Chargé de plaidoyer international sur les droits de l’Homme à AIDES, Nicolas Denis analyse les motifs pour lesquels ces pays s’engagent dans cette voie, et revient sur les réactions internationales à la suite de la décision ougandaise.
Un certain nombre de pays à travers le monde est en train de renforcer son attirail législatif pénalisant l’homosexualité, à l’instar de la Russie, du Nigéria ou de l’Ouganda. Dans d’autres pays, cette idée est envisagée par certains, parlementaires ou candidats à la présidentielle (Kenya, Malawi, etc.), alors que cette répression homophobe institutionnalisée contrevient aux traités internationaux ratifiés par ces mêmes pays et qu’elle a de nombreuses conséquences notamment en matière de santé et tout particulièrement de VIH/sida. Chargé de plaidoyer international sur les droits de l’Homme à AIDES, Nicolas Denis analyse, ici, les motifs pour lesquels ces pays s’engagent dans cette voie, et revient sur les réactions internationales à la suite de la décision ougandaise. Interview.
Il y a quelques semaines maintenant, le président ougandais Yoweri Museveni a promulgué une loi anti-homosexualité. En amont de cette décision, les pressions internationales ont été nombreuses et variées – politiques, scientifiques, religieuses – pourtant rien n’y a fait et cette loi est désormais applicable. Comment l’expliquez-vous ?
Nicolas Denis : Même si aujourd’hui on peut considérer que l’action internationale a été un échec en ce qu’elle n’a pas empêché l’adoption de la loi anti-gay en Ouganda, il ne faut pas oublier que la première version de ce projet de loi date de 2009 et qu’il prévoyait alors la peine de mort pour les homosexuel-le-s. La mobilisation internationale avait alors permis d’enterrer ce premier texte après que certains pays (à l’instar du Royaume-Uni et du Canada) aient menacé de couper leurs aides financières si une telle loi était adoptée. Depuis lors, les groupes de pression homophobes n’ont eu de cesse de réclamer sa reprogrammation. Lorsque le projet de loi est revenu au parlement en décembre 2013, la clause relative à la peine de mort a donné lieu à des débats houleux et a fini par être retirée du projet. Même si la loi a finalement été signée par Yoweri Museveni, la pression internationale a permis de repousser de quelques années sa promulgation et d’en « réduire » les peines.
Il me semble que le débat sur la pénalisation accrue de l’homosexualité en Ouganda comme d’ailleurs dans d’autres pays (le Nigéria), recouvre un ensemble complexe d’éléments. Tout d’abord il y a les enjeux électoraux. L’homophobie est un sujet porteur pour de nombreux politiques dans la mesure où ils savent pertinemment que ce sujet va rencontrer l’assentiment de nombreux électeurs qui considèrent l’homosexualité comme une déviance occidentale importée en Afrique. Certains avancent l’hypothèse que l’occident souhaiterait ainsi pervertir la jeunesse africaine et participe d’une politique de « dénatalisation » du continent.
Dans le cas de l’Ouganda, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir des églises évangélistes qui sont extrêmement puissantes dans ce pays et plus largement dans l’Afrique anglophone (bien que l’Afrique francophone ne soit pas épargnée). Le président ougandais est un fervent croyant et il ne faut pas négliger l’important lobby dont il a du faire l’objet de la part, à la fois des églises ougandaises, mais aussi des puissants lobbies évangélistes américains. Il est d’ailleurs important de noter les liens unissant les homophobes occidentaux à ceux des pays en développement. Face à l’avancée des droits homosexuels dans de nombreux pays du Nord, ces groupes ont ouvert de nouveaux fronts au Sud et se sont engagés dans de véritables croisades conservatrices. Le paradoxe, c’est qu’ils sont souvent financés par l’argent public émanant de pays dénonçant les législations homophobes. L’Ouganda en est un exemple saisissant. Le Conseil inter-religieux ougandais, rassemblant des églises protestantes, catholiques et évangélistes, a ainsi reçu plus de 3 millions de dollars de la part du Pepfar américain (Plan présidentiel d’urgence contre le sida) au titre de ses actions de lutte contre cette épidémie et alors que ce conseil soutenait fortement le projet de loi anti-gay.
Qu’est-ce qui explique l’engagement de certains pays africains dans l’adoption de législations homophobes ? Traditionnellement, on avance l’argument que les homosexuels seraient les boucs émissaires permettant à des gouvernements de détourner l’opinion publique des « vrais » problèmes. Est-ce le symptôme d’une défiance plus large en vers l’occident ? Quelles sont les explications à ce phénomène ?
L’adoption de législations homophobes tout comme l’utilisation de la thématique relative à l’homosexualité sert, en effet, souvent des intérêts politiques. La question de la sexualité étant un sujet tabou dans de nombreux pays d’Afrique, les politiques savent que ce sujet ne manquera pas de provoquer un débat qui accaparera l’espace public et permettra ainsi de détourner l’attention des sujets sur lesquels ils n’ont guère de résultats satisfaisants (lutte contre la corruption, chômage, santé, etc.). Ce genre de débats émerge donc souvent lorsque se profilent des échéances électorales. Dans les cas récents du Nigéria et de l’Ouganda, les deux présidents font face à une cote de popularité déclinante et sont confrontés à une opposition grandissante dans leurs propres partis politiques concernant une éventuelle candidature pour les prochaines élections (2015 pour le Nigéria et 2016 pour l’Ouganda). En se faisant les champions de ces lois, qu’ils présentent comme gardiennes des valeurs africaines, ils raffermissent leurs positions au sein de leur parti politique et se garantissent le vote d’électeurs qu’ils n’auraient pas obtenu sur la défense de leur bilan.
Il ne faut pas non plus négliger le fait qu’en faisant face aux pressions de la communauté internationale, ils se présentent comme les garants de l’indépendance africaine, luttant contre l’impérialisme occidental. Ceci même s’ils en viennent à soutenir des législations héritées de l’époque coloniale sous la pression de groupes évangélistes eux-mêmes financés par l’occident. L’homosexualité étant présentée comme non-africaine, lutter contre cette dernière vise à protéger des « valeurs » qui seraient, par effet d’opposition, considérées elles comme africaines.
Il est important d’intégrer que le continent africain est, aujourd’hui, en pleine mutation. L’exode rural y est exponentiel, la révolution des communications relie le continent au reste du monde et cette modernisation rapide n’est pas sans conséquences sur la société et notamment sur la famille. Cette évolution des mœurs explique en partie le succès de la lutte contre l’homosexualité en ce qu’elle apparait comme étant une lutte pour préserver des valeurs, notamment familiales, qui apparaissent aujourd’hui menacées. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la loi anti-gay en Ouganda s’est accompagnée d’une loi visant à interdire la pornographie et de l’annonce de la prochaine interdiction de la fellation, présentée là-aussi comme une pratique non-africaine. Dans les pays d’Afrique francophone, il ne faut pas non plus sous-estimer les conséquences que le débat sur le mariage pour tous a pu avoir. La crispation du débat en France, pays s’enorgueillissant d’être le berceau des Droits de l’Homme, a légitimé le discours des opposants à la reconnaissance des LGBT sur le continent qui ont pu ainsi démontrer que cette question ne faisait pas l’unanimité, même en occident, et agiter la menace d’une déclinaison de ce type d’unions en Afrique.
Enfin, le développement de lois renforçant la pénalisation de l’homosexualité peut être vu comme la conséquence de la visibilité accrue de cette thématique au sein de la société. Dans de nombreux pays africains, des associations de défense des droits LGBT se sont créées, souvent sous couvert de lutte contre le VIH/sida. Ces associations mènent des actions de sensibilisation et de prévention auprès des communautés homosexuelles, concernant la lutte contre cette épidémie, mais aussi concernant les droits de ces populations. Comme le soulignait récemment Edwin Cameron, juge à la Cour constitutionnelle sud-africaine et une des premières personnalités africaines à avoir révélé publiquement son homosexualité et sa séropositivité : « La chose la plus intéressante sur ce qui est en train de se passer ici c’est ce que j’appelle une transition instable. Cela explique la violence de ces réactions, juste au moment où les lesbiennes et les gays africains commencent à se visibiliser. Cela libère de la haine et de la rage mais ce qui est en train d’arriver est irréversible. Les gays et lesbiennes sont en train de prendre conscience de leurs droits, de s’organiser et de s’exprimer ».
Des arguments de santé publique sont avancés par les militants, les autorités internationales de santé, etc. Comment expliquez-vous, alors que ces arguments, pourtant appuyés par des données épidémiologiques et scientifiques, semblent n’avoir aucun effet ?
Je ne serais pas aussi catégorique sur le fait que les arguments de santé publique n’ont aucun impact. Dans les cas récents de l’Ouganda et du Nigéria, il semblerait, en effet, que ces arguments n’ont pas eu l’effet escompté. Cependant les organisations internationales en santé sont actuellement en train de réfléchir à l’attitude à adopter face à ces nouvelles législations et il est encore trop tôt pour connaitre les conséquences que ces lois vont avoir quant à l’allocation des fonds destinés à la lutte contre le sida, par exemple.
Dans de nombreux autres pays ayant une législation condamnant les rapports sexuels entre personnes de même sexe, c’est au nom de ces arguments que des associations de lutte contre le sida peuvent se créer et travailler auprès des LGBT. Le Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose a érigé comme prérequis à l’éligibilité à ces financements le fait d’intégrer les populations vulnérables (hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes, usagers de drogues, travailleurs et travailleuses du sexe) dans les programmes nationaux de lutte contre le sida. Ce cadre permet ainsi à ces populations de faire valoir leurs droits à la santé et plus largement leur offre une tribune pour faire valoir ces droits. Les arguments de santé publique sont donc un élément essentiel à la reconnaissance de ces populations dans des pays pénalisant leurs pratiques.
La promulgation de la loi ougandaise a suscité des réactions assez diverses de la part des Etats-Unis, du gouvernement français, du Danemark, etc. Que pensez-vous de la nature des réactions, de l’efficacité des mesures annoncées ?
Nous sommes face à des législations nouvelles et il n’est pas étonnant de constater la multiplicité des réactions. Actuellement, des concertations ont lieu entre la société civile et les ministères des affaires étrangères des principaux pays donateurs pour définir une stratégie qui ne fragilise pas plus la situation des LGBT sur le terrain et ne pénalise pas la société dans son ensemble non plus. La question de la conditionnalité de l’aide est un débat périlleux en ce qu’il peut être contre-productif. En effet, si un pays annonce qu’il suspend son aide au développement en raison d’une loi violant l’universalité des droits de l’Homme mais pénalisant un groupe spécifique de personnes présenté comme indésirable, il est fort probable que cela renforce le rejet de ce groupe et en face un bouc émissaire tout désigné. Par ailleurs, dans le cas des lois renforçant la pénalisation de l’homosexualité il faut être d’autant plus prudent que nous sommes face à des pays qui ne respectent pas les droits de leur propre peuple. Le fait de suspendre l’aide au développement lorsque ces violations des droits touchent les LGBT peut renforcer l’idée que ces derniers sont soutenus par l’étranger et accréditer l’idée que l’homosexualité est une déviance occidentale.
Y a-t-il eu des réactions de pays africains ? Autrement dit, la décision ougandaise a-t-elle choqué ailleurs qu’en occident ?
Il y a eu, en effet, des réactions africaines à l’annonce de ces législations (Ouganda, Nigéria), cependant ces réactions n’étaient pas des réactions officielles de gouvernements, mais le fait de membres de gouvernements ou de personnalités reconnues. La ministre éthiopienne de la Jeunesse, des Femmes et des Enfants, Zenebu Tadesse, a condamné par un tweet, qui a fait polémique, la ratification par le président ougandais de cette loi, précisant que ce n’était pas l’objet des gouvernements de statuer sur les tenues vestimentaires ou la sexualité de leur peuple. Son tweet a cependant été effacé quelques heures plus tard et le gouvernement a fait état d’un piratage du compte de la ministre.
Desmond Tutu, archevêque anglican sud-africain et prix Nobel de la paix, a comparé cette loi aux lois de l’apartheid condamnant les personnes en raison de leur couleur de peau. La Commission sud-africaine des droits de l’Homme a publié un communiqué condamnant la promulgation de cette loi et appelant le gouvernement sud-africain à faire de même. Le gouvernement sud-africain a répondu qu’il consulte actuellement ses représentants dans les capitales africaines avant de se prononcer. Speciosa Wandira-Kazibwe, ancienne vice-présidente ougandaise et actuelle envoyée spéciale des Nations-Unies sur le VIH/sida a fermement condamné la signature par Yoweri Museveni de cette loi. Elle a souligné que cette dernière alimentait la discrimination, la stigmatisation et mettait en péril la lutte contre le sida et a assuré la communauté LGBT de son plein soutien. Enfin des manifestations contre la signature par le président ougandais de cette loi ont eu lieu au Kenya et l’ancien premier ministre de ce pays, Raila Odinga a publiquement fait état de son opposition à cette loi.
Dans la seconde partie de cette interview à venir sur Seronet, Nicolas Denis reviendra notamment sur les conséquences directes en Ouganda de la nouvelle législation anti-homosexualité, les moyens d’action dont disposent les militants en Afrique et ailleurs, les conséquences en matière de droit d’asile puisque des personnes LGBT sont désormais menacées directement par les lois de certains Etats.
http://www.seronet.info/article/homophobie-detats-des-pays-dafrique-en-pleine-derive-66366