Difficile de l’imaginer mais le 24 septembre 1841, le grand sultan de Brunei, Omar Ali, choisit un anglais de 38 ans, ouvertement homosexuel, pour être le gouverneur de Sarawak, l’un des deux États de Malaisie orientale situés sur l’île de Bornéo : Il servira de modèle pour le « Lord Jim » de Joseph Conrad.
Né à Bénarès en 1803, engendré par un père fonctionnaire de la Compagnie anglaise des Indes orientales, après ses études, James entame une carrière militaire. Le mâle Brooke – qui préfère les beaux jeunes hommes aux affriolantes jeunes filles – ne s’en va pas vraiment en guerre, car une blessure le renvoie vite dans ses pénates.
Pirates et chaos
En 1839, il hérite de son père d’une coquette somme qu’il consacre à l’achat d’un navire de 142 tonnes, le Royalist. Au farniente James préfère l’exploration de l’Extrême-Orient pour s’y créer un juteux commerce. Le voilà qui cingle vers l’île de Bornéo placée sous le contrôle du sultan de Brunei. Il aborde au Sarawak, accueilli comme un prince par le rajah Muda Hashim. Manque de pot, il débarque en plein chaos. Le gouverneur de la région, un certain Makota, pille allègrement ses propres administrés avec la complicité des pirates qui sont dans la région aussi nombreux que les moustiques en Camargue. Les habitants du Sarawak, essentiellement des coupeurs de têtes, sont en pleine révolte contre leur gouverneur.
Malgré la situation très chaude, Brooke est conquis par le pays. Aussi, après s’être rendu à Singapour, il revient jeter l’ancre à Kuching, la modeste capitale du Sarawak, en août 1840. Son ami le rajah Muda Hashim lui demande de lui filer un coup de main pour ramener le calme dans le pays, ce qu’il fait avec bonne humeur. Décidé à faire du commerce, il retourne à Singapour pour acheter un deuxième navire, le Swift, et des marchandises afin de les vendre ou de les échanger au Sarawak. Mais il est très peu aussi doué pour les affaires. Ainsi, son prétendu ami le rajah Muda Hashim le berne dans les grandes largeurs en ne lui livrant jamais le minerai d’antimoine promis en échange des marchandises rapportées de Singapour.
Crâne en gage d’amour
Brooke s’implique alors dans la politique locale, prend la défense de la population, qui lui octroie sa confiance. Finalement, le 24 septembre 1841, le grand sultan de Brunei Omar Ali le nomme gouverneur à la place du gouverneur. Quelques mois plus tard (en août 1842), l’Anglais devient carrément rajah. Le fameux rajah blanc. Si Brooke espérait tirer de son royaume de grandes richesses, il déchante immédiatement. Les deux à trois cents Chinois qui prospectent les rivières à la recherche d’or et d’antimoine n’en trouvent que de faibles quantités. À cause de la guerre civile, les différentes tribus manquent de tout et se méfient de tous. Bref, le rajah blanc a un sacré boulot pour remettre le pays sur pied. À force d’obstination, il y parvient cependant, étendant son emprise sur tout le pays. Il sauve même le sultan de Brunei d’une conspiration. En guise de récompense, ce dernier lui offre en 1846 la totale souveraineté sur le Sarawak.
Pendant de longues années, Brooke pacifie ce petit territoire. Il s’attaque notamment à la sale habitude prise par les jeunes guerriers Iban d’offrir une tête à leur promise pour prouver leur valeur. Chez nous, on offre une bague ; là-bas, c’est donc un crâne. Le problème, c’est que cette pratique décime la population mâle de l’île. Les hommes sont de moins en moins nombreux. À tel point que les fiancés doivent se rabattre sur les femmes et les enfants des villages voisins et amis. Après tout, un crâne est un crâne.
Père et célibataire
James Brooke tente de mettre fin à cette charmante tradition. Il interroge les vieux. « Quand je les ai pressés de me dire s’il ne serait pas plus honorable pour la tradition de ne plus l’appliquer, ils m’ont répondu qu’elle existe depuis des temps immémoriaux et qu’ils ne peuvent pas en être dispensés… Ils ont toujours farouchement nié se procurer des têtes autres que celles de leurs ennemis, ajoutant que ce sont de mauvaises gens, destinés à mourir. » En 1846, Brooke finit pourtant par interdire la chasse aux têtes, mais autant interdire aux Corses de mettre le feu au maquis.
Pendant tout ce temps, notre gentleman rajah reste célibataire. On ne lui connaît pas d’épouse dans un pays où le moindre rajah possède un harem à faire défaillir DSK. En revanche, il est particulièrement proche d’un prince local nommé Badruddin, à propos duquel, il écrit : « Mon amour pour lui est plus profond que pour toute autre personne que je connais. » À 45 ans, il aurait également entretenu un lien très, très proche avec Charles T. C. Grant, 16 ans, le petit-fils du septième comte d’Elgin. On lui connaît néanmoins un fils, dont la mère reste inconnue. Il fait élever l’enfant en Angleterre, mais ne lui cédera pas son royaume. Quand, en 1861, fatigué et malade, le rajah blanc décide de rendre son tablier pour rentrer passer sa retraite en Angleterre, il cède son titre de rajah à l’un des fils de sa soeur aînée. Sept ans plus tard, il meurt après trois attaques cérébrales.
Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos
Article original à lire sur lepoint.fr