Incertaine jusqu’au tout dernier moment, la deuxième Gay Pride de l’histoire ukrainienne s’est tenue, samedi 6 juin à Kiev. Elle s’est achevée dans la violence.
Les organisateurs de la « marche de l’égalité » avaient multiplié les précautions, et tenu secret jusqu’au dernier instant le lieu du rassemblement. Environ 200 personnes – plus que lors de l’édition 2013 – y ont participé, marchant quelques centaines de mètres le long des rives du Dniepr, dans le quartier excentré d’Obolon, protégées par un déploiement policier extrêmement imposant.
Plusieurs diplomates européens étaient présents, ainsi que deux députés du parti du président, Petro Porochenko. En plus des drapeaux arc-en-ciel et des pancartes réclamant « l’égalité », quelques tambours avaient été sortis pour tenter de donner à l’événement un air festif, malgré les insultes et les menaces lancées par des contre-manifestants d’extrême droite. Comme en réponse au slogan nationaliste « L’Ukraine au-dessus de tout », les marcheurs ont scandé « Les droits de l’homme au-dessus de tout ».
L’homosexualité, qui était punie par la loi en URSS, reste très stigmatisée en Ukraine, ex-république soviétique où l’Église orthodoxe a une forte influence.
Des groupes d’extrême droite interpellés
Incident notable pendant le défilé, un policier a été atteint par une bombe artisanale, laissant derrière lui une large flaque de sang. Mais les organisateurs avaient apparemment négligé un point : le moment de la dispersion du rassemblement. Celui-ci s’est vite mué en une course-poursuite effrénée entre policiers, contre-manifestants masqués et décidés à en découdre, et manifestants pris au piège dans le dédale des cours du quartier. On a pu voir des groupes de manifestants apeurés tenter d’arrêter des véhicules en pleine rue pour échapper aux coups, d’autres essayer d’échapper discrètement à la nasse.
Une trentaine de membres de groupes d’extrême droite ont été interpellés, parfois violemment. Plusieurs blessés ont été emmenés à l’hôpital, dont au moins deux membres des forces de l’ordre, dans un état grave, selon le ministère de l’Intérieur.
Les groupes d’extrême droite avaient très ouvertement fait part de leur intention d’empêcher la tenue du défilé. Dmitro Iaroch, dirigeant du parti ultranationaliste Pravy Sektor, avait notamment expliqué que malgré la mobilisation de nombre de ses membres sur le front, son groupe et d’autres groupes seraient bien présents. « Les représentants du mouvement politique et militaire Pravy Sektor seront obligés d’empêcher la réalisation de ces projets destructeurs des valeurs familiales, de la morale et de l’image traditionnelle des êtres humains », écrivait-il sur Facebook.
« Tout ça sert les ennemis du pays, expliquait avant le début de la marche un jeune homme au look de skinhead mais venu, assurait-il, en « simple voisin ». « Comment vont réagir les gens des régions du Sud et de l’Est, où il y a encore des tensions, en voyant cette horreur ? L’Ukraine est un pays traditionaliste, et on veut nous pousser dans les bras de l’Europe décadente. »
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« Les autorités font le minimum »
Avant de faire l’essentiel pour que les violences restent limitées, les autorités avaient de leur côté tout fait pour décourager les organisateurs. Vitali Klitschko, l’ancien boxeur devenu maire de Kiev, a laissé planer jusqu’au dernier jour la menace d’une interdiction, et sans cesse repoussé les réunions consacrées à la sécurité de l’événement. Il a aussi exhorté les organisateurs à reporter la marche « en raison de la guerre qui continue dans l’est de l’Ukraine ». En 2014, il la qualifiait d’« événement de divertissement ».
C’est finalement le président Porochenko qui a paru trancher, vendredi lors d’une conférence de presse. Précisant que lui-même ne participerait pas à l’événement, le président a estimé qu’il ne voyait « aucune raison d’y faire obstruction, s’agissant d’un droit constitutionnel de chaque citoyen ukrainien ».
Une interdiction paraissait également difficile à assumer vis-à-vis des partenaires européens de l’Ukraine. La garantie d’un traitement équitable des personnes homosexuelles sur leur lieu de travail fait par exemple partie des mesures réclamées par l’UE à Kiev avant de lui accorder un régime d’exemption de visa. Mais la loi antidiscrimination votée par le Parlement en 2014 ne fait aucune mention de l’orientation sexuelle.
« Les autorités font le minimum, regrettait dans le défilé Anna Chariguina, un membre du Forum LGBT. Nous aussi, nous étions sur Maïdan, nous espérions que la démocratisation s’accompagnerait de plus de tolérance. Mais le climat est encore menaçant pour ceux d’entre nous qui osent afficher ouvertement leur sexualité. La guerre a radicalisé les esprits et mis sous le tapis ces sujets-là. »
Benoît Vitkine (Kiev, envoyé spécial)
Journaliste au Monde