Notre amour déraisonnable du débat, un gouvernement qui ne s’assume pas… Sept explications à la passion française sur la question.
La semaine dernière, nous avons publié le témoigne d’un catholique qui racontait pourquoi il ne s’opposait pas au mariage pour tous. Sur Twitter, un utilisateur qui se dit « chercheur en philosophie, professeur, chroniqueur, journaliste » s’est mis à l’insulter :
« Dégage. Tu pourris l’Eglise de l’intérieur avec tes vices. [Tu] Dois être arraché et jeté au feu. »
Le tweet a finalement été supprimé. Mais ça donne le ton : depuis que le débat sur le mariage pour tous a commencé, les messages haineux, violents et viscéraux se multiplient.
En France : zoophilie et inceste
Il y a eu le maire de Sète, qui a parlé des « gays femelles », comme s’il s’agissait d’animaux, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) qui a mis en garde contre « le risque de zoophilie », ou encore le maire du VIIIe arrondissement de Paris, qui a déclaré :
« Et pourquoi interdire plus avant les mariages consanguins, la pédophilie, l’inceste, qui sont encore monnaie courante dans le monde ? »
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’en France le débat n’est pas apaisé. Quand on regarde la façon dont les choses se sont déroulées en Espagne et en Belgique, c’est d’autant plus étonnant. Là-bas, le mariage pour tous est passé comme une lettre à la poste.
Chaque année en Belgique, sur 42 000 mariages, 1 000 sont célébrés entre homosexuels. Tandis qu’en Espagne, depuis le vote de la loi en 2005, 22 442 couples homosexuels se sont mariés. Et plus personne aujourd’hui ne le questionne, comme l’adoption. Tout cela est du domaine de la normalité.
Pour cet article, j’ai interviewé des journalistes belges, un chercheur belge et un journaliste espagnol. Tous m’ont dit à un moment de la conversation combien le débat français les faisait « halluciner ».
Un journaliste espagnol en France : « C’est comique »
Pour Charline Vanhoenacker, journaliste à la RTBF basée à Paris :
« On voit ressortir une France conservatrice, et on est très étonnés de l’ampleur que prend ce débat. »
Ricardo Gutiérrez, journaliste au Soir :
« Oui, on est très étonnés. On a, a priori, l’image d’une France qui établit des barrières fortes entre l’Eglise et l’Etat. Une république laïque. Alors que nous, en Belgique, on reste une monarchie catholique. […]
Ça fait presque rire quand on voit les arguments qui sortent chez vous. La famille qui va se dissoudre, tout ça. Les catholiques de chez nous n’oseraient jamais dire des choses pareilles. »
Comme ces journalistes, David Paternotte, chercheur en sociologie au Fond de la recherche scientifique (FNRS) et auteur de « Revendiquer le mariage gay : Belgique, France, Espagne », ne pense pas pour autant que cette situation soit liée à une spécificité française sur l’homosexualité.
« Je ne crois pas que la France soit un pays plus homophobe que la Belgique ou l’Espagne. »
Comment donc expliquer ce décalage ?
1 En France, on aime la guerre
C’est une tradition française : nous aimons le débat, remarque Charline Vanhoenacker de la RTBF.
« Vous, vous avez vraiment le goût du débat. Pour l’éloquence, pour le bon mot. Et c’est vrai qu’on a cette image du Français qui ouvre sa gueule à tout va. »
Parce que l’essentiel, c’est presque parfois d’être dans un camp, de s’y tenir et de gueuler, et le débat s’emballe souvent. Ricardo Gutiérrez remarque :
« On n’est pas dans une argumentation raisonnable. La guerre compte plus que l’argumentation. »
Il a été étonné du peu de députés français présents à l’audition du mercredi 12 décembre sur le mariage pour tous, par la Commission des lois de l’Assemblée nationale.
Ce jour-là, les députés français étaient censés écouter ce qu’avaient à raconter trois élus européens, dont le sénateur belge Philippe Mahoux (PS), à propos du mariage pour tous, déjà appliqué chez eux.
Charline Vanhoenacker a raconté ce flop total avec humour sur son blog, « les 92 sièges libres », les « petites bouteilles d’eau » esseulées, les députés qui fuyaient.
« Je chope in extremis l’élue avant qu’elle ne s’engouffre dans l’ascenseur :
– A l’UMP, nous réclamons un grand débat national sur le mariage pour tous !
– Dites-moi, c’est mal parti, vous êtes huit dans la salle, dont trois UMP…
– Euh… je vous l’accorde, c’est très dommage… »
2 La responsabilité des médias français
Le chercheur David Paternotte émet l’hypothèse que les journalistes français ont une responsabilité dans la teneur actuelle du débat. Parce qu’ils ont cette tradition de toujours présenter la pensée de manière dialectique, même quand c’est foireux.
« A la fin de l’été en France, les médias étaient en quête d’opposants. Ça tournait souvent à la caricature. N’importe quel curé de campagne qui était contre était interviewé. »
Il parle de la tribune en décembre des psychanalystes Jean-Pierre Winter et Monette Wacquin dans le Monde, « Non à un monde sans sexes ! ».
« C’est un recueil de bêtises, mais c’est publié dans Le Monde, un journal identifié à gauche. »
Il rappelle qu’en Espagne, les médias de gauche ont clairement soutenu le projet de loi. Les opposants ne parlaient que dans les journaux dont ils étaient proches.
Le chercheur pense que cette présence de l’opposition dans des médias où elle n’était pourtant pas attendue a envoyé, en France, « un signe aux opposants ».
« Voilà, mobilisez-vous, il y a encore une possibilité. »
3 En Espagne, le mariage gay, c’était… la modernité
Si en France, les opposants au mariage pour tous parlent parfois zoophilie, consanguinité, inceste et pédophilie, les choses ne se sont pas du tout passées comme ça en Espagne. Andès Pérez, journaliste fondateur de l’agence Sancho Panza, raconte :
« Au moment du vote de cette loi, l’Espagne était en pleine expansion. Elle se voyait dépasser la France en PIB. Barcelone se voyait supplanter New York culturellement. Il y avait beaucoup optimisme. […]
Et le mariage pour tous, c’était le comble de la modernité. Un peu comme le débat sur la question de la marijuana. »
En riant, il s’amuse d’ailleurs de « la cour des vierges effarouchées » en France :
« La loi et le pouvoir sont toujours en retard et il y a beaucoup d’hypocrisie. Où qu’on aille, en France, tout le monde fume des joints à fond, et pourtant vous avez toujours des lois hyper régressives. »
4 En Belgique et en Espagne, des contextes politiques favorables
La souplesse avec laquelle les Espagnols et les Belges ont accueilli cette évolution s’explique aussi par des contextes politiques qui y étaient favorables.
En Espagne, un Zapatero élu par surprise
Mars 2004. Le pays est en pleine campagne d’élections générales. José Luis Zapatero, candidat du parti socialiste, promet que, s’il est élu, il fera passer le mariage gay. Le 11 mars, à Madrid, trois bombes explosent. Le pays ému désavoue la droite de José Maria Aznar et élit Zapatero.
David Paternotte analyse :
« Zapatero avait promis le mariage gay sans penser qu’il serait élu. Mais une fois élu, il a tenu sa promesse et l’opposition n’a pas eu le temps de se structurer. »
En Belgique, une opposition terrassée
Depuis la guerre et jusqu’en 1999, en Belgique, des partis chrétiens avaient la main mise sur le pouvoir (le CVP, le CDH). Or, aux élections législatives et régionales de 1999, entre autres à cause de leur gestion de l’affaire Dutroux, ils ont volé dans l’opposition, et se sont retrouvés encore affaiblis aux élections législatives de 2003.
Sous le choc, ils ne se sont pas vraiment mobilisés contre le mariage pour tous quand il a été adopté en 2003, même si le CDH avait appelé ses élus à voter contre. Ricardo Gutiérrez, journaliste au Soir, dit :
« Ils venaient de reperdre une élection, ils n’allaient pas faire les malins. »
Or, en Belgique, ces partis portaient traditionnellement aussi la voix de l’Eglise.
5 Des rapports à l’Eglise différents
En Belgique, l’Eglise n’est donc pas trop intervenue, explique Ricardo Gutiérrez :
« Normalement, pour se faire entendre, l’Eglise passait par ces partis chrétiens. Elle n’avait pas non plus l’habitude de sortir dans la rue. On était aussi sous le règne de l’archevêque Godfried Danneels, qui était très consensuel. »
Il rappelle qu’historiquement, l’Eglise en Belgique est très modérée, notamment parce qu’elle est en partie financée par l’Etat.
Et du côté de l’Espagne, comment comprendre que la loi soit passée si facilement ? Dans un pays si catholique… Andrès Péres nuance ce qu’il pense être un cliché :
« Cela fait longtemps que l’Espagne fait un travail pour sortir de cette domination de l’Eglise. Cherchez un cinéaste français qui, comme Pedro Almodovar, parle depuis les années 1980 de l’homosexualité, des questions de genre, du troisième genre, de la pédophilie dans l’Eglise…
L’Eglise est en recul depuis trois décennies en Espagne. […] Aujourd’hui, à situations égales, pour un jeune Espagnol dans une ville moyenne, c’est même plus facile d’avoir une sexualité libérée qu’un jeune Français. »
Et puis, dit Charline Vanhoenacker :
« La France, c’est historiquement la fille préférée de l’Eglise. Elle s’en est peut-être éloignée, mais elle reste fidèle à son nom de baptême. »
La stratégie de l’Eglise est particulière en France. En perte de fidèles, « à l’agonie » même, selon le sociologue Olivier Bobineau, elle s’oppose comme dans un élan de fin de course. C’est d’ailleurs ce qu’explique Jean-Louis Schlegel, sociologue, dans nos colonnes ce vendredi :
« Depuis les années 1960, l’Eglise catholique s’oppose de toutes ses forces et frontalement à toute évolution, elle se cramponne à son modèle de la sexualité, du mariage et de la famille comme le pendu à sa corde (en s’adossant curieusement à la loi de la République pour le mariage !), et comme si sa mise en cause était sa propre fin annoncée.
Disons-le : comme si elle avait peur, cette vieille peur de l’anarchie et de ses conséquences qui la poursuit depuis la Révolution française et qu’elle se croit chargée de conjurer. »
6 Une opposition contre la loi structurée et futée
En Espagne, si les arguments de l’Eglise n’ont pas pris, c’est aussi qu’ils n’étaient pas adaptés, note David Paternotte :
« Les arguments étaient trop conservateurs pour être entendus. […] En France, vous avez des gens comme Frigide Barjot qui essayent de donner un côté moderne à l’opposition. »
L’opposition a aussi eu du temps pour se structurer ; notamment parce que le gouvernement lui a laissé du temps. Nicolas Gougain, porte-parole de l’inter-LGBT, estime :
« Personne n’a vu venir Christiane Taubira et ses déclarations à La Croix en septembre. Il y a eu ensuite deux mois de délai avant les auditions parlementaires. On aurait pu gagner du temps. »
7 Des erreurs stratégiques du gouvernement
Donner du temps à l’opposition, c’est l’une des erreurs du gouvernement, mais il y en a eu d’autres.
Il aurait pu s’appuyer sur les textes existants
En Espagne, c’est ce qu’a fait Zapatero : étendre le droit du mariage aux homosexuels. Il n’a pas fait une réforme spécifique. Pour Nicolas Gougain, le choix du gouvernement Ayrault était risqué :
« Il y avait toute une base législative sur laquelle s’appuyer pour ne pas faire un projet autonome. »
Il aurait pu ne pas parler de tout en même temps
PMA, adoption et mariage en même temps, les débats ont été mélangés. Charline Vanhoenacker note :
« Vous, vous faites une sorte de package mariage/adoption, chez nous il y a eu plusieurs étapes. Le mariage a été légiféré en 2003, l’adoption en 2006. Quant à la PMA, elle existait déjà pour les célibataires depuis les années 1980. »
Les bourdes Hollande
Mais ce qui pêche probablement le plus, c’est le comportement du gouvernement et de Hollande.
Contrairement à Zapatero, dont David Paternotte dit qu’il a complètement porté le dossier une fois élu parce qu’il en revendiquait la modernité, François Hollande a parfois eu l’air de douter de certains points.
Sa plus grande erreur sur ce dossier aura été sa sortie sur la liberté de conscience des maires à célébrer les mariages homosexuels :
« La loi s’applique pour tous dans le respect de la liberté de conscience. »
Avec cette déclaration, Hollande a fait un cadeau à l’opposition. Et David Paternotte juge que :
« Les opposants se sont dit : “il n’a pas l’air convaincu. Il y a moyen de négocier”. »
C’est d’autant plus étonnant que, comme le rappelle Nicolas Gougain, pendant sa campagne, à chacun de ses discours, François Hollande avait parlé du mariage pour tous.