Abandonnés par leurs familles, trop âgés pour gagner leur vie sur le trottoir, des centaines de transsexuels se retrouvent SDF, la vieillesse venue. Pour les accueillir, une maison de retraite a été fondée spécialement pour eux en Indonésie, suscitant des remous dans le premier pays musulman de la planète.
Difficile de croire que les deux physionomies ne font qu’une seule et même personne. Derrière Yoti Oktosea, un septuagénaire bedonnant au visage buriné par les années, trône le portrait d’une jeune femme mince et sexy, les longs cheveux noirs caressant de frêles épaules.
Il était alors l’un des plus demandés sur les trottoirs de Jakarta, assure Yoti, se remémorant ses 16 ans de « carrière ». « Mais tout est un peu plus flasque maintenant », lâche-t-il dans un éclat de rire, en remontant sa poitrine.
Aujourd’hui, Yoti n’a plus à arpenter la rue. Comme une douzaine de transsexuels vieillissants, il a trouvé refuge dans ce qui pourrait bien être la première maison de retraite pour transsexuels au monde.
Elle n’est rien de plus qu’une bicoque dont la peinture rose n’arrive pas à masquer la modestie, située au bout d’une ruelle poussiéreuse dans la grande banlieue de Jakarta. C’est en fait la maison de Yulianus Rettoblaut, un transsexuel militant pour les droits de sa communauté.
« Mami Yuli », comme il est affectueusement surnommé, a décidé l’an dernier d’ouvrir une partie de son logement, pourtant déjà pas bien grand, à une douzaine de transsexuels à l’allure de grands-mères qui y dorment sur de vieux matelas posés à même le sol.
« C’est très difficile pour eux. Nombre d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté et ils n’ont souvent pour seule option que de coucher sous les ponts ».
L’ouverture de la maison de retraite représente une nouvelle victoire pour les transsexuels en Indonésie, après la fondation en 2008 à Yogyakarta (centre) d’une école islamique qui leur est spécialement réservée, où ils peuvent étudier le Coran et prier.
Une chose impensable il y a encore peu dans le pays musulman le plus peuplé de la planète, avec 240 millions d’habitants, dont le gouvernement considérait il y a seulement deux ans les transsexuels comme des « malades mentaux ».
Aujourd’hui, les autorités accordent même des subventions à Mami Yuli pour l’aider à maintenir son activité. Cet argent est cependant loin de suffire et les « retraités » sont mis à contribution, cuisinant, dansant et chantant afin de financer nourriture et autres frais de la maison.
« Ils ne peuvent pas rester à rien faire. Ils doivent essayer de trouver du travail pour gagner de l’argent », tranche Mami Yuli, qui a mis en place un programme de cours de cuisine, couture et coiffure.
Les « waria », contraction des mots indonésiens « wanita » (femme) et de « pria » (homme), seraient environ 35.000 en Indonésie, selon la Coalition pour l’Asie-Pacifique de la santé sexuelle masculine.
Relativement bien acceptés par la société – certaines communautés rurales les considèrent comme sacrés – les waria sont plus visibles en Indonésie que dans de nombreux pays occidentaux. La nounou du président américain Barack Obama, quand il vivait enfant dans l’archipel, était ainsi un transsexuel.
Mami Yuli est le pur exemple de ces waria qui ont réussi à se faire accepter. Après 17 ans à se prostituer, il est devenu à 46 ans le seul transsexuel déclaré à décrocher un diplôme de droit, qui plus est dans une université islamique.
Aujourd’hui âgé de 51 ans, Mami Yuli consacre sa vie à la lutte pour sa communauté. En tailleur vert élégant et rouge à lèvres scintillant, ce sont désormais les couloirs des offices gouvernementaux qu’il arpente, à la recherche d’argents publics. Il vient de décrocher des subventions du ministère des Affaires sociales pour l’aider à nourrir et former ses pensionnaires.
Et, fervent catholique, Mami Yuli a également réussi à arracher le soutien de quelques églises chrétiennes. « Eux aussi, ils ont besoin d’être guidés », estime le pasteur Romo Mardi.
A terme, si les finances sont réunies, Yuli rêve de pouvoir héberger les quelque 800 transsexuels âgés que compte Jakarta, et de se faire élire commissaire aux droits de l’homme en Indonésie.
Mais la récente montée de l’islamisme accroît les discriminations, jetant les transsexuels en grand nombre dans la prostitution. 34% des transsexuels de Jakarta sont séropositifs, selon des chiffres datant de 2007 compilés par le ministère de la Santé.
« La loi islamique ne reconnaît que deux sexes: l’homme et la femme », tranche Ali Mustafa Yaqub, du Conseil indonésien des oulémas, plus haute instance religieuse du pays.
Ils « menacent les valeurs islamiques », estime de son côté Habib Salim Alatas, responsable à Jakarta du Front des défenseurs de l’islam (FPI), puissant groupe veillant à l’orthodoxie religieuse qui a déjà fait fermer un concours de beauté « Miss Waria » en décembre.