendredi. Les chefs n’hésitaient donc pas à avoir des relations avec leurs petits pages ce jour-là en guise de compensation. Certes, ces pratiques n’étaient pas répandues dans toute la société, mais elles ont existé. Il s’agit d’une réalité humaine, qui n’est ni africaine, ni américaine, etc. Beaucoup d’Africains connaissent mal ces réalités. Ils ne veulent pas en entendre parler, peut-être parce que c’est peu confortable et préfèrent rester dans leurs certitudes.

Les Occidentaux ont-ils au contraire importé le sentiment anti-homosexuel ?

L’Afrique vit une paupérisation depuis cinquante ans. La rancœur envers les Occidentaux peut parfois être entretenue par certains politiques qui peuvent voir en la mobilisation internationale pour les droits des personnes homosexuelles une tentative d’imposer ce qui est pensé comme valeur occidentale, manière de dire : «Ils nous ont pillés, maintenant ils veulent nous imposer leurs vices.» Or c’est l’interdiction légale de l’homosexualité qui a été imposée par l’Occident à travers un système législatif qui reproduisait celui en vigueur dans les métropoles d’alors, et non le contraire. Les législations des nouveaux pays africains après les indépendances ont été inspirées par les colons et conçues parfois par ces derniers comme un package de nombreux interdits pour établir de nouvelles valeurs nationales se voulant fédératrices.

Ainsi, par exemple, au Sénégal, la loi contre l’homosexualité est mot pour mot l’ordonnance de juin 1942 signée par Pétain. Ce texte français est par ailleurs lui-même issu d’une loi allemande, elle-même issue du puritanisme victorien. Tout est en interrelation. Mais un individu lambda, qui n’a pas de quoi manger, ne va pas aller regarder tous ces détails. Les raccourcis sont faciles et il est aisé de se dire «les Blancs nous ont imposé leurs vices». Certains Occidentaux continuent par ailleurs de propager le sentiment anti-homosexuel. Les évangélistes américains qui interviennent en Ouganda sont à l’origine de la promulgation de lois répressives à l’encontre des homosexuels. Pourquoi sont-ils venus des Etats-Unis ? Pourquoi l’Ouganda ? On peut avancer qu’ils ont créé un bastion dans ce pays, qui leur sert de prétexte pour véhiculer un pouvoir qu’il n’aurait pas eu autrement chez eux, aux Etats-Unis.

C’est connu, l’Afrique semble être terre de toutes les expérimentations et semble tout aussi incapable de posséder ses propres misères. Dans tous les cas, que ce soit avec l’islam, la chrétienté, etc., il y a des fins politiques. Le but est de mobiliser les gens pour des fins autres. La preuve : ils prétendent vouloir régler tous les problèmes sociaux, mais ne s’acharnent pas avec autant de véhémence contre la corruption, le fossé entre riches et pauvres, la pédophilie (des vieillards qui épousent impunément des jeunes filles parfois prépubères) ou l’excision des filles. Se revendiquer publiquement homosexuel est aussi récent et plus occidental qu’autre chose.

Le sentiment anti-homosexuels est donc utilisé comme une arme politique ?

On assiste effectivement à une problématique de «bouc-émissairisation» qui ne dit pas son nom. Ainsi, tous les homosexuels ne sont pas arrêtés en Afrique. Ceux qui le sont, avec quelques exceptions, sont des personnes qui ne peuvent pas se défendre elles-mêmes, qui ne connaissent pas leur droit, etc. Certains cas sont médiatisés. Il faut donc se poser la question de la temporalité : à quel moment ces personnes sont arrêtées ? Y a-t-il des élections en cours ? Y a-t-il un problème social ?

Il y a aussi les réalités économiques. Les politiques ont souvent joué sur le sentiment anti-homosexuel pour faire oublier les maux et détourner l’attention des vrais problèmes de société. Ils veulent donner l’impression de travailler de manière ardue pour justifier un pouvoir parfois illégitime, ou vu comme telle par les populations. De fait, le problème social majeur devient l’homosexualité, on se dit que tout va mal à cause des homosexuels.

Par exemple, au Cameroun, d’où je suis originaire, il n’y a pas l’électricité ou l’eau courante partout et de façon régulière. L’individu lambda va donc être amené à réagir de la sorte : «Je n’ai pas d’eau, pas d’électricité, mais je peux casser du pédé. Ça va me donner l’impression de ne pas être le zombie que je suis ou que je vais devenir.» Parfois, le mensonge est très gros, et on crée la confusion entre homosexualité et pédophilie. En septembre, un homme a ainsi été arrêté au Cameroun pour avoir consommé du Bailey’s, que les magistrats ont considéré comme une «boisson de femme». Mais le subterfuge passe, la population accepte de l’avaler, pour des raisons de croyance, d’éducation, mais il peut aussi s’agir tout simplement d’un exutoire pour tous les autres maux sociaux. Si on prête aux dirigeants une certaine intelligence, il y a forcément autre chose derrière ce genre d’accusations. L’idée est de fédérer autour d’une «valeur», pour donner un sentiment d’appartenance. La question de l’homosexualité devient alors centrifuge.

(1) Ed. L’Harmattan, 2009,  258 pp, 25 €.

Tatiana SALVAN