La position récemment exprimée par Vincent Peillon sur l’enseignement de la «théorie du genre» à l’école (1) a eu de quoi laisser perplexes les universitaires spécialistes du champ des recherches sur le genre. Le ministre déclare qu’il n’y a «pas de débat» sur cette question au ministère, précisant «nous sommes pour l’égalité filles-garçons, pas pour la théorie du genre» ; dans un autre entretien, il justifie sa position en affirmant : «Si l’idée c’est qu’il n’y a pas de différences physiologiques, biologiques entre les uns et les autres, je trouve ça absurde.» Vincent Peillon démontre doublement sa méconnaissance des enjeux en question. D’abord, en désignant une multiplicité de travaux de recherche par un label – «théorie du genre» – inventé pour les stigmatiser par la frange la plus conservatrice de la droite française. L’idée qu’il existe une théorie du genre est un argument récurrent des conservateurs de tout poil qui cherchent à renvoyer de solides analyses empiriques à la fragilité d’une doctrine. Leur démarche s’apparente à celle des conservateurs américains qui attaquent systématiquement l’enseignement de la biologie dans les écoles américaines en prenant pour cible la «théorie de l’évolution», aux côtés de laquelle il faudrait, d’après eux, enseigner la «théorie du dessein intelligent» – résurgence du créationnisme le plus antiscientifique.
Le ministre de l’Education montre également sa profonde méconnaissance des recherches sur le genre en définissant celles-ci par un objectif qu’elles ne se sont jamais fixé : n’en déplaise à leurs contempteurs, les études sur le genre ne cherchent pas à montrer qu’il n’existe pas de différences physiologiques entre les personnes. Leur prêter un tel dessein est aussi absurde que de penser que les études sur le racisme auraient pour objectif de démontrer que la couleur de peau n’existe pas. Ce que les études sur le genre ont montré, en revanche, comme les études sur les rapports sociaux de race, c’est que les multiples différences physiologiques entre les personnes sont toujours perçues à travers un filtre social qui interprète, classe, dichotomise, hiérarchise, et transforme. Parmi l’ensemble des éléments qui différencient physiologiquement les individus, certains sont considérés comme ayant une saillance particulière, acquièrent un statut fondateur, déterminant l’ordre social et légitimant ses hiérarchies. La couleur de peau, la texture des cheveux, le fait d’avoir des seins, un vagin ou un pénis deviennent alors les fondements «naturels» – donc immuables – de l’ordre social. Il est paradoxal de devoir à cet égard rappeler à un ministre de l’Education que pour lutter efficacement contre les discriminations… il est indispensable de les expliquer, d’en comprendre le fonctionnement et d’en dénoncer les véhicules.
Le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, installé par le Premier ministre en janvier, a ainsi créé en son sein une commission «stéréotypes» qui vise à traquer les représentations inégalitaires des hommes et des femmes, à l’œuvre tout au long de la vie sociale et dans une multiplicité de sphères d’activités (éducation, loisirs, vie professionnelle, vie conjugale et familiale). Les travaux du Haut Conseil s’appuient sur les études sur le genre, un champ de recherche pluriel et dynamique qui est soumis, comme tous les champs de recherche, au régime d’évaluation et de contrôle par les pairs propre à la connaissance scientifique. Lutter contre la discrimination sans l’expliquer serait une démarche vouée à l’échec. Une telle démission pédagogique marquerait la victoire des groupes de pression conservateurs qui font violemment entendre leur voix aujourd’hui.
Accréditer l’idée selon laquelle une pluralité d’analyses reconnues au niveau international forme une théorie visant à nier l’existence de différences entre les êtres humains, alors que ces travaux cherchent à penser le sens de ces différences et les effets politiques et sociaux qui s’y attachent, est pathétique. Mais peut-être le ministre n’évoquait-il pas ces travaux de qualité ? Dans ce cas, il s’est attaqué à un ennemi qui n’existe tout simplement pas et il a rassuré tout le monde sur le fait qu’on ne parlerait ni du yeti ni de l’astrologie dans les écoles. On se sent rassurés. Mais si le ministre prend au sérieux la lutte contre les inégalités, en particulier de sexe, et qu’il cherche à combattre ces dernières, alors l’enseignement des connaissances issues du champ des études sur le genre à l’école est une idée qui, au-delà du débat, pourrait être mise en œuvre. Hélas, en caricaturant les études sur le genre, le ministre a surtout cherché à apaiser la cour de récréation des lobbys qui se dénomment eux-mêmes «antigenre». Désarmée, la lutte contre les discriminations risque alors d’être réduite à une simple incantation.
(1) «Libération» du 29 mai. Anne Revillard, Laure Bereni et Sébastien Chauvin sont coauteurs avec Alexandre Jaunait de : «Introduction aux études sur le genre», éd. De Boeck, 2e édition, 2012.