Jim, né Pauline, vit aujourd’hui dans un corps de garçon grâce à des bloqueurs de puberté. Une histoire parmi beaucoup d’autres, les consultations pour dysphorie de genre explosent. Une réalité encore méconnue qui divise les médecins et ravage les parents.
« Tu dois marquer une pause avant de tirer », s’exclame Francesca sur le terrain de basket d’un gymnase rouennais. Sans sourciller, Jim*, 11 ans, s’exécute. Avec application, il marque l’arrêt, puis enchaîne les paniers, avant d’être félicité par ses coéquipiers. Francesca, regard en coin, esquisse un sourire bienveillant. Elle a accepté, il y a un an, d’accueillir ce jeune garçon dans son équipe masculine junior. Sur le terrain, elle est la seule à connaître son histoire. Les autres enfants n’ont pas été informés. « Pas la peine », tranche Jim d’une voix timide, avant d’ajouter : « Enfin, peut-être que les joueuses de l’équipe féminine ont tout cafté… En tout cas, les garçons font comme s’ils ne savaient rien. En réalité, je crois que tout le monde s’en fiche. » Allure, chevelure, attitude, look : Jim a tout d’un petit garçon. « C’est normal, à l’intérieur de moi, profondément, j’en suis un. Depuis toujours. » Impossible de discerner à l’œil nu que, biologiquement, Jim est une petite fille.
Jim, né Pauline*, est le plus jeune enfant transgenre de France suivi par des médecins. « Longtemps, j’ai cru être un garçon manqué. Je ne comprenais pas ce qu’il m’arrivait, alors je me réfugiais derrière ce terme, le seul qui pouvait à peu près correspondre à ce que je ressentais. » Aujourd’hui, Jim sourit de sa naïveté passée. Comme beaucoup d’autres adolescents dans le monde, il présente une dysphorie de genre. Un trouble de l’identité qui conduit certains enfants, dès 3 ou 4 ans, à percevoir « un décalage entre ce qu’ils se sentent être et les attentes de leur entourage fondées sur le sexe qui leur a été assigné à la naissance », explique Erik Schneider, psychiatre et cofondateur de l’association et groupe de parole Intersex & Transgender Luxembourg.
Si les médecins réussissent aujourd’hui à diagnostiquer la dysphorie de genre, ses causes restent énigmatiques. « Qu’est-ce qui explique que mon cerveau se sent profondément homme alors que je suis une femme, et inversement ? Certains disent que c’est biopsychosocial. On n’en sait rien, mais c’est une réalité », explique Bertrand Riff, médecin généraliste et membre du Collectif Santé Trans+. Une réalité qui toucherait environ 1 enfant sur 500, selon diverses estimations. Mais pour le Dr Schneider, saisi par le Conseil de l’Europe afin d’établir un rapport sur la question, les enfants transgenres restent encore trop souvent « invisibles » pour qu’on puisse sérieusement avancer des données chiffrées. Invisibles pour « leurs parents et leur entourage », généralement incapables d’identifier un trouble encore largement méconnu. « On a le sentiment d’être né dans le mauvais corps », résume Jim, qui reconnaît, en fendant les ruelles de Rouen d’un pas guilleret, avoir « grandi plutôt heureux malgré tout, hormis quelques périodes de dépression apparues avec l’arrivée de la puberté ». Une puberté précoce, advenue vers 9 ou 10 ans. Alors, dit-il, « on ressent une véritable haine de soi ».
« Qu’avions-nous mal fait ? »
Entre tocs, stress, angoisses et pensées suicidaires, à mesure que pousse sa poitrine, Jim s’enfonce dans une souffrance suffocante. Accablé, il ne veut plus aller à l’école. Affolé, il s’écrase sous des T-shirts compressifs. Jusqu’au jour où, confrontés à une nouvelle crise de larmes, ses parents décident de le conduire aux urgences. Là, Jim demande à être hospitalisé. Obsédé par ses pensées noires, il craque. Sous le choc, ses parents décident aussitôt de prendre sa détresse à bras-le-corps. Jusqu’alors, confortés par des médecins qui ne parlaient que d’une lubie enfantine, ils refusaient de voir le problème. « Nous étions totalement dans le déni. Nous avons obligé Jim à s’habiller en fille pendant très longtemps, alors qu’il nous disait être un garçon depuis des années. C’était débile », reconnaît aujourd’hui sa mère, Jeanne*, documentaliste.
Des enfants transgenres, les parents de Jim ne savaient rien, ils ne soupçonnaient pas même leur existence. « Quand vous tapez “trans” sur Internet, vous tombez essentiellement sur des sites pornos », s’agace le père de Jim, Frédéric*, informaticien, qui préfère aujourd’hui en rire. « Nous avons surtout découvert à quel point il était difficile d’accéder à une information neutre, pas trash et dépolitisée dans ce domaine », poursuit Jeanne. En deux mois, ils rencontrent tous les experts, aux quatre coins de la France. C’est Tom Reucher, psychologue transgenre installé à Brest, qui saura le premier gérer l’urgence. Une rencontre libératrice pour Jim : « J’étais content. Pour une fois, quelqu’un me comprenait vraiment. » Le soir même, explique Jeanne, « il allait mieux. Il pouvait enfin mettre un mot sur ce qu’il ressentait ». Il savait à présent qu’il pourrait éventuellement entamer une « transition sociale » en changeant de prénom et en assumant une nouvelle identité. Et prendre des traitements appropriés pour soulager sa souffrance.
Mes amis ne m’ont pas fait de réflexion. Pour eux, j’étais déjà un petit garçon – JIM
Pour ses parents, la rencontre a été aussi salvatrice que douloureuse. « Nous voulions sortir Jim de cet enfer, mais nous nous sentions tellement coupables. Qu’avions-nous mal fait ? J’étais dans l’autoanalyse permanente », raconte Jeanne. Frédéric était ravagé de tristesse : « Il fallait quand même réussir à faire le deuil de la petite fille que nous avions depuis dix ans. Ce n’est pas rien. » Aujourd’hui, les parents profitent enfin de l’accalmie, dans leur couple et en famille. L’année dernière, Jim a fait son entrée en 6e sans qu’aucun de ses enseignants ne soit informé de son identité biologique. Hormis le professeur de sport, le principal, qui a su le soutenir dès les premiers jours, et le rectorat. Ses amis d’enfance, eux, ont observé l’évolution de Jim « sans grande surprise. Ils ne m’ont fait aucune réflexion. Pour eux, j’étais déjà un petit garçon ».
Désormais suivi à La Pitié-Salpêtrière, un des trois seuls hôpitaux de France (avec la Fondation Vallée et l’hôpital Robert-Debré) qui prennent en charge les enfants présentant une dysphorie de genre, Jim est aujourd’hui le plus jeune patient auquel sont administrés des bloqueurs de puberté, un « inhibiteur d’hormones » indiqué en cas de puberté précoce. « Je reçois une injection tous les vingt-huit jours, ce n’est pas grand-chose », précise-t-il avec un haussement de sourcil. Un premier traitement minutieusement encadré – et aux conséquences réversibles – administré aux préadolescents et qui leur permet de ne pas subir la transformation de leur corps. En cas d’arrêt des injections, le développement hormonal reprendra son cours initial. Ce qui leur donne le temps de réfléchir calmement à la perspective de démarrer une « transition hormonale » – aux conséquences cette fois irréversibles –, autorisée dès l’âge de 15 ans. « Les médecins ne partent pas à l’aveugle », soulignent Laetitia Martinerie, pédiatre endocrinologue, et Anne Bargiacchi, pédopsychiatre à l’hôpital Robert-Debré. Et de concéder : « Les conséquences d’un blocage de puberté sur une durée longue, de trois ou quatre ans, demeurent relativement obscures », tout en soulignant l’amélioration nette de l’anxiété et des symptômes dépressifs des enfants traités. Les équipes hospitalières et les médecins libéraux qui acceptent de les administrer restent peu nombreux, opèrent avec discrétion. Sans être interdite, la prescription de ces médicaments aux mineurs transgenres n’est pas pour autant autorisée.
Face à ce vide juridique, bon nombre de médecins renoncent à prendre en charge ces jeunes patients. D’autres choisissent d’écarter d’office les bloqueurs de puberté, leur préférant des méthodes dites correctrices ou normalisatrices, des techniques visant à détourner l’attention de l’enfant de son « auto-perception ». Autant de pratiques peu satisfaisantes pour Agnès Condat, psychanalyste et pédopsychiatre à La Pitié-Salpêtrière, qui évoque les désaccords internes au corps médical. Lorsqu’elle valide des « suppressions de puberté », il lui arrive d’essuyer « des critiques acerbes, sur fond de débat sociétal », lance-t-elle. « Le corps médical prend peu à peu conscience de l’importance de prendre en charge ces enfants. Mais pour certains médecins, cela reste choquant. Ils vont pourtant devoir s’habituer », soutiennent à leur tour les Dres Martinerie et Bargiacchi.
Donner une issue à leur isolement
Une vingtaine d’adolescents transgenres bénéficie aujourd’hui du traitement. L’équipe de La Pitié-Salpêtrière assure accueillir jusqu’à un nouveau patient par semaine, et les médecins de l’hôpital Robert-Debré observent une hausse explosive des demandes de consultation. Jusqu’alors, les adolescents de plus de 15 ans présentant une dysphorie de genre, trouble toujours classé parmi les pathologies mentales, étaient dirigés vers l’hôpital Sainte-Anne. « Mais là-bas, ils ne bénéficiaient que d’une consultation tous les trois ou six mois », explique la Dre Condat. Les plus jeunes et leur famille, eux, naviguaient à vue « sans aucun accompagnement ». Reste qu’en France, malgré la prise de conscience d’une frange du corps médical, le déficit de professionnels aguerris et la pauvreté de la recherche sont pointés du doigt. A l’inverse, dans les pays nordiques, aux Etats-Unis et au Canada, les structures d’accompagnement se multiplient. On aménage écoles, camps de vacances et programmes scolaires. Certains pays (Suède, Danemark, Malte, Allemagne) ont déjà supprimé l’obligation de stérilisation. Le Conseil de l’Europe, à son tour, a décidé de réagir en adoptant, fin avril, une résolution visant à interdire toute discrimination à l’encontre des personnes transgenres et à faciliter leur changement d’état civil. « La France laisse se développer des vies chaotiques. Ce n’est pas sans conséquences », s’inquiète Tom Reucher.
Pour certains médecins, cela reste choquant. ils vont devoir pourtant s’habituer à prendre en charge ces enfants – Laetitia Martiniere et Anne Bargiacchi, médecins
Humiliés à l’école, ostracisés par les thérapies normalisatrices, rejetés par leur famille, les enfants transgenres sont encore très nombreux à n’apercevoir aucune issue à leur isolement. Jim aussi pensait être « un cas unique. Quand on est petit, on pense toujours qu’on est seul ». « Dépression, anorexie, automutilations et suicide » deviennent monnaie courante, explique le Dr Schneider. Selon une enquête HES/MAG réalisée en 2009 (par l’association Homosexualités et Socialisme et le Mouvement d’affirmation des jeunes LGBT), 34 % des enfants transgenres âgés de 12 à 17 ans ont « fait une ou des tentatives de suicide ». D’autres doivent affronter la rue ou les foyers d’accueil après avoir été violentés ou mis à la porte par leur famille. « Le parcours d’accompagnement d’un enfant est une démarche lourde et perturbante pour les parents, touchant quelque chose de très intime et douloureux, qui demande beaucoup d’amour de leur part. C’est une atteinte narcissique difficilement supportable. Peu d’entre eux sont capables de l’affronter », explique Serge Hefez, responsable de l’unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à La Pitié-Salpêtrière.
Avant de se jeter, en décembre 2014, sous les roues d’un camion sur une autoroute de l’Ohio, aux Etats-Unis, Leelah Alcorn, 17 ans, née Joshua, a écrit sur son blog : « Je ne savais pas qu’il y avait un mot pour décrire ce que je ressentais. Je savais encore moins qu’il était possible pour un homme de devenir une femme, alors je n’ai rien dit à personne […]. Ma mort doit être comptée parmi celles des personnes transgenres qui se seront suicidées cette année. Changez la société. S’il vous plaît. » Jim, lui, connaît sa chance d’être bien entouré. Et il insiste : « Etre transgenre, c’est juste une différence qu’on peut assumer. Si les autres n’acceptent pas notre choix, tant pis. Il faut simplement tout faire pour aller bien. »
(*) Les prénoms ont été modifiés.