Elle est exactement ce qu’on attend d’elle. Et tout l’inverse. Laverne Cox entre dans la chambre d’hôtel où l’on patiente en yodlant, moulée dans une robe orange fluo. Sourire éclatant, voix chaude, mains balayant l’air, elle rit à gorge déployée quand on la qualifie d’icône de la communauté transgenre — « Je suis bien trop jeune pour être une icône », s’offusque-t-elle en roulant des yeux. C’est pourtant ce que l’actrice de la série de Netflix Orange is the New Black est devenue ces dernières années, passant de l’anonymat aux couvertures d’Entertainment Weekly et du Time (qui l’a élue parmi les cent personnalités les plus influentes de 2015), et devenant la première actrice transgenre à être nommée aux Emmy Awards.
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Identités complexes
Entre deux tournages de la série, où elle incarne Sophia Burset, la coiffeuse trans d’une prison pour femmes, elle sillonne les Etats-Unis pour tenter d’ouvrir les esprits, de faire disparaître les peurs, pour que cessent les discriminations contre les femmes et les hommes transgenres. « Pour que tout un chacun puisse se reconnaître en eux, en leurs combats intimes et universels, en ce qu’ils disent de la complexité de nos identités », glisse-t-elle, comme si elle répétait son prochain discours.
Parcours du combattant
Laverne Cox offre un visage fier et charismatique à une communauté encore méconnue. Elle raconte deux histoires, l’une à l’écran, l’autre dans les médias de plus en plus nombreux à lui donner la parole. Celle du personnage de Sophia, femme lumineuse au douloureux passé, dont la « transition » est mise en scène avec douceur et humour. Mais surtout la sienne, « celle d’une femme noire transgenre de la classe moyenne élevée par une mère célibataire », lâche-t-elle d’un souffle. Un récit fait de souffrances et d’incompréhensions, mais qui débouche sur un succès comme les aime tant l’Amérique, obtenu à force de travail et de patience.
Elle est née au milieu des années 1980 à Mobile, en Alabama, dans un Sud pauvre et conservateur où l’on voit d’un mauvais œil les petits garçons qui « ne se comportaient pas comme tout enfant déclaré homme à la naissance est censé se comporter ». Laverne Cox dit « avoir toujours été une femme » et a connu une enfance faite de solitude, d’insultes et de brimades. Elle trouve refuge dans la danse, s’essaye au ballet lors de ses premières années d’étude, puis s’installe à New York au début des années 2000. Là, elle peut enfin s’exprimer, sortir dans les clubs fréquentés par la communauté LGBT, porter des faux cils, avouer son admiration pour les drag-queens, et enfin entamer sa transition.
Puff Daddy
C’est aussi dans la Grosse Pomme qu’elle fait ses premiers pas d’actrice. Loin de Hollywood, où les personnages de transgenres font la gloire des acteurs « cisgenres » (terme désignant les personnes non trans), de Hilary Swank (Boys Don’t Cry) à Jared Leto (Dallas Buyers Club), Laverne Cox multiplie gratuitement les apparitions dans des films d’étudiants et sur les scènes du off-Broadway.
Quand la télévision lui propose ses premiers rôles, c’est pour l’engoncer dans les robes outrancières de prostituées assassinées dans des séries policières comme New York, Unité Spéciale — « J’en ai joué sept », s’amuse-t-elle à répéter dans toutes ses interviews. Pour se faire connaître, elle ose alors la télé-réalité. En 2008, elle s’inscrit à l’émission I Want to Work for Diddy, dans laquelle le rappeur Puff Daddy recrute sa nouvelle assistante. Elle est éliminée, mais VH1, le diffuseur, lui offre son propre programme de relooking, TRANSform me, qui, malgré son échec, fait d’elle une figure identifiable de la communauté transgenre.
Stéréotypes
Orange is the New Black est lancée par Netflix en juillet 2013, dans le sillon de House of Cards. La série de Jenji Kohan (Weeds) offre une galerie de femmes « atypiques », de toutes origines, de toutes confessions, hétérosexuelles et lesbiennes, jeunes et vieilles, sveltes et girondes. Elle prend à contre-pied les stéréotypes en creusant leur humanité, leur sensibilité. Rapidement, Laverne Cox est comparée à Sophia Burset, son personnage — « Nous sommes émotionnellement connectées, mais nos parcours sont radicalement différents, insiste-t-elle pourtant. Je ne suis pas intéressée par les femmes, je n’ai jamais été mariée… et je n’ai jamais fait de prison. »
Une héroïne qui lui permet de mettre le doigt sur de véritables problématiques transgenres, notamment l’accès aux traitements hormonaux — Sophia en est un temps privée dans la première saison. « Les gens doivent comprendre que certains d’entre nous ne se reconnaissent pas dans le genre qui leur a été assigné à la naissance, explique-t-elle. Si quelqu’un veut se définir différemment, on ne devrait pas lui refuser l’accès à des soins médicaux ni le harceler. Il ne devrait pas être victime de violences. »
Maison-Blanche
Les héroïnes trans trouvent une place grandissante dans les séries, de Sense8, autre création de Netflix signée par les Wachowski, à la superbe Transparent, en passant même par Amour, gloire et beauté. Mais ce sont bien souvent des actrices et acteurs cisgenres qui sont embauchés pour les incarner. Les comédiennes trans comme Candis Cayne (Dirty Sexy Money) ou Alexis Arquette (aperçue dans Pulp Fiction) n’ont jamais eu la popularité de Laverne Cox. Elle est invitée à la Maison-Blanche, pose avec Michelle Obama, figure dans la liste des « femmes les plus belles de l’année » des magazines Glamour et People, collectionne les prix récompensant son engagement.
Malgré les tribunes haineuses de certains médias conservateurs, elle réaffirme à chaque prise de parole son identité. « Je n’ai jamais pu et je n’ai jamais voulu faire oublier que je suis transgenre. C’est ce que je suis, et si je ne veux pas devenir folle, je dois le revendiquer, en être fière », martèle-t-elle, le visage soudain grave, avant de s’élever contre ceux qui se désolent de ne lui voir jouer que des trans, au risque de s’enfermer dans cette identité. « Qu’y a-t-il de mal ? Il y a beaucoup d’histoires à raconter sur ces femmes-là, en veillant à ne pas les réduire à leur seule identité sexuelle. Sophia est une mère, une épouse, une coiffeuse. Et une transgenre. »
Pas question de céder à la pression, de s’emporter, de risquer de gâcher cette visibilité offerte aux trans, renforcée par l’exposition médiatique de Caitlyn Jenner (l’ex-champion olympique et star de la télé-réalité, autrefois connu sous le nom de Bruce Jenner, qui vient d’officialiser sa transition en faisant la couverture de Vanity Fair). Laverne Cox ne jure que par l’amour de son prochain, cite l’écrivaine Maya Angelou — « Il est bon d’être en colère, mais ne soyez pas aigri. L’aigreur est un cancer » — et Simone de Beauvoir (« On ne naît pas femme, on le devient »), et se déclare féministe, adepte des écrits de l’Américaine Bell Hooks.
Elle est exactement ce qu’on attend d’elle, haute en couleur, bavarde, chaleureuse, débordante d’énergie. Mais elle est aussi tout l’inverse, sérieuse, studieuse, mélancolique. Comme Orange is the new black, elle semble satisfaire les stéréotypes pour mieux les dépasser. « Je suis imparfaite. Je suis humaine. Je suis comme tout le monde. »