Inconnue en France il y a encore quelques mois, la philosophe américaine Judith Butler https://www.stophomophobie.com//theorie-du-genre-judithbutler-repond-a-ses-detracteurs/ a été propulsée sur la scène médiatique à la faveur du débat sur le mariage pour tous. Ses travaux sur le genre n’ont pourtant pas forcément été bien compris.
Historiquement, les grands boulevards de Paris n’ont pas seulement vu s’écouler des flots de piétons et de voitures, ils ont aussi charrié nombre de passions et de grandes causes politiques, surtout lorsque la République a semblé en danger. Le 2 février, la capitale française est redevenue une vaste arène politique.
Près d’une centaine de milliers de manifestants se sont rassemblés, galvanisés par le sentiment de devoir défendre la République. Il ne s’agissait pas, comme par le passé, de menace fasciste ou nazie, ni même du péril rouge ou du totalitarisme. Le danger venait cette fois d’une idéologie autrement plus insidieuse, arrivant – comme par hasard – des Etats-Unis. Une nouvelle menace venait peser au-dessus de la France : la “théorie du genre”.
Aux Etats-Unis, la “théorie du genre” – essentiellement popularisés par les travaux de Judith Butler de l’université de Berkeley – cherchent à démontrer que le genre relève moins d’une différence biologique que d’une construction sociale. Depuis les années 1980, les gender studies sur les inégalités entre les sexes sont monnaie courante aux Etats-Unis dans les cursus de l’étude des arts et de lettres. L’essentiel de ces travaux n’a toutefois jamais dépassé les cercles académiques, aussi est-il pratiquement inconcevable pour les Américains de les contester.
La polémique qu’a récemment suscitée en France cet obscur domaine de la théorie critique constitue un exemple particulièrement fascinant des « problèmes de traduction » liés à l’exportation de produits culturels. Jamais une production culturelle américaine – boudée par le public américain – n’avait suscité autant de passion française depuis Jerry Lewis.
Choux gras
Du jour au lendemain, Judith Butler s’est vue propulser au rang de vedette dans l’Hexagone. Elle avait pourtant commencé à se faire connaître au début des années 1990 avec la parution de son livre Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité (éd. La Découverte, 2006), lui-même inspiré d’études françaises. Ayant grandi avec les œuvres de Jacques Lacan et de Michel Foucault, Judith Butler affirmait que certains traits considérés comme des caractéristiques humaines fondamentales étaient en réalité des qualités malléables formées par les habitudes sociales : ainsi, au lieu d’être entièrement liée à notre nature biologique, notre identité sexuelle est façonnée par ce que les théoriciens appellent les pratiques discursives, à savoir la langue, les vêtements et les conventions culturelles. Ainsi que l’affirmait Simone de Beauvoir, on ne naît pas femme, on le devient. En résumé, Judith Butler enfonçait le clou en soulignant les aspects à la fois subversifs et répressifs de ces constructions de l’individu.
Paru il y a près d’un quart de siècle, le livre de Judith Butler n’a jamais fait s’élever de barricades aux Etats-Unis. Abrités derrière des murs de jargon opaque et de sujets mystérieux, les arts et les lettres y étaient en effet déjà suffisamment isolés du reste de la société. Si Judith Butler est devenue une référence en matière d’études sur les inégalités entre les sexes, il ne restait toutefois pas grand monde en dehors des milieux académiques pour s’intéresser à cette philosophe, disciple de penseurs français.
En France, ses travaux étaient encore moins connus. Depuis janvier 2014, son œuvre fait les choux gras de la presse hexagonale. L’intéressée reconnaît avoir été étonnée – et irritée – par toute cette attention médiatique. Au lieu de s’interroger sur les motivations des manifestants, les journaux se contentent de compter les points « comme pour un match de foot ». Ainsi qu’elle le confie dans un courriel, même les journalistes français « n’essaient pas vraiment de comprendre ce que sont les études de genre avant de lancer leurs propres polémiques ».
L’auteur s’inquiète toutefois davantage des raisons du succès de tous ceux qui caricaturent son travail. « En France, les craintes suscitées par la légalisation du mariage gay touchent au cœur une identité nationale fondée sur des images plutôt fixes et traditionnelles de la famille, de la masculinité et de la féminité », avance-t-elle. Au fond, les manifestants français sont essentiellement mus par la peur du désordre. La “théorie du genre”, poursuit-elle, a été assimilée dans l’esprit de ses détracteurs à une « absence de règles ». En semant le doute sur les réalités biologiques de la différence sexuelle, ces idées ont créé un vide qui semblait menacer à la fois la famille et la nation.
Divisés et déprimés
En d’autres termes, pour beaucoup de Français, la “théorie du genre” est simplement synonyme de chaos. Et les craintes que suscite ce chaos sont compréhensibles aujourd’hui. Alors que leur économie vacille ainsi que leur socle industriel, que le chômage augmente et que la productivité diminue, qu’ils se voient assiégés par la mondialisation et que leurs institutions nationales sont supplantées par l’Union européenne, rarement les Français ont été aussi divisés sur l’identité de leur pays et si déprimés par leurs perspectives d’avenir.
Pour Judith Butler, les problèmes structurels de la France redoublent leurs inquiétudes sur la sexualité et le genre. Incapables de stabiliser leur économie nationale, les manifestants « résument ces problèmes au besoin de stabiliser l’hétérosexualité ». Pour l’heure, et au grand soulagement des manifestants, le modèle traditionnel de la famille avec papa et maman demeure, dernier rempart contre de sombres puissances mondiales. Si la « théorie du genre » n’a pas bien passé l’épreuve de la traduction, la faute en revient peut-être à tous ceux qui ont voulu mettre un nom sur ces forces maléfiques.
Note :Robert Zaretsky est professeur d’histoire de France moderne à l’université de Houston. Il est l’auteur de l’ouvrage intitulé A Life worth living : Albert camus and the quest for meaning. (Harvard University Press) courrierinternational.com
Bravo comme toujours à Alex ! Un dessinateur d’exception 😉