Cara Delevingne, Miley Cyrus, Kristen Stewart, Lindsay Lohan, Miranda Kerr, Anna Paquin… De plus en plus affichée, la bisexualité se conjugue surtout au féminin. Entre affinité d’âme et quête d’un corps miroir, focus sur ce désir qui est bien plus qu’une lubie dans le vent.
La propension à craquer pour ses congénères de l’un ou l’autre genre se conjuguerait-elle donc exclusivement au féminin? «Pas exclusivement, nuance Lorenzo Soldati, médecin psychiatre et chef de clinique à la consultation spécialisée de sexologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Mais le phénomène, surtout si transitoire, serait beaucoup plus fréquent chez les femmes.»
La propension à craquer pour ses congénères de l’un ou l’autre genre se conjuguerait-elle donc exclusivement au féminin? «Pas exclusivement, nuance Lorenzo Soldati, médecin psychiatre et chef de clinique à la consultation spécialisée de sexologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Mais le phénomène, surtout si transitoire, serait beaucoup plus fréquent chez les femmes.»
Visant à radiographier les pratiques des jeunes sous la couette, l’enquête «Génération YouPorn», publiée fin 2013, atteste d’une hausse spectaculaire de la bisexualité sous l’impulsion de la gent féminine. Une hétéro sur cinq âgée de moins de 25 ans y révèle avoir déjà ressenti du désir pour une personne du même sexe. Chez les 15-17 ans, le nombre des bisexuelles a même carrément doublé en l’espace de deux décennies!
Reste que si cette augmentation est très nette, la compréhension du phénomène l’est d’autant moins que les experts eux-mêmes ne sont pas d’accord quand ils abordent le sujet. «Les études épidémiologiques sur la bisexualité sont encore peu précises et discordantes, souligne Lorenzo Soldati. Elle demeure moins étudiée que l’homosexualité. Dans la théorie, cela pourrait se résumer à l’attirance pour les deux sexes. Mais en pratique, comment établir une définition claire?» Effectivement, comment distinguer ceux qui, toute leur vie, aiment aussi bien les hommes que les femmes de ceux chez qui ce double attrait ne dure qu’un temps? Et comment catégoriser ceux pour qui c’est un simple fantasme, sans passage à l’acte? Pas facile de démêler un nœud qu’on ne connaît pas…
Face à ces interrogations, les statistiques ont alors tendance à jouer au yo-yo… Pour Alfred Kinsey, pionnier de la recherche sur cette thématique, 5 à 10% de la population serait homosexuelle, une autre volée de 5 à 10%, hétérosexuelle, l’impressionnante majorité restante étant susceptible de tomber amoureuse de garçons comme de filles. Pourtant, les bisexuels permanents ne constitueraient guère plus de 2% de la population, selon un autre Alfred, dénommé Spira celui-là, qui s’était penché sur la question en 1993. Et dans la version 2015? «Le chiffre de prévalence se situe sans doute entre 15 et 20% pour les expériences sporadiques, sûrement moins pour la bisexualité longue», évalue Laurent Holzer, pédopsychiatre au CHUV. Un rodéo de chiffres qui ne nous éclaire guère sur la dominante féminine.
Un corps qui rassure
Le mieux est peut-être de commencer par le commencement, et de poser la colle à l’inventeur de l’inconscient: ce très cher Sigmund. A en croire Freud, nous naissons tous psychiquement ambivalents sur le plan sexuel, et c’est le contexte environnemental qui exerce ensuite son influence sur notre détermination. Pour ce qui est des femmes, il remarque déjà qu’elles assument plus facilement le fait de désirer les deux genres. Sans l’expliquer, toutefois.
Et si l’attirance pour autrui se conjuguait différemment au féminin et au masculin? C’est l’avis de nombreux spécialistes, parmi lesquels Laurent Holzer: «L’excitation sexuelle féminine se fonde moins sur le visuel que chez les hommes. Elle naît davantage à partir du contexte sentimental et des comportements du partenaire – lesquels seront vus comme aussi attirants que la plastique. Dès lors, les femmes seraient plus enclines à tomber amoureuses d’une personne, avant de désirer un corps sexué.»
Affinité spirituelle, sentiments, certes. Il existe pourtant bien une dimension charnelle dans la bisexualité féminine: une chair, justement, qui serait moins menaçante, plus douce, mieux connue. «Chez les femmes, l’envie d’aller vers une autre dénote souvent une réaction de défense contre le masculin, analyse Philippe Brenot, psychiatre et directeur des enseignements de sexologie et de sexualité humaine à l’université Paris Descartes. Il est facile de le comprendre, puisqu’il y a un vécu traumatique féminin qui n’existe pas chez les hommes: la moitié des femmes hétéros ont déjà subi une expérience sexuelle négative, contre 4% seulement pour ces messieurs.» En clair: ce type de relation permet de flirter avec la jouissance, sans la dimension agressive de la virilité. Etre touchée comme on ne l’avait encore jamais été. C’est tout simplement aborder le plaisir depuis un autre versant. «J’ai échangé un baiser passionné avec ma meilleure amie quand j’avais 23 ans, se souvient Vanessa, jeune trentenaire. A l’époque, notre amitié était ambiguë, nous dormions parfois ensemble avec des pensées troubles… Il y avait du flirt dans l’air. Et un soir, tout en montant un escalier dans un bar, on a craqué et on s’est embrassées. Tant de sensualité, de délicatesse, m’ont fait frissonner. C’était très différent d’un corps à corps avec un mec. Même si je m’intéresse principalement aux garçons, je ressens toujours des papillons dans le ventre en croisant certaines jolies filles.»
Explorer ses désirs en évitant le choc de la pénétration par un pénis. Une démarche qui explique en partie pourquoi les comportements bisexuels s’avèrent si fréquents chez les adolescentes, avant les premiers rapports hétéros. «On commence toujours par approcher le sexe avec la personne qui nous fait le moins peur: autrement dit soi-même, souligne Philippe Brenot. Ici, par un effet miroir, les jeunes filles peuvent apprivoiser leurs envies dans une sorte d’autoérotisme, ce qui est d’autant plus facile qu’on leur accorde volontiers plus d’intimité entre elles qu’on n’en accorde entre garçons.»
L’ultime objet du désir, une femme avec une femme? Oui, et pour quasi tout le monde. D’un côté, les dames, dont «l’un des fantasmes les plus fréquents est celui de faire l’amour avec une autre», précise Philippe Brenot – fantasme «favorisé par le fait qu’historiquement, l’homosexualité féminine a été bien moins persécutée que l’acte de sodomie». De l’autre, les hommes, dont l’imaginaire sexuel inclut volontiers la vision de deux nanas enlacées et nues. Si bien que tout concourt, dans notre société, à un bon accueil de la bisexualité féminine. Pour Michela Villani, sociologue à l’Université de Fribourg et membre du comité de rédaction de la revue «Genre, Sexualité & Société»: «Erotisée dans la pornographie, notamment par le marché du X hétérosexuel, la bisexualité féminine y est essentiellement représentée comme l’objet d’un désir masculin, le trio. Les deux partenaires féminines, si elles ont une pratique homosexuelle dans une première partie, sont rapidement réorientées vers une hétérosexualité au profit du partenaire masculin…» Deux femmes et un homme. Mais jamais, ou presque, deux garçons pour une fille. La bisexualité est ici construite exclusivement comme un fantasme masculin.
Bousculer les codes
«Cette représentation de la (bi)sexualité féminine relève plus d’une construction sociale et d’une logique commerciale que des expériences réelles, poursuit Michela Villani. Mais si, en joignant leurs lèvres devant tout un public, Madonna et Britney Spears en 2014, ou Naomi Watts et Nicole Kidman en juin 2015, savaient pertinemment qu’elles allaient affoler les hormones masculines, leur geste toutefois n’est pas que stratégique.
Il y a bien une sorte de parfum révolutionnaire dans l’air, confirme la sociologue fribourgeoise: «Si l’homosexualité, par son histoire des luttes pour la reconnaissance des droits, intègre une dimension identitaire, la bisexualité a une teneur plus «queer». Sa démarche est ambiguë, son ancrage temporel est limité dans des trajectoires non linéaires: une expérience homosexuelle pourrait se produire à tout moment sans pour autant remettre en question l’hétérosexualité. La démarche est ici de brouiller les frontières.» Cara Delevingne avait en effet déclaré vouloir juste «aimer une personne, se sentir attirée par elle, sans considération de genre.»
Face à des femmes qui font entrer leurs désirs dans une nouvelle modernité, ce sont peut-être ces Messieurs qui ont besoin d’une émancipation sexuelle…
par Nicolas Poinsot