François Fillon et son ami Poutine

Au sein de la classe politique française, il est celui qui connaît le mieux Poutine. Et l’apprécie le plus. François Fillon a toujours nourri un intérêt poussé pour la Russie. Plus encore depuis qu’il s’est rapproché de son président.

Lundi 7 mai 2012 : lendemain de défaite. Un jour où le téléphone ne sonne plus beaucoup. François Fillon, Premier ministre sortant pas encore sorti de Matignon, reçoit un appel… de Vladimir Poutine. Le dirigeant, réélu président de la Russie deux mois plus tôt, a beau être en pleine séquence d’investiture de son troisième mandat, il prend le temps d’un coup de fil. « Qu’est-ce que tu vas faire maintenant? »

A cette époque, François Fillon demeure encore secret sur ses intentions. Mais il compte sur la discrétion d’un ancien agent du KGB. Poutine sera parmi les premiers à savoir qu’il se prépare à une nouvelle bataille. « Je vais prendre le parti », lui confie-til. Le genre de confidence seulement destinée aux amis?

« Ce n’est pas de l’amitié », assure François Fillon à L’Express. On veut bien le croire tant il en est avare. Le Sarthois a cependant tissé avec celui qui fut son homologue pendant quatre ans une étroite relation. Ou plutôt une connivence de circonstance motivée d’abord par l’ambition. Pour qui a en tête la plus haute marche du pouvoir, se prévaloir de la sympathie d’une pointure de la planète n’est jamais négligeable.

En novembre 2009, les deux hommes déjeunent dans la demeure royale de Rambouillet. Vladimir explique à François comment, chez lui, il est possible d’être président, puis Premier ministre, puis encore président. « C’est un peu plus compliqué en France! » plaisante Fillon.

Du temps de Matignon, celui-ci doit se contenter d’une diplomatie de second rang réservée aux Premiers ministres. Mais il sait se glisser dans les interstices délaissés par un Nicolas Sarkozy débordé, négligeant ou méprisant. Avec Poutine, c’est d’autant plus aisé que le ballet avec le chef de l’Etat français hoquette, surtout en début de mandat.

« Je ne lui serrerai jamais la main » : la fatwa du candidat avant son élection en 2007 n’a pas été suivie d’effet, mais elle laisse des traces que François Fillon ne cherche pas à effacer. « C’était irréparable ! » tranche l’un de ses proches. En cours de quinquennat, Nicolas Sarkozy mise ensuite – à tort – sur Dmitri Medvedev, persuadé qu’il prendrait le dessus sur l’encombrant Poutine. Lors d’un conseil des ministres de 2011, il se félicite même du semi-échec de ce dernier aux élections législatives.
« Je te prends quand tu veux sur les pistes »

François Fillon a échappé au dilemme. En 2008, le président russe achève deux mandats au Kremlin et redevient son alter ego. Le « tu » prend très vite le pas sur le « vous ». Poutine sera l’un des responsables qu’il rencontrera le plus pendant son séjour rue de Varenne, en moyenne deux ou trois fois par an. Des rendez-vous diplomatiques qui, au fil du temps, s’aventurent hors du sentier protocolaire. Autour d’une table de billard, en septembre 2008, dans la résidence officielle de Sotchi.

L’anecdote est connue : Fillon, novice en la matière, marque un point devant un Russe – faussement? – impressionné et, peut-être, facilitateur de l’exploit… Ce que l’on sait moins, c’est le mal de dos dont souffre alors François Fillon, de nouveau tiraillé par une sciatique. Il serre les dents et joue. Il serait dommage de louper un moment de complicité. « C’est un bouledogue, mais il a aussi un côté chaleureux et sensible », analyse Fillon.

Les comparer obligerait à forcer le trait. Mais comme les matriochkas, les fameuses poupées russes, un Poutine peut en cacher un autre. Un Fillon aussi. Ils se placent sans mal, au choix, dans la catégorie des sanguins intériorisés ou des excessifs rentrés, que révèle un goût partagé des sports extrêmes – à une différence près : Poutine risque tout pour une photo, quand Fillon est plus constant dans sa passion de la formule 1 et du ski alpin.

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u printemps 2013, jamais à court d’une marque de bienveillance ou de flatterie, le président Poutine invite Fillon dans sa pompeuse datcha à 10 kilomètres de Moscou. Un honneur protocolaire pour un simple député de Paris. Fillon a perdu un rang, pas un allié. A la fin du dîner, il se voit convié à visiter les « formidables » installations des Jeux olympiques d’hiver, avec ce défi : « Je te prends quand tu veux sur les pistes. »

En décembre 2010, déjà, Poutine avait proposé à un Fillon interloqué de rejouer la représentation du Bolchoï que la délégation française avait manquée à cause d’un vol retardé par un froid sibérien à Paris. Le Français n’abusera pas des bonnes grâces du Russe et laissera les artistes tranquilles. Mais la plus grande attention de Vladimir Poutine relève de l’intime : lorsque François Fillon perd sa mère, il lui offre une bouteille de vin de 1931, millésime de sa naissance.
Le tropisme russe Fillon ne date pas d’hier

S’il s’est épanoui sous l’ère Poutine, le tropisme russe de l’ex-chef du gouvernement est plus ancien. Son premier voyage en URSS remonte à 1986, comme président de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale. Il y retourne deux ans plus tard avec Jean-Pierre Chevènement, ministre de la Défense et autre grand connaisseur du pays. Fillon est « impressionné » par Mikhaïl Gorbatchev et sa rupture politique, la perestroïka. Puis, ministre de la Recherche, il multiplie les contacts et inaugure en 1994 – il n’en est pas peu fier – la première société de lancement de satellites franco-russes.

De crainte d’apparaître sous influence, Fillon apprécie modérément que soit souligné le caractère russophile et russophone de son entourage – une caractéristique rare dans le personnel politique français. Plume d’hier et d’aujourd’hui encore, Igor Mitrofanoff est un descendant de Russes blancs.

L’ex-secrétaire d’Etat Jean de Boishue, agrégé de russe et son conseiller à Matignon, continue à l’abreuver de notes sur l’ancien empire, l’accompagne à chaque fois et joue même les traducteurs occasionnels. Philippe Séguin, dont Fillon fut longtemps le premier lieutenant, ne cachait pas son admiration pour la culture russe et, notamment, pour Soljenitsyne, qu’il créditait d’avoir, par ses seuls écrits, mis fin au communisme.

Aussi Fillon le gaulliste ne cesse-t-il pas de militer pour une « Europe de l ‘Atlantique à l’Oural » et prône un « accord historique d’association », y compris lorsque le Vieux Continent se crispe contre Moscou. « L’ours russe n’est dangereux que quand il a peur », écrit-il en août 2012, dans une tribune très hostile à François Hollande (Le Figaro). Il y réfute les arguments de Poutine contre une intervention en Syrie, mais prend soin de ne pas les juger « méprisables ».

Avocat prudent d’un pays, il devient surtout celui d’un homme. « Au lieu de recevoir Poutine avec des pincettes, s’agace-t-il, le gouvernement français devrait faire preuve d’un peu de courage pour construire une relation de confiance avec la Russie ! » Le point d’exclamation est comminatoire; Poutine, on l’imagine, flatté.
Un excès d’égards envers Poutine, de plus en plus infréquentable

Un an plus tard, Fillon le comblera bien plus encore. En septembre 2013, invité du forum de Valdaï, Fillon se défait de son habituelle bienséance verbale pour intimer à la France de retrouver son « indépendance » dans la crise syrienne. Ce sont surtout quatre lettres qui soulèveront un tollé à Paris. « Cher » Vladimir… Le voilà cloué au marteau, sabré à la faucille pour un excès d’égards envers un président russe de plus en plus infréquentable aux yeux de l’Occident, inquiet d’un autoritarisme grandissant.

« C’est une formule utilisée par n’importe quel dirigeant, Angela Merkel, Barack Obama! » se défend-il encore aujourd’hui. A droite, ses concurrents s’en repaissent. « Par charité, Alain Juppé s’est abstenu de témoigner qu’il avait dérapé, lâche un proche du maire de Bordeaux. Fillon a certes tiré profit d’une situation institutionnelle pour se rapprocher d’un grand de ce monde, mais a-t-il bien choisi ses sujets et son pays? »

Se serait-il laissé convaincre – embobiner, diront d’autres – par les thèses de l’hypnotique président russe ? François Fillon met en avant des discussions très franches. « Dis-moi pourquoi tu soutiens ce salopard de Bachar », lui lance-t-il un jour. Poutine le pointe du doigt : « Tu sais, toi, ce qu’il y a en face? Moi, non, et tant que je ne saurai pas, je ne céderai pas. »

François Fillon affirme cependant que, s’il rejoint le Russe dans son pressentiment d’une victoire des fondamentalistes à Damas, c’est qu’un voyage au Liban, en juillet, l’en a persuadé. A son ami le sénateur de Vendée Bruno Retailleau, il raconte alors : « J’ai mis en garde Poutine, il se prend pour le héraut de l’Occident chrétien! »
« Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, il faut y aller »

Parce qu’il connaît bien l’homme, il veille à ne pas succomber à ses numéros de charme quand ils sont trop flagrants. Au cours d’un dîner à Matignon, en novembre 2009, Frédéric Mitterrand, qui raconte la scène dans La Récréation, cède son siège à Poutine. Celui-ci sort son calepin et cherche à convaincre Fillon d’accepter un deal commercial. En vain. « Avoir arpenté pendant des décennies les marchés agricoles de la Sarthe ne prédispose pas forcément à troquer une ruine industrielle tentaculaire de la Volga contre un paquet d’actions Renault », note le ministre de la Culture de l’époque.

Les enjeux du monde ont toujours intéressé le député de Paris. Mais il faut que la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale se penche sur la Russie pour qu’il prenne la parole – une première à l’occasion de cette centième réunion depuis le début de la législature!

Ce 18 décembre 2013, volontiers professoral, il expose les ressorts de Poutine : « Ce n’est pas quelqu’un qui se contente de relations habituelles avec les chefs de gouvernement. Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, il faut y aller, il faut y passer du temps. Un entretien avec lui, ça ne peut pas durer moins de trois heures. Quand cela se termine par un accord, c’est un accord respecté. »

Poutine serait donc l’homme des gentle-men’s agreements… Pas tout à fait l’image qu’a donnée jusqu’ici le tsar. « Ses défauts, je les connais, mais, du point de vue du fonctionnement de la démocratie, c’est tout de même un progrès », confie François Fillon. Les récriminations européennes seraient d’autant plus déplacées que la Russie « est un cran démocratique au-dessus de la Chine et de nos amis des pays du Golfe ». Lien de cause à effet ?

Pendant cinq ans, il s’abstient de recevoir à Matignon Hervé Mariton, président UMP du groupe parlementaire d’amitié franco-russe, beaucoup plus circonspect sur les avancées humanistes de Poutine et fidèle soutien de l’opposant milliardaire Mikhaïl Khodorkovski. « Khodorkovski est un bandit, il a pillé les coffres de la Russie », martèle un collaborateur de Fillon.

Expertise et clairvoyance expliqueraient également son jugement sévère sur la position actuelle de la France et de l’Europe à l’égard de l’Ukraine. « C’est dogmatique et hypocrite de notre part, alors que nous ne voulons pas de ce pays dans l’Union », s’insurge-t-il, déplorant aussi la présence de personnalités américaines dans les rangs des manifestants antirusses. Relents d’une guerre froide que le meilleur ami français des Russes ne veut pas voir resurgir.

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