« A partir du moment où la personne coche cette case dans le questionnaire pour le don du sang, les choses s’arrêtent là. » Florent Jouinot, chargé de missions stratégiques au sein de l’association VoGay, en a entendu des témoignages. Tous viennent d’hommes qui ont été ouvertement questionnés sur leur orientation sexuelle, alors qu’ils voulaient simplement donner leur sang. D’autres qui, en cochant la case en question, admettaient avoir ainsi eu des rapports sexuels avec des hommes se sont vu opposer une fin de non-recevoir.
Comportements à risque exclus
Entretenir des relations homosexuelles constitue-t-il un risque de transmission du VIH lors d’un don de sang? Selon une prescription du service de transfusion de la Croix-Rouge (Transfusion CRS), la réponse est oui. Le don du sang est dès lors interdit aux hommes ayant ou ayant eu des relations homosexuelles (HSH). Actuellement, c’est Swissmedic, organe suisse de contrôle et d’autorisation des produits thérapeutiques, qui a la capacité de modifier ces mesures restrictives.
Avant de faire un don, un questionnaire permet de déterminer si le donneur a eu un comportement à risque ou non: sont par exemple exclues les personnes consommant de la drogue, pratiquant le sexe contre rémunération ou qui ont voyagé dans des pays fortement touchés par l’épidémie du sida. Et, entre deux lignes, une case : celle réservée aux homosexuels. « Scientifiquement, on obtient une certitude de séronégativité par un dépistage au minimum quatre mois après un rapport à risque », explique Florent Jouinot, « l’admission devrait donc porter sur un questionnement individuel pour savoir si, par son comportement sexuel, une personne s’est potentiellement exposée ou non au VIH durant les quatre derniers mois. »
Preuve scientifique nécessaire
Après un don, chaque échantillon de sang prélevé est systématiquement analysé. « Dans 99,9% des cas on peut détecter le VIH dix jours après que la personne a été exposée », confirme Rudolf Schwabe, directeur de Transfusion CRS. « Mais, dans certains cas, le VIH ne peut pas être détecté avant quatre mois. D’où cette condition dans le questionnaire d’une période de quatre mois sans changement de partenaire sexuel. »
En vue d’alléger les critères d’admission, Transfusion CRS a pris contact avec Swissmedic à plusieurs reprises. Sa dernière lettre date de juin 2015. Mais le message peine à passer. « Sur le principe, Swissmedic et nous avons les mêmes idées: la sécurité la plus élevée possible », explique Rudolf Schwabe. « Par contre, nous n’avons peut-être pas la même vue sur les mesures nécessaires pour assurer cette sécurité. Swissmedic est certainement d’avis qu’avant d’alléger une mesure il faut la preuve scientifique que le risque n’augmentera pas. »
Dans le cas des homosexuels, impossible de mener une enquête de terrain, puisque ceux-ci ne sont pas autorisés à donner leur sang. Une réalité subsiste: le nombre de séropositifs est 30 fois plus élevé chez les HSH que chez les hétéros. Pour Swissmedic, ces chiffres de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) font foi. Porte-parole de Swissmedic, Peter Balzli ajoute: « Cette décision n’a pas été prise à la légère, elle est basée sur des faits scientifiques. Il y a une soixantaine de comportements ou de situations qui mènent à une exclusion du don de sang. Les gens qui ont eu un cancer ou une transfusion, par exemple. Il faut se rendre compte que tous ces groupes sont discriminés. Mais, pour se protéger eux-mêmes ainsi que le reste de la population, les experts ont décidé de les exclure. »
Les politiques s’en mêlent
En mai, une motion déposée au Parlement par Daniel Stolz (PLR/BS) a permis d’engager le débat. Le Conseil fédéral a donné un préavis positif, précisant toutefois que c’était à Swissmedic et à Transfusion CRS de décider des mesures adéquates en adaptant le questionnaire. « La situation bouge. Nous cherchons des solutions qui puissent convenir aux homosexuels, aux patients, au Conseil fédéral, à Swissmedic et à nous-mêmes, ce n’est pas simple. Mais nous avons des idées très claires de la direction que nous voulons prendre », confirme Rudolf Schwabe.
Autre son de cloche du côté de Swissmedic, qui affirme que, si discussions il y a, celles-ci n’amèneront a priori aucun assouplissement. « Si les données scientifiques changent, que de moins en moins d’HSH sont porteurs du virus, les mesures seront modifiées, mais actuellement c’est exactement le contraire », ajoute Peter Balzli. Les discussions devraient se poursuivre cette année et un modèle définitif pourrait être adopté au 1er janvier 2017, selon Rudolf Schwabe. D’autres options? « Il serait possible de lancer une initiative ou un référendum. Le Parlement peut aussi décider d’un changement », avance encore Peter Balzli. « On pourrait facilement changer les choses. Je ne dis pas: faites-le ou ne le faites pas, mais ce sont deux options qui existent. »
Interview de Thierry Delessert, historien, spécialiste de la question
Pourquoi la Suisse n’autorise-t-elle pas les homosexuels à donner leur sang alors que la plupart des pays européens ont franchi le pas?
Pour comprendre la situation actuelle, il faut s’intéresser à la construction historique de cette interdiction en Suisse. Au début des années 1980, l’alerte sanitaire concernant le sida est lancée, et le don du sang est interdit aux homosexuels. Mais les gays ne s’opposent pas à cette mesure. Au contraire: la plupart se sont exclus volontairement, par souci de prévention.
La Suisse est donc un cas particulier ?
En effet, cette volonté de garantir la sécurité de tous est encore ancrée aujourd’hui dans les mentalités de la communauté gay. En France, c’est l’inverse. Le ministre de la Santé a mis en place la loi sans inclure les homosexuels dans le processus de décision. Ils ont réagi en devenant extrêmement militants à l’encontre du système de santé. Cette opposition a joué un rôle dans l’ouverture du don du sang en novembre dernier. Alors qu’en Suisse les restrictions subsistent, car la problématique du don du sang a été construite conjointement par la communauté gay et les organismes de santé publique. D’ailleurs, c’est un collectif de médecins homosexuels qui est à l’origine de l’Aide suisse contre le sida (ASS), collectif qui était soutenu par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP).
Pourtant, il y a des associations en Suisse qui militent activement pour ouvrir ce droit aux homosexuels, comme Pink Cross… Oui, mais c’est seulement depuis trois ou quatre ans que ces associations s’organisent concrètement en Suisse sur ce thème. Ces militants homosexuels sont surtout ceux de la nouvelle génération. Ceux qui n’ont pas connu l’hécatombe du sida. Ils ont une vision du couple plus stable et ont moins de pratiques à risque. Ils ne se sentent pas concernés par le sida car le dépistage s’est démocratisé. Pour eux, cette exclusion n’est pas préventive mais discriminatoire envers les homosexuels: ne pas pouvoir donner son sang revient à ne pas être un citoyen à part entière.
En somme, il y a un fossé entre les générations homosexuelles des années sida et celles d’aujourd’hui.
Tout à fait, et c’est ce qui crée une relative tension en Suisse. Tension entre les personnes qui ont grandi dans le principe d’auto-exclusion et qui campent sur cette position par habitude, et celles de la nouvelle génération qui se sentent discriminées. Tous les homosexuels ne se rangent pas comme un seul homme derrière Pink Cross.
LeMatin.ch
Propos recueillis par Lila Érard.