Myriam Joël-Lauf, sociologue, a fait sa thèse sur la sexualité en prison de femmes. Dans son travail de recherche et dans un papier publié en juillet dans la revue Ethnologie française, elle s’intéresse aux coûts et bénéfices de l’homosexualité dans ces lieux d’enfermement pour sortir d’une «perspective misérabiliste».
«Coûts», «bénéfices», «gains», pourquoi ces termes froids et rationnels pour analyser les relations homosexuelles en prison ?
En tant que sociologue travaillant sur des objets sensibles, il me semble d’abord fondamental de «souffler du froid» sur le «chaud» pour reprendre à mon compte les termes de Michael Pollak. C’est la condition sine qua non pour investir des problématiques qui suscitent de fortes réactions affectives et qui sont associées à de nombreux préjugés (des «préconstructions sociales» pour jargonner un peu) venant entraver la réflexion. Mais surtout, je suis très attachée à une approche de l’individu en tant qu’«acteur social». Pour avoir fréquenté au total une quinzaine de prisons pendant sept ans et rencontré plus d’une centaine de détenues, je peux affirmer aujourd’hui que les conduites des femmes incarcérées ne sont pas surdéterminées par les contraintes carcérales. S’il faut évidemment en tenir compte, il importe néanmoins d’abandonner une perspective misérabiliste. Je pense qu’il est très important de réinscrire l’expérience carcérale des personnes dans leur parcours biographique, mais aussi de s’intéresser aux autres formes de contrôle moins spectaculaires, notamment l’autocontrôle.
La plupart des femmes avec qui vous avez discuté ont-elles découvert ces pratiques homosexuelles en prison ?
Parmi les femmes que j’ai rencontrées, bien peu ont découvert les pratiques homosexuelles au cours de leur incarcération. Il y a en fait un énorme fantasme autour de cette question, y compris au sein de la détention. A entendre les détenues comme les surveillantes, tout le monde aurait viré sa cuti ! On peut recenser une pluralité de facteurs qui favorise ou au contraire qui se dresse contre le développement de l’activité homosexuelle : l’ensemble des pratiques – notamment les violences sexuelles subies par le passé – et des représentations associées à la sexualité et à l’homosexualité, le rapport entretenu à la détention, le rapport aux hommes (la mise en couple avec une femme peut paraître moins propice à l’évolution vers une relation inégalitaire), l’appartenance religieuse et sociale, le moment particulier où les détenues se trouvent dans leur détention (les événements tristes et bouleversants comme le procès ou la maladie d’un proche sont fortement inhibiteurs), etc. La recherche des facteurs déclenchants ne peut finalement se dispenser de celle des facteurs inhibants.
Comme dans les prisons masculines, il semble ressortir des entretiens que cela reste difficile d’assumer son homosexualité pour les femmes dans le cadre de l’enfermement.
On le voit effectivement au travers du trouble identitaire que cela provoque chez elles : elles ne savent plus comment définir leur orientation sexuelle. Elles ne se considèrent pas comme homosexuelles, mais pensent en même temps qu’elles ne sont plus vraiment hétérosexuelles (ce qui montre en creux à quel point ces catégories sont restrictives et devraient plutôt être pensées en continuum). Certaines découvrent pour la première fois le plaisir sexuel, mais elles éprouvent en même temps beaucoup de honte. A fortiori les femmes pratiquantes et/ou issues des milieux populaires, où l’illégitimité de l’homosexualité est toujours marquée. Je pense par exemple à une détenue qui se trouvait si «sale» qu’elle se refusait à embrasser sa mère au parloir. C’est pourquoi je parle de coût identitaire. Par ailleurs il existe une homophobie prégnante au sein des détentions féminines : exclusion, insultes, remarques désobligeantes, moqueries, etc. Les autres détenues opèrent un fort contrôle social sur les conduites homosexuelles de leurs pairs, au demeurant bien plus poussé que celui des agents pénitentiaires.
Quelles sont les stratégies établies par les agents pénitentiaires pour comprendre ce qui relève du viol ou du consentement ?
Les agents pénitentiaires se déclarent très concernés par cette problématique. Ils interviennent immédiatement après avoir été mis au courant de la situation par la victime elle-même ou par d’autres détenues. Ils convoquent individuellement les deux femmes pour les interroger sur la nature de leur relation et les séparent dans le cas où elles partagent la même cellule ou se trouvent dans la même division. Néanmoins l’essentiel de leur action reste préventif. Ils exercent ainsi une surveillance attentive des couples et tentent de s’informer de manière informelle de l’évolution de leurs rapports. Ils appréhendent cette immixtion comme un devoir professionnel car ils se sentent responsables de l’intégrité sexuelle des détenues. Certains éprouvent d’ailleurs un fort malaise à ce sujet car ils considèrent au fond que cela relève de la vie privée des détenues.
La question du viol revient-elle souvent dans les entretiens ?
L’intérêt aux seuls viols éclipse en fait un ensemble de pratiques abusives pouvant être regroupées sous l’appellation plus large de pressions sexuelles : attouchements, chantage, harcèlement sexuel, etc. Une seule de mes enquêtées avait subi une agression sexuelle à proprement parler, mais nombreuses étaient celles qui avaient été confrontées à des pressions sexuelles de la part d’une codétenue au cours de leur incarcération. Il existe en outre des situations de pression sexuelle de longue durée qui s’inscrivent dans une relation conjugale d’emprise, comprenant également des brimades, des humiliations, des agressions physiques et du racket. Cependant, la question des violences sexuelles au féminin souffre d’un tel problème de «dicibilité» sociale qu’il est difficile pour les victimes de les identifier et d’en parler.
Savez-vous si les relations, consenties, continuent après la fin de l’enfermement ?
Pour certaines femmes, la relation perdure de nombreuses années après la libération. Mais a priori, je dirai que c’est plus de l’ordre de l’exception, pour deux raisons. D’abord les femmes peuvent avoir des reliquats de peines très différents, ce qui induit des difficultés pour poursuivre la relation (peur de la tromperie ou de l’abandon, refus d’imposer des visites au parloir à la compagne pendant x années…). Deuxièmement, sans une affirmation identitaire homosexuelle solide, ces femmes sont mal armées pour supporter les différentes formes de stigmatisation associées à l’homosexualité dans la société civile. Donc même si elles trouvent leur relation homosexuelle bien plus satisfaisante émotionnellement et sexuellement, elles seront amenées à renouer avec une activité hétérosexuelle, bien plus légitime socialement.
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