Suite au vote solennel de la loi sur le mariage pour tous, le sociologue Eric Fassin revient sur quatre mois de vifs débats au sein et au dehors du Parlement. Une confrontation qui, a ses yeux, a donné lieu à une dérive antidémocratique, «symptôme de l’évidement de la démocratie», d’une «alternance sans alternative».
Le débat sur le mariage pour tous a-t-il, d’une certaine manière, légitimé l’homophobie en France?
Il l’a surtout rendue visible. C’est un peu comme à l’époque du débat sur le Pacs. Désormais, qui peut prétendre que l’homophobie n’existe pas dans notre pays? L’homophobie n’ose pas dire son nom ; mais aujourd’hui, elle est sortie du placard. Car en France, nul ou presque ne se disait homophobe. Tout le monde revendique d’avoir des amis homosexuels. On nous explique ainsi que l’opposition au «mariage pour tous» n’aurait rien à voir avec l’homophobie, puisqu’il s’agit de mariage, et non d’homosexualité… Il s’agirait seulement de conceptions différentes de la famille et de la filiation.
Même l’Eglise catholique a repris à son compte cette rhétorique. Mais c’est de mauvaise foi: il suffit de lire le dernier Catéchisme, promulgué en 1992, qui condamne l’homosexualité elle-même, en jugeant ces pratiques «contraires à la loi naturelle»: elles «ne sauraient recevoir d’approbation en aucun cas»! La simple tendance homosexuelle serait «intrinsèquement désordonnée»! Bref, s’opposer au «mariage homosexuel», ce n’est pas seulement parler du mariage; c’est aussi parler de l’homosexualité.
Avancer qu’être contre le mariage gay revient à être homophobe n’est-il pas caricatural?
En tout cas, c’est une homophobie en effet – c’est-à-dire que l’exclusion des homosexuels du mariage et de la filiation institue la hiérarchie des sexualités, qui a pour effet de légitimer l’homophobie ordinaire. Certes, en théorie, on pourrait avoir une position sur le mariage homosexuel qui ne révèle rien de ce que l’on peut penser sur l’homosexualité. Je dis bien : «en théorie»… Car il faut examiner les arguments, qui ne tiennent pas. À cette revendication, on objecte en effet la nature. Mais n’est-ce pas suggérer que l’homosexualité n’est pas naturelle, retrouvant ainsi le vieux discours homophobe sur une sexualité «contre-nature»?
On nous dit qu’un enfant doit avoir un père et une mère. Mais que fait-on des mères célibataires? Vous me direz: oui, mais cette réalité de fait n’est pas instituée par la loi. Alors, considérez l’adoption par un célibataire: elle est autorisée depuis 1966. Qui s’inquiétait pourtant? Où était la «Manif pour tous» depuis près de 50 ans? Surtout, quel sens y a-t-il à décrire le mariage comme «naturel»? La famille aussi est une institution sociale, et la filiation n’est pas un fait biologique. Sinon, pourquoi la présomption de paternité dans le mariage, qui attribue l’enfant de la femme au mari?
Bref, si les arguments ne tiennent pas, les raisons de l’opposition sont cachées. D’ailleurs, la droite avance masquée – comme les Hommen… ou avec des pseudonymes, comme «Frigide Barjot»! Le Catéchisme ne condamne pas les personnes homosexuelles, mais les actes homosexuels, et même les tendances. On pourrait faire de même pour l’homophobie: sans condamner les personnes, dénoncer les actes et les tendances…
Et pourtant, la question de l’homophobie était peu évoquée au début de cette mobilisation…
Au départ, l’opposition au «mariage pour tous» se voulait présentable, gentillette et non haineuse. Mieux, il y avait ce que j’avais appelé une inversion rhétorique, comme si l’homophobie endossait les signes de l’homosexualité : la «Manif pour tous» écoutait Abba, s’habillait en rose, paradait son «lycraman»… Mais le ton a changé : l’exaspération a pris le dessus, et les masques sont tombés. La même Frigide Barjot a promis «du sang» à François Hollande, tandis que Christine Boutin évoquait «une guerre civile» et le député UMP Philippe Cochet parlait «d’assassiner des enfants».
Ce n’est donc pas qu’il y ait une différence de fond entre «modérés» et «radicaux»; c’est un changement de ton. L’histoire des plagiats de Gilles Bernheim est, à ce titre, assez révélatrice. Car, si d’un côté, le grand rabbin de France empruntait ouvertement l’expression «écologie humaine» au pape, de l’autre, il plagiait Béatrice Bourge, la fondatrice du «Printemps français». Cette anecdote est tout à fait symptomatique.
De même, lorsque Nicolas Sarkozy s’inquiète de la «traçabilité des enfants», cette référence aux OGM – et ici, aux organismes symboliquement modifiés – rappelle les slogans des opposants les plus virulents au Pacs. Respectables ou non, modérés ou non, les opposants ont utilisé les mêmes arguments et les mêmes mots. Ce n’est donc pas un hasard s’ils se retrouvent côte à côte dans les manifestations, droite et extrême droite mélangées.
Quatorze ans séparent le Pacs du mariage pour tous, qu’est-ce qui a changé?
Ce n’est pas la violence: on a tendance à oublier combien elle était grande au moment du débat sur le Pacs. La grande différence réside dans le fait qu’à l’époque, les partisans de l’égalité des droits étaient extrêmement minoritaires. Sur le Pacs, la gauche était ambivalente, et elle était unanimement opposée à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Ce qui arrive aujourd’hui paraissait tout bonnement impensable.
Ainsi, le rapport de forces a clairement changé, ce qui explique sans doute la virulence actuelle de l’opposition au mariage pour tous. Il y a quinze ans, la gauche était extrêmement divisée sur la question ; aujourd’hui, c’est la droite. Ce qui fournit l’occasion à l’extrême droite de peser très lourd, comme c’était le cas lors du débat sur l’identité nationale.
La relation entre les deux est incarnée notamment par Henri Guaino, en première ligne sur ces deux débats. Et qu’a-t-il proposé comme amendement pour le mariage? Le fait de l’interdire aux couples binationaux, soit une manière de faire le lien avec la politique d’immigration. Ce parallèle permet à l’aile la plus droitière de se faire entendre.
Dans une tribune récente publiée dans Le Monde, vous évoquez une dérive antidémocratique autour du mariage pour tous. Qu’entendez-vous par là?
De l’étranger, tout le monde s’en étonne, et s’en inquiète. Le pays des droits de l’homme se découvre non seulement xénophobe, mais aussi homophobe! Reste à comprendre pourquoi la tentation antidémocratique gagne ici du terrain. Le mariage est le seul point qui distingue clairement la droite de la gauche aujourd’hui, alors qu’il devient difficile de distinguer leurs politiques économiques, ou bien en matière d’immigration. C’est le seul enjeu défini par une alternative politique (pour ou contre). Paradoxalement, c’est donc le fait qu’il soit le dernier terrain proprement démocratique qu’il fait l’objet de ce surinvestissement anti-démocratique.
Prenons l’exemple du voile: ce qui est inquiétant, c’est le consensus qui réunit droite et gauche au nom de la laïcité. Où est l’alternative? Les dérives des opposants au «mariage pour tous» sont donc le révélateur d’un déficit démocratique qui concerne le reste de la vie politique. La démocratie a besoin de choix, d’alternatives; le consensus est plus totalitaire que démocratique!
La loi désormais votée, la «Manif pour tous» a-t-elle un avenir politique? Frigide Barjot a ainsi laissé entendre qu’elle pourrait présenter des candidats aux municipales de 2014.
La droite n’abrogera pas la loi demain en revenant au pouvoir – pas plus qu’elle n’a abrogé le Pacs hier, et pas plus qu’elle n’a abrogé l’ouverture du mariage dans d’autres pays. Autrement dit, les alliés d’aujourd’hui seront vite encombrants. Le problème de la droite, désormais, sera de contrôler ces troupes d’excités… Quant à Frigide Barjot, j’ai du mal à imaginer qu’elle rallie massivement les suffrages aux prochaines élections. Qui votera pour un «pseudo»? Quel parti voudra mettre en avant cette alliée embarrassante? Le kitsch a du bon pour les médias; il est moins bien vu dans la vie municipale…
Reste qu’on n’en a pas fini avec la logique d’extrême-droitisation (qui a fini par diviser la «Manif pour tous», avec l’émergence du «Printemps français» de Béatrice Bourges) – comme en matière d’immigration d’ailleurs. En tout cas, la droite n’a pas tiré les leçons du Pacs. Dès 1999, Nicolas Sarkozy appelait à une nouvelle stratégie pour échapper au piège de la ringardisation: Bachelot plutôt que Boutin. La modernité sexuelle plutôt que le conservatisme.
Mais le «mariage pour tous» a été pour la droite l’occasion d’un retour en arrière: la logique d’opposition au gouvernement était trop tentante! Certes, NKM, mais aussi Fillon, et même Copé finalement, sont restés prudemment en arrière pour ménager l’avenir. Reste qu’il leur sera également difficile de rester hostiles au «mariage pour tous» sans tenir compte de l’évolution probable de l’opinion, et d’y devenir soudain favorables en oubliant leurs mobilisations actuelles: la droite est dans une voie sans issue.
(Eric Fassin est sociologue et professeur au département de Science politique de l’Université Paris 8)
Propos recueillis par Vincent Berthe