Du 30 janvier au 3 février prochain se tiendra à Paris le symposium international « Homosexualité communiste 1945-1989 », co-organisé avec l’historien Jérôme Bazin et le sociologue Arthur Clech, pour étudier les différentes formes sociales, politiques, légales et artistiques dont l’homosexualité a été la cible dans les contextes est-européens, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique.
Avec plus d’une trentaine de chercheurs venus du monde entier, les échanges autour de ces sujets seront l’occasion « d’une réflexion générale sur les modèles, les corporéités, les langages, et bien évidemment les structures sociales et politiques où les homosexualités ont trouvé une zone de répression et d’expression mêlées. »
Le public pourra également découvrir et rencontrer des artistes contemporains tels que Jaanus Samma (pavillon estonien à la 56e Biennale de Venise) et Karol Radziszewski (PERFORMA 13, New York).
Présentation des enjeux
À partir de l’année 1985, la milice de la République populaire de Pologne mène l’« Opération Jacinthe » (Akcja Hiacynt), une action politique ayant pour but d’inventorier tous les homosexuel-le-s du pays ainsi que leurs entourages. Pendant les deux années d’investigation, une liste de 11 000 personnes est ainsi constituée. Sous couvert d’un argumentaire à dimension médicale (en pleine menace d’expansion de l’épidémie du SIDA), cette action a pour conséquence de développer une surveillance accrue de la part de l’Etat mais aussi, en réaction, de pousser des citoyens à revendiquer de plus en plus fort leur volonté d’émancipation sociale – les homosexuel-le-s voulant désormais échapper au chantage et définir leur place dans une société civile polonaise en pleine mutation.
Cette opération est l’un des épisodes d’une riche histoire de l’homosexualité que ce colloque se donne pour vocation d’étudier, au croisement de plusieurs histoires : juridique, politique, sociale et artistique.
Le traitement juridique des homosexuels, qui conditionne en grande partie leur définition, apparaît d’emblée variable d’un pays à l’autre : l’homosexualité est par exemple dépénalisée en Hongrie dès 1961, alors qu’elle ne l’est que bien après la chute du communisme en Roumanie, en 1996, ce qui renvoie aux évolutions générales de chacun des régimes (la Roumanie de Ceaușescu étant bien différente de la Hongrie de Kàdàr).
L’histoire politique de ces régimes est marquée, du début à la fin, par l’exigence de maintenir « l’ordre socialiste ». Et, à la suite notamment des déclarations comminatoires de Gorki sur la « vie sexuelle désordonnée » (1934), l’homosexualité a le plus souvent été posée comme incompatible avec cet ordre. Incompatibilité qui n’existait pas dans les premières années de l’histoire soviétique et qui est tout au long de la période socialiste démentie dans de nombreuses situations. Il s’agit pour nous de parvenir à écrire une histoire politique élargie, l’histoire d’une quotidienneté homosexuelle sous le communisme au terme de laquelle l’ultra-visibilité criminalisante (en même temps que son ostracisation) s’est souvent évanouie en un théâtre multiple, mêlant les ombres des désirs aux lumières d’une inclusion. Dans cette histoire de l’incompatibilité et de la compatibilité, les homosexuel-le-s ne sont pas seulement les victimes, mais aussi les acteurs au sein de l’ordre socialiste.
L’histoire sociale complète ainsi celle politique, en suivant les trajectoires des individus homosexuels, en observant les lieux de rencontres (bars, salons semi-privés, lieux de drague), en examinant les associations d’homosexuel-le-s qui apparaissent dans les années 1980. A chaque fois, il s’agit de réfléchir à la mise en présence du corps homosexuel dans l’espace social.
Une large place sera accordée à l’histoire des arts. Dans les romans, dans les films, dans les images, l’homosexualité a pu surgir ici et là, dans des régimes où la censure sur le dicible et le visible ne cesse de s’exercer (avec là encore d’importantes variantes). Comment l’image d’un corps homosexualisé se produit-elle ? Comment l’homosexualité advient-elle dans les mots de la fiction ? Que penser de la proposition récente de Wojciech Śmieja selon laquelle il n’existe pas de « littérature homosexuelle » en dépit des nombreuses références à ce sujet dans les romans polonais ? Et que représentaient les productions artistiques pour les homosexuel-le-s à cette époque ? L’un des objectifs de ce colloque est de comprendre le rapport complexe – induit par le constat d’une possibilité homosexuelle – qui se joue entre les Etats socialistes, les individus et la création artistique.
Considérer ces différentes histoires, c’est interroger toutes les sources aujourd’hui disponibles, des rapports de surveillance aux souvenirs formulés après 1989, en passant par le vaste continent des réalisations artistiques, matériaux aussi riches que difficiles à utiliser. Si la question des sources se pose avec une acuité particulière, c’est non seulement parce que ces sources concernent une minorité, mais aussi parce que cette minorité se définit par quelque chose rarement énoncé : les désirs, les amours, les intimités. Nous souhaitons dès lors prêter une attention particulière à la mise en forme par les homosexuel-le-s eux-mêmes d’un discours souvent né dans les limbes des détournements juridiques et des négociations sociales.
Il est aujourd’hui primordial de questionner les enjeux biopolitiques soulevées par les homosexualités est-européennes. Écrire leur histoire sociale en l’articulant aux traductions artistiques qui lui sont associées est un processus qui peut être éclairé par un sens philosophique. Il apparaît effectivement possible, voire nécessaire, de convoquer des théorisations propres à la période (en particulier celles de Michel Foucault) et d’autres plus récentes, afin de questionner la dimension politique de l’intimité homosexuelle. Plus précisément, il s’agit d’interroger l’idée de « corps », c’est-à-dire de comprendre 1/comment l’être homosexuel est atteint par les lois dans sa concrétude physique, 2/dans quelle mesure les cadres historicisés (politiques, moraux, religieux) reconnaissent l’existence de l’homosexualité tout en en condamnant la réalité à travers la définition d’interdits, et surtout 3/jusqu’à quel point il est envisageable pour les homosexuel-le-s avant 1989 de chercher et d’affirmer une vérité sur eux-mêmes en rendant ce désir viable dans le champ public. La signification philosophique nous amène donc à poser d’autres questions : Y’a-t-il une « corporéité homosexuelle » propre à l’Europe socialiste ? Si oui, quels en sont les modèles ? Quelles ruptures ou continuités pouvons-nous remarquer entre la recherche d’affirmation d’une vérité sur soi pour les homosexuel-le-s et le processus de mise en images de ce désir ?
Ces interrogations en touchent une autre, plus particulièrement relative aux années 1980, à savoir dans quelle mesure l’apparition du SIDA bouscule les rapports tissés entre la gestion biopolitique, les formes réalisées d’intimité homosexuelle et le traitement médiatique du « problème ».
Il s’agit aussi de replacer la question de l’homosexualité communiste dans un cadre plus large. Dans la question déjà plus vaste de l’histoire des rapports entre hommes et femmes à l’époque socialiste. Les sociétés communistes ont changé en profondeur la définition du genre, de nombreux travaux l’ont montré dernièrement : l’accès généralisé des femmes au travail salarié, l’encouragement à leur affirmation dans différentes sphères d’activité ou encore l’attention à la formation des individus en dehors du cadre familial sont autant de phénomènes qui ont déplacé les frontières du genre (parfois de façon inattendue par rapport à ce qui était visé). Dans quelle mesure l’expérience de l’homosexualité s’en trouva-t-elle affectée ? Comment pouvons-nous utiliser le terrain communiste pour penser plus généralement l’articulation entre rapport de genre et homosexualité ? Seront ainsi bienvenues les contributions de chercheurs travaillant sur la question du genre dans les pays communistes et s’emparant de la question de l’homosexualité. Le même genre de questionnement se pose à propos de la sexualité à l’époque socialiste. Ces régimes ont connu, parfois simultanément, pudibonderie répressive, intérêt pour une sexualité « saine » (censée rendre les individus plus épanouis et donc plus obéissants et plus productifs) et éloge d’un épanouissement sexuel non défini. Comment l’homosexualité a-t-elle confirmé ou contredit l’approche de la sexualité dans un contexte socialiste ?
L’homosexualité communiste mérite enfin d’être replacée dans un cadre géographique plus large. Si le monde universitaire a entrepris depuis une dizaine d’année l’écriture de l’histoire des homosexualités européennes, celle-ci est souvent concentré sur les contextes occidentaux, délaissant les contextes est-européens et les passés communistes. L’objet du colloque n’est pas de comparer systématiquement ce qui se passe à l’Est et ce qui se passe à l’Ouest ; et nous ne voulons pas faire de l’Est de l’Europe l’éternel épigone de son voisin occidental ni lire son histoire de l’homosexualité comme l’attente d’un alignement qui serait enfin rendu possible avec la chute du Mur – une telle perspective ne permet de comprendre ni l’avant-1989, ni l’après-1989. Mais les échanges avec l’Ouest, les regards croisés, les migrations (temporaires ou définitives) constituent néanmoins un champ d’étude inévitable.
A l’heure actuelle, alors que les mouvements homosexuels ont durement acquis certains droits et alors que les formes de l’homophobie se renouvellent à l’Est comme à l’Ouest, interroger l’histoire de l’homosexualité contemporaine dans un autre contexte politique et social que celui dans lequel il est le plus souvent analysé (les régimes libéraux et bourgeois) peut permettre de réinterroger certaines évidences, de transformer une mémoire avouée en une histoire délibérément autre, et d’aller à la rencontre de l’histoire critique d’un désir différent.
La conférence et les événements parallèles sont co-organisés par l’Université Paris-Est Créteil (CRHEC), l’EHESS (CERCEC) et l’Université Paris-Sorbonne (EUR’ORBEM), avec l’aide financière du programme ACCES (Ministère de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur) et de la fondation Thyssen, en coopération avec l’association 7e Genre, le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir, le Queer Archives Institute, le Centre LGBT Paris Île-de-France, le GIS – Institut du Genre, la galerie 22,48m², le bar La Mutinerie, l’Institut polonais de Paris, l’Institut hongrois, le Gœthe Institut et le Centre culturel tchèque.
Les deux journées de colloque auront lieu à l’Université Paris-Est Créteil, le 2 février, et à l’INHA le 3 février 2017.
Pour consulter le programme en ligne.