« Surpris en plein acte » une nuit d’hiver 1750, un cordonnier d’une vingtaine d’années et un domestique de 40 ans seront condamnés au bûcher six mois plus tard.
Au milieu du XVIIIe siècle, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on n’affiche guère ses préférences sexuelles quand elles ne sont pas « conformes ». Si la puissance publique ne punit plus que rarement les “gens de la manchette” – le surnom donné aux homosexuels de sexe masculin -, elle déploie des trésors d’inventivité pour les dissuader de se rencontrer en public – ce n’est pas tant l’acte qui pose problème aux yeux de la justice du Roi que l’exhibition. Pour cela, le guet déploie tout un réseau d’espions, les “mouches” : des agents de surveillance expédiés dans tout Paris pour repérer les lieux de rencontre et réaliser des flagrants délits – quitte à provoquer la chose en s’exhibant. Une fois identifiés, les coupables sont conduits devant un officier qui relève leur identité et alimente un fichier toujours utile. La plupart du temps, les malheureux s’en sortent au prix d’un interrogatoire musclé, d’un fichage à vie et d’une belle frayeur. La morale publique est sauve et le Roi content. Jusqu’à ce fameux soir…
L’exécution capitale de Lenoir et Diot en juillet 1750 constitue la dernière affaire connue de répression judiciaire de l’homosexualité per se, c’est-à-dire non compliquée de violence ou de pédophilie, en France. L’affaire précédente qui soit comparable, en mars 1720, concernait deux tout jeunes parisiens, Philippe Basse et Bernard Mocmanesse, également accusés de blasphèmes, il faut dire …
I / L’arrestation
Le commissaire en dressa le procès-verbal suivant :
L’an 1750 le 4 janvier 11 heures et demie du soir par devant nous Jacques François Charpentier conseiller du Roi, commissaire au Châtelet à Paris, en notre hôtel est comparu Julien Dauguisy, sergent du guet […] lequel a dit que passant rue Montorgueil entre la rue St Sauveur et la rue Beaurepaire, il a vu deux particuliers en posture indécente et d’une manière répréhensible, l’un desquels lui a paru ivre. Il les a arrêtés tant sur ce qui lui a paru de leur indécence que sur la déclaration que lui a faite un particulier passant, qui a dit les avoir vu commettre des crimes que la bienséance ne permet point d’exprimer par écrit ; pour quoi il les a conduits par devant nous, et a signé en notre minute.
Par l’un des particuliers a été dit qu’il se nomme Bruno Lenoir, âgé de 20 ou 25 ans, garçon cordonnier […], qu’il ne connaît point l’autre particulier arrêté sinon qu’il l’a rencontré il y a une demie heure, que ce particulier lui a demandé s’il voulait venir avec lui et qu’ayant refusé, ce particulier lui a défait sa culotte et a commis sur lui des indécences, et que la garde étant survenue les a arrêtés et conduits par devant nous. Et a signé en notre minute.
Par l’autre particulier, a été dit qu’il se nomme Jean Diot, âgé de 40 ans, garçon domestique chez la dame Marin, charcutière rue de la Fromagerie […], qu’il ne connaît point l’autre particulier arrêté, que l’ayant trouvé sur le pas d’une porte endormi, il n’avait d’autre intention que de lui rendre service et n’était point en posture indécente comme on lui reproche, et n’avait point ôté sa culotte quand on l’a arrêté. Et a déclaré ne savoir écrire ni signer (Archives nationales, mss Y 10132).
On verra plus loin les détails apportés par l’avocat parisien Barbier sur les circonstances de ces arrestations. Lenoir et Diot sont mis en détention, et interrogés cinq jours plus tard :
Bruno Lenoir, garçon cordonnier âgé de 21 ans […] a déclaré aujourd’hui 9 janvier 1750 que le 4 du présent mois, passant à 9 heures du soir rue Montorgueil, il y a été rencontré par un particulier à lui inconnu, et qu’il a su depuis s’appeler jean Diot, […] que ce Jean Diot est venu l’accoster et lui a proposé l’infamie, qu’il l’a même prié de le lui mettre par derrière, que pour cet effet Jean Diot a défait sa culotte et que lui déclarant le lui a mis par derrière, sans cependant finir l’affaire [d’ou mon titre …], attendu qu’ils ont été surpris par le guet qui les a arrêtés et qui après les avoir conduits devant un commissaire les a amenés à la prison du grand Châtelet […] Jean Diot nie le fait (Archives de la Bastille, mss 11717, folio 247).
Ce cas de sodomie en pleine rue n’est pas unique ; en octobre 1727, un certain Jean Duvu racontait qu’il avait » foutu en cul, au milieu de la rue des Saints-Pères, un jeune homme qu’il avait entretenu longtemps, nommé Picard » (Archives de la Bastille, 10257)
II / Le procès
Le 11 avril 1750, le procureur requiert que les inculpés soient brûlés vifs (Archives nationales, mss Y 10132). La sentence, rendue le 27 mai, nous est connu par cet arrêt du 5 juin :
Sr Berthelot.
Vu par la Cour : le procès criminel fait par le Prévôt de Paris ou son lieutenant-criminel au Châtelet à la requête du substitut du procureur général du Roi, demandeur et accusateur, contre Bruno Lenoir garçon cordonnier et Jean Diot domestique, défendeurs et accusés, prisonniers en la Conciergerie du Palais, appelant de la sentence rendue sur le procès le 27 mai 1750 par laquelle ils auraient été déclarés dûment atteints et convaincus du crime de sodomie mentionné au procès ; pour réparation ils auraient été condamnés à être conduits dans un tombereau à la place de Grève, et là y être brûlés vifs avec leur procès, leurs cendres ensuite jetées au vent, leurs biens acquis et confisqués au Roi ou à qui il appartiendra, sur chacun d’eux préalablement pris la somme de 200 livres d’amende envers le Roi, au cas que confiscation n’ait pas lieu au profit de sa Majesté.
Ouïs et interrogés en la Cour Bruno Lenoir et Jean Diot sur leur cause d’appel et cas à eux imposés.
Tout considéré.
La Cour dit qu’il a été bien jugé par le lieutenant-criminel du Châtelet, mal et sans grief appelé par Bruno Lenoir et Jean Diot, et les amendera. Et pour faire mettre le présent arrêt à exécution renvoie Bruno Lenoir et Jean Diot prisonniers par devant le lieutenant-criminel du Châtelet.
Fait en Parlement le 5 juin 1750
Arrêté que Bruno Lenoir et Jean Diot seront secrètement étranglés avant de sentir le feu (Archives nationales, Parlement criminel, x/2b/1006 ; arrêt signé Demaupéou et Berthelot).
L’interrogatoire auquel il est fait allusion ci-dessus est connu par le procès-verbal qui suit :
Bruno Lenoir après serment :
23 ans, cordonnier.
S’il a passé dans la rue Montorgueil : n’en sait rien.
S’il a défait sa culotte : ne sait ce qu’on veut lui dire.
S’il a commis des indécences avec un autre particulier : n’en sait rien.
Jean Diot, après serment :
40 ans, gagne deniers.
S’il a été rue Montorgueil : oui.
S’il a commis avec Lenoir des indécences : non et ne le connaît pas.
S’il a défait sa culotte : oui, pour lâcher de l’eau.
Si l’autre avait aussi sa culotte défaite : n’en sait rien. (Archives nationales, Parlement criminel, x/2a/1114, registre du Conseil du 5 juin 1750 ; procès-verbal signé Berthelot.)
III / L’exécution
Voltaire, qui avait signalé l’exécution de Deschauffours en 1726, semble ne pas avoir eu connaissance de ce procès ; il était alors en Prusse, auprès de Frédéric II, dont les moeurs ne le choquaient pas (soit dit en passant). L’exécution des deux hommes est aussi restée inconnue des auteurs des Mémoires secrets, qui écrivaient, le 11 octobre 1783, le jour de l’exécution de Paschal, que « depuis le supplice de Deschauffour on n’avait point exécuté de sodomiste ».
L’avocat E.J.F. Barbier a noté le fait dans son Journal historique et anecdotique ; plusieurs éditeurs ont omis les deux passages concernés, reproduits ci-dessous d’après le manuscrit de la BnF :
Juin 1750
On devait brûler ces jours-ci deux ouvriers que le guet a trouvé le soir en flagrant délit culotte bas pour fait de b…. Le fait est fort singulier, mais on dit qu’on a commué la peine par prudence, et qu’ils seront apparemment enfermés pour le reste de leur vie à Bicêtre.
Juillet 1750
Aujourd’hui, lundi 6, on a brûlé en place de Grève, publiquement, à cinq heures du soir, ces deux ouvriers : savoir, un garçon menuisier et un chaircuitier, âgés de 18 et 25 ans, que le guet a trouvés en flagrant délit, dans les rues, le soir, commettant le crime de sodomie ; il y avait apparemment un peu de vin sous jeu pour pousser l’effronterie à ce point. J’ai appris, à cette occasion, que devant les escouades du guet à pied, marche un homme vêtu de gris qui remarque ce qui se passe dans les rues, sans être suspect, et qui, ensuite, fait approcher l’escouade. C’est ainsi que nos deux hommes ont été découverts. Comme il s’est passé quelque temps sans faire l’exécution, après le jugement, on a cru que la peine avait été commuée à cause de l’indécence de ces sortes d’exemples, qui apprennent à bien de la jeunesse ce qu’elle ne sait pas. Mais on dit que c’est une contestation entre le lieutenant-criminel et le rapporteur […] Bref, l’exécution a été faite pour faire un exemple, d’autant que l’on dit que ce crime devient très commun et qu’il y a beaucoup de gens à Bicêtre pour ce fait. Et comme ces deux ouvriers n’avaient point de relations avec des personnes de distinction, soit de la Cour, soit de la ville, et qu’ils n’ont apparemment déclaré personne, cet exemple s’est fait sans aucune conséquence pour les suites […] On n’a point crié le jugement pour s’épargner apparemment le nom et la qualification du crime. On avait crié en 1726 pour le sieur Deschauffour, pour crime de sodomie ( BnF, mss français 10289, folios 149 et 152).
Le tome 6 des Journal et Mémoires de René Louis d’Argenson indique, à la date du 18 juillet 1750 :
On a brûlé ces jours-ci deux manants pour sodomie, et fustigé une belle maquerelle par les rues, pour avoir voulu prostituer une fille de dix ans à un jeune bénéficier du collège de Bourgogne.
En décembre 2013 : suite à un vœu du groupe PCF/PG en 2011, délibération du Conseil de Paris relative à une plaque apposée à l’angle des rue Bachaumont et Montorgueil à Paris 2e, dans le périmètre historique correspondant au lieu de leur arrestation, plaque commémorative à la mémoire de Bruno Lenoir et Jean Diot :
Le 4 JANVIER 1750
RUE MONTORGUEIL, ENTRE LA RUE SAINT-SAUVEUR
ET L’ANCIENNE RUE BEAUREPAIRE, FURENT ARRËTÉS
BRUNO LENOIR ET JEAN DIOT.
CONDAMNÉS POUR HOMOSEXUALITÉ,
ILS FURENT BRÜLÉS EN PLACE DE GRÈVE LE 6 JUILLET 1750
CE FUT LA DERNIÈRE EXÉCUTION POUR HOMOSEXUALITÉ EN FRANCE
Le Conseil de Paris siégeant en formation de Conseil Municipal
Vu le code général des collectivités territoriales et notamment ses articles L 2511-1 et suivants ;
Vu la délibération du 5 mars 1979 réglementant les hommages rendus par la Ville ;
Vu le projet de délibération en date du par lequel M. le Maire de Paris soumet à son approbation l’apposition d’une plaque commémorative à la mémoire de Bruno Lenoir et Jean Diot à l’angle des rues Bachaumont et Montorgueil, Paris 2e
;
Vu l’avis du conseil du 2e arrondissement en date du ;
Sur le rapport présenté par Mme Catherine Vieu-Charier au nom de la 9eCommission,
Délibère :
Article 1 : Est approuvée la proposition de M. le Maire de Paris tendant à l’apposition d’une plaque commémorative à la mémoire de Bruno Lenoir et Jean Diot à l’angle des rues Bachaumont et Montorgueil à Paris 2e.
Article 2 : Le texte de la plaque est : « Le 4 janvier 1750, rue Montorgueil entre la rue Saint-Sauveur et l’ancienne rue Beaurepaire, furent arrêtés Bruno Lenoir et Jean Diot. Condamnés pour homosexualité, ils furent brûlés en place de Grève le 6 juillet 1750. Ce fut la dernière exécution pour homosexualité en France.»
Article 3 : La dépense correspondante, estimée à 4 868 euros sera imputée sur le budget d’investissement de la Ville de Paris, exercice 2013, rubrique 324, nature 2313, mission 40000-99-040, individualisation 13V00149 DAC.