Hassan Jarfi, professeur de religion islamique, est le père d’Ihsane, le jeune homosexuel liégeois victime d’un assassinat homophobe en avril 2012. Aujourd’hui, il publie un livre bouleversant, Le Couloir du deuil, appel à la tolérance et à la lutte contre toutes les discriminations.
Elisabeth Mertens
« Le matin du 21 avril, je me trouve dans le salon quand le téléphone sonne. C’est Ihsane. “Allo Ba ça va ? Maman est là ? Tu peux me la passer ?” Il lui souhaite un bon anniversaire. Le lendemain, un état d’inquiétude s’empare de moi : Ihsane n’a plus téléphoné depuis la veille. Mon cœur n’arrive pas à se calmer… », raconte Hassan Jarfi, le papa d’Ihsane. En effet, son fils n’arrivera jamais au repas d’anniversaire. Le 1er mai 2012, son corps sans vie est retrouvé dans un champ. A la sortie d’un café, à Liège, il a été enlevé par quatre hommes qui l’ont torturé, tabassé à mort pendant des heures. Parce qu’il était homosexuel.
Pour la famille, la souffrance est indicible. Aujourd’hui, Hassan Jarfi se bat. Il a pris sa prépension pour écrire Le Couloir du deuil, un livre où il retrace les événements, évoque l’enfance de cet enfant généreux et altruiste. Il effectue aussi un retour sur sa propre enfance, entre cultures arabes et berbère, son adolescence à Casablanca et son arrivée en Belgique pour faire des études et quitter la pauvreté. C’est un homme érudit qui parle, un professeur de religion islamique, imprégné de la tradition soufie de l’islam dans laquelle l’amour est la clé de toutes les valeurs. Il s’interroge sur l’homosexualité d’Ihsane et sur la logique meurtrière qui a poussé les assassins de son fils; celle de la haine de la différence – homophobie, racisme, islamophobie…
Ce livre de douleur et de douceur, de colère et de sagesse, de réflexion et d’interrogation est un magnifique appel au dialogue, à la connaissance de l’autre, à la justice, à la tolérance.
Pourquoi avoir décidé d’écrire un livre ?
Hassan Jarfi. En fait, je n’ai pas réellement décidé d’écrire le livre, c’est le livre qui a décidé d’être écrit. Un ami m’avait envoyé un poème qui a eu un effet déclencheur. Ce fut comme un jet d’eau qui ne s’arrêtait plus. Il y avait en moi cette douleur qui ne demandait qu’à s’exprimer. J’ai écrit la nuit, pendant tout le mois de Ramadan. Les souvenirs revenaient, se mélangeaient pour former une sorte de tourbillon. Je n’ai plus arrêté.
Ce sont les valeurs de la dignité humaine qui doivent être mondialisées.
L’écriture vous a-t-elle aidé ?
Hassan Jarfi. Je trouve, oui, parce qu’avant, j’étais bloqué par l’événement. Ma pensée ne pouvait pas dépasser le fait qu’Ihsane soit monté dans la voiture de ses assassins, comme s’il y avait un arrêt sur image. J’étais en permanence dans l’obsession de ce moment où il allait monter dans la voiture, et il fallait absolument que je l’en empêche. Ma main se levait toute seule pour intervenir, ça m’arrive encore aujourd’hui, d’ailleurs. Votre inconscient n’accepte pas ce qui est arrivé et il fait tout ce qu’il peut pour maîtriser le temps, maîtriser les événements en revenant en arrière pour recommencer le scénario et changer le cours des choses. C’est ça la véritable douleur, c’est l’anticiper, sentir qu’elle arrive avant même qu’elle soit là. Et c’est terrible. Le livre m’a fait passer à la deuxième étape : j’ai accepté sa mort, maintenant, même si le deuil n’est pas encore fait. Le livre m’a aidé à passer à l’après-événement.
Vous avez orienté votre douleur pour témoigner, pour combattre, pour briser le silence…
Hassan Jarfi. Ma tolérance, ma religion, le fait que je suis papa d’un garçon gay me pousse à agir. Je suis en colère. Ihsane ne me sera pas rendu. Alors je dois maîtriser ma colère et l’orienter positivement. Je ne veux plus me taire. Quelque part, je me sens complice de ce qui est arrivé à mon fils par mon silence, j’aurais dû avoir le courage de défendre, de revendiquer son homosexualité. Il m’est arrivé de subir des remarques désobligeantes sur lui, mais je me fermais au lieu de réagir, parce qu’il s’agissait de mon fils. Ihsane aussi s’est tu, pour ne pas nous faire du mal, pour ne pas m’attirer des ennuis, sachant que je suis professeur de religion islamique et qu’il y a toujours des gens à l’affût des points vulnérables des autres. Nous, nous ne voulions pas rentrer dans sa vie privée, l’obliger à parler de son intimité, même si plusieurs fois on lui a tendu des perches, des poteaux même, pour lui montrer que nous étions prêts à en parler. Chaque fois il me disait : arrête, tu te fais des films, etc. La plupart des homosexuels n’extériorisent pas leur état, tout simplement parce qu’ils savent bien que la société n’est pas prête à les accepter. Ils vont alors dans des endroits où ils ne sont pas jugés, mais alors ils se retrouvent en ghettos.
Il est temps de passer à autre chose, la société – et tout un chacun – doit faire un effort, aller vers eux, les accepter. Nous ne sommes plus au Moyen Age, mais dans une société qui défend les droits de l’homme, où on peut aspirer à une vie meilleure. En des temps de mondialisation, ce sont les valeurs de la dignité humaine qui doivent être mondialisées. On ne peut pas refuser ni la vie ni la dignité humaine à quelqu’un. On ne peut pas tolérer l’intolérance, le fait que l’on maltraite et tue quelqu’un parce qu’il est différent. Il faut être aux côtés des victimes, des humiliés, ne pas devenir complice par le silence. L’injustice nécessite la résistance.
Et on a encore du pain sur la planche.
Si certains viennent inculquer aux enfants des valeurs de haine et de discrimination, ce sera parce que nous avons laissé le champ vide.
Vous écrivez : « La guerre contre l’homophobie est déclarée. » Et vous parlez de trois fronts d’attaque : la famille, l’école, la société.
Hassan Jarfi. Oui, pour que cette lutte soit cohérente, elle doit commencer dans la famille, que l’enfant y entende des discours de tolérance, et non de discrimination. Et puis, au fond, faut-il vraiment parler de tolérance ? On n’est pas ici pour tolérer ou pas, on est là pour vivre ensemble, un point c’est tout. Il ne m’appartient pas de tolérer quelqu’un, parce qu’il ne m’appartient pas de décider qui a le droit de vivre ou non, d’être comme ça ou autrement. Depuis la mort d’Ihsane, j’ai rencontré de nombreux homosexuels, et je peux affirmer une chose : personne n’a choisi de l’être. Reprocher à son enfant d’être homo, c’est aussi absurde que lui reprocher la couleur de ses yeux ou de ses cheveux. C’est une attirance depuis l’enfance, Ihsane a toujours été comme ça. On a pensé qu’il allait changer, mais non. Au fur et à mesure on a compris, on a accepté. Tout parent aimerait bien avoir un fils ou une fille standard, qu’il fasse des études, qu’il se marie comme tout le monde. Avec le temps, j’ai compris que je ne pouvais pas demander ça, que je voulais juste qu’il soit en bonne santé, épanoui, heureux. Et il l’était.
Ensuite, le message du « vivre ensemble » doit passer par l’école. C’est à l’école que Mohammed rencontre Paul et que Fatima rencontre Catherine, c’est là qu’ils apprennent leur différence et c’est là qu’ils vont apprendre à vivre ensemble. Pour l’orientation sexuelle, c’est en général à l’adolescence qu’ils commencent à se découvrir et, s’ils se découvrent homosexuels, c’est l’horreur pour eux. Ils se retirent, se cachent, s’enferment en eux, c’est extrêmement douloureux. Il faut, dès la maternelle, enseigner la culture de la différence, de l’altruisme, de la multi-culturalité, parce qu’il n’y a personne qui ressemble à personne. Et c’est à l’école secondaire qu’il faut taper sur le clou, dans tous les cours, surtout en éducation physique, où un garçon pas assez « viril » subit les moqueries.
Les assassins d’Ihsane l’ont rendu célèbre en le tuant pour une cause dont souffre encore plus du dixième de la population belge.
Et au plan de la société ?
Hassan Jarfi. Il faut promouvoir le « vivre ensemble », susciter la rencontre et la réflexion, lutter contre toutes les formes de discrimination – raciale, homophobe, ethnique, de religion, de sexe… La tolérance zéro doit être effective dans l’appareil juridique, mais aussi être au centre d’un changement des mentalités. L’homophobie n’est toujours pas considérée comme inadmissible. J’ai été récemment contacté par un papa de Mons dont le fils adulte a été suivi par deux gars dans une rue déserte. Ils l’ont tabassé, l’un a crié à l’autre : « Tue-le ! » Il a une fracture du crâne, la mâchoire déboîtée et encore d’autres blessures. Il ne doit la vie qu’à deux jeunes filles qui ont crié et appelé à l’aide, ce qui a fait fuir les agresseurs. Pourquoi des gens pensent-ils que c’est « bien » d’aller « casser du pédé », comme on « cassait du juif » dans le passé ? Mais parce que la société laisse faire, tolère ce type de mentalité ! Au lieu de réagir face aux comportements inacceptables, les gens n’interviennent pas. Tout le monde vit dans le repli sur soi, la peur, l’individualisme. Etre citoyen, ce ne sont pas des paroles en l’air, ce sont des actes qu’il faut poser dans la vie quotidienne. La moindre des choses, c’est d’appeler à l’aide, de crier, de montrer à ces gens-là qu’on n’est pas d’accord avec ce qu’ils sont en train de faire. Ces deux filles-là, elles ont sauvé une vie humaine.
Vous êtes professeur de religion islamique. Or l’homosexualité est un péché dans l’islam.
Hassan Jarfi. Certes, mais il existe un classement dans les péchés. Le péché des péchés, c’est ne pas reconnaître le monothéisme. Après, il y a le devoir de la prière, celui de respecter ses parents, et les autres et les autres… Et il y a des priorités. Pourquoi faut-il juste pointer l’homosexualité chez quelqu’un qui ne l’a même pas choisie ? Est-ce qu’il faut aller détecter d’éventuels des gestes efféminés, espionner la vie privée de gens qui n’embêtent personne ? D’autant plus que maintenant, même en Arabie, les homosexuels commencent à parler plus ouvertement. L’homosexualité a toujours existé, y compris dans la civilisation arabe. Au temps des califes musulmans, ceux des dynasties omeyade et abbasside, ce n’était pas rare. Des lettres d’amour l’attestent, même un poème écrit par un émir des croyants à un de ses ministres.
Vous prônez donc un islam de la tolérance…
Hassan Jarfi. Vous savez, ce n’est pas un islam spécial qui viendrait tout à coup de Mars ! C’est la religion que j’ai apprise enfant, au Maroc. L’islam, c’est la tolérance, l’amour, c’est être authentique, vouloir du bien aux autres. La tolérance de l’islam est méconnue, parce que la pensée islamique est absente même des programmes d’histoire. Or mieux la connaître réduirait le cloisonnement entre les cultures. La méconnaissance crée l’islamophobie qui, avec le racisme, fait des musulmans des citoyens de seconde zone, alors qu’ils sont allés dans les même crèches que les autres, ont vu les mêmes dessins animés et publicités, entendu les mêmes chansons… Personne ne leur dit qu’ils sont des Belges à part entière, on les considère toujours comme des étrangers, comme des immigrés et ça les renforce dans leur cloisonnement, dans les ghettos, dans la marginalité. Or toutes les formes de ghettos produisent de la délinquance, des réactions négatives comme le refuge dans la drogue, dans l’extrémisme ou autres. Par ailleurs, lorsque c’est la finance qui dirige le monde et que l’Etat ne fait plus ce qu’il doit faire, l’appauvrissement s’aggrave terriblement, ce qui ne fait qu’empirer la situation et augmenter la petite criminalité et le nombre de dealers.
Quand j’étais jeune, comme toutes les générations, on aimait bien tout ce qui était interdit, se distinguer des autres en faisant ce que la société n’aimait pas. Mais c’est plus grave pour les jeunes qui sont à la recherche de repères dans une société qui ne les considère pas comme les autres, et les fréquentations peuvent être très néfastes quand on est plus influençable, plus fragile. Non, tout le monde doit rencontrer tout le monde, ne pas rester confiné aux gens de sa communauté, aller partout et être accepté partout. C’est à dessein que j’ai parlé des juifs dans mon livre. J’ai toujours montré à mes élèves que nous n’avons pas de problème avec les juifs, avec la religion juive. On ne peut pas comprendre l’islam sans ce qui l’a précédé, le judaïsme et le christianisme. Pourquoi mettre alors ces barrières entre juifs, chrétiens et musulmans ?
Il faut être aux côtés des victimes, des humiliés, ne pas devenir complice par le silence. L’injustice nécessite la résistance.
Quel accueil recevez-vous dans les écoles où vous allez témoigner ?
Hassan Jarfi. Les jeunes sont extrêmement réceptifs, ils sont prêts à comprendre le message. Ils sont très touchés, me témoignent leur solidarité. Un enfant ne demande qu’à apprendre, surtout des personnes à qui il fait confiance. C’est très important de leur parler. Si d’autres viennent leur inculquer des valeurs de haine et de discrimination, ce sera parce que nous avons laissé le champ vide. En plus, les enfants ne s’attendent pas à ce que ce soit un musulman, surtout un professeur de religion islamique, qui vienne témoigner de l’horreur arrivée à son fils et parler de ce sujet. Si on m’invite, dans n’importe quelle école, j’irai. Je suis d’ailleurs en train de préparer un montage audiovisuel.
Vous et votre famille devrez encore affronter une autre épreuve : celle du procès des assassins de votre fils.
Hassan Jarfi. Ça va être extrêmement dur. J’ai dit à ma femme que j’aimerais bien être à l’hôpital, sous anesthésie, jusqu’à la fin du procès. Je ne veux pas y assister. Vous pourriez, vous, allez écouter des personnes qui vont raconter comment ils ont torturé votre fils pendant des heures ? Je ne veux pas les voir, je ne veux pas penser à ces gens. Avant, j’y pensais tout le temps, j’avais de la haine. Maintenant, je m’en détache. Cela ne me rendra pas Ihsane.
Ce qui importe, c’est continuer le combat, militer pour les minorités, contre l’homophobie. Les assassins d’Ihsane l’ont rendu célèbre en le tuant pour une cause dont souffre encore plus du dixième de la population belge. Mon livre n’est qu’une pierre dans l’édifice. Les droits d’auteur vont aller à la fondation Jarfi Ihsane, qui est en train d’être mise sur pied par d’autres personnes, et dans laquelle j’aurai un rôle symbolique, pour aller dans les écoles, sur le terrain, pour contribuer à enraciner l’éducation à la tolérance et à l’égalité. J’ai aussi demandé à la Ville de Liège que l’on puisse installer un écriteau commémoratif à l’endroit où Ihsane a été enlevé, pour que son nom soit présent, et associé aux victimes de l’intolérance et de la bêtise humaine.
source:ptb.be