L’université Paris-8 commémore les 40 ans du Centre d’études féminines, qui, en 1974, ne s’appelait pas encore «études de genre» : le concept n’était alors en usage ni dans la recherche universitaire ni dans les luttes féministes. Quatre décennies plus tard, alors que les acquis du féminisme de la deuxième vague se sont largement répandus, transformant les sociétés dans le monde entier, on peut voir combien les idées féministes sont toujours contestataires et dérangeantes.
En France, début 2014, a éclaté une polémique visant les dangers supposés de «la théorie du genre», en particulier à l’école. Vu de l’étranger, cette controverse a surpris : elle transformait un concept théorique, qui montre l’historicité et le caractère culturel des inégalités sociales entre femmes et hommes, en une «théorie» redoutable qui pourrait inverser dangereusement l’identité sexuelle des enfants.
L’étonnement redouble au Brésil, où règne une grande admiration intellectuelle pour des auteurs comme Simone de Beauvoir et Michel Foucault. Si ce débat sur le «gender» à l’américaine semblait incongru, c’est qu’il se déroulait dans le pays qui est le berceau des théories féministes contemporaines. Il l’était d’autant plus qu’il se déroulait au sein de deux institutions laïques – l’école publique et l’Assemblée nationale – qui servent d’exemples pour les forces progressistes brésiliennes qui luttent pour la laïcisation des espaces publics.
Car au Brésil, les attaques contre les droits des femmes et des groupes LGBT ne sont pas étrangères à la scène publique ; elles sont marquées par une forte empreinte religieuse. L’impact religieux sur l’agenda féministe était déjà présent pendant les années 70, quand le mouvement des femmes luttait contre la dictature militaire aux côtés des forces progressistes de l’Eglise catholique en abdiquant momentanément son combat pour le droit à l’avortement.
Ce sujet est toujours tabou : le gouvernement de la présidente Dilma Rousseff délaisse la dépénalisation de l’avortement sous la pression de nouvelles forces politiques fondamentalistes : les églises néopentecôtistes. C’est pendant la première décennie du XXIe siècle qu’elles s’y sont consolidées comme une importante force économique et politique. Au Brésil, personne ne s’étonne que des pasteurs néopentecôtistes soient élus députés et qu’on ait un sous-groupe parlementaire qui se nomme lui-même «évangélique», avec un vrai pouvoir politique, en particulier sur les questions de société. Ce n’est pas un hasard si ces évangéliques ont obtenu la présidence de la commission parlementaire des droits de l’homme, la plus importante pour les revendications féministes et LGBT : le pasteur qui la préside a aussitôt engagé une politique contre les acquis de ces mouvements.
Pourquoi un pays de tradition catholique, comme le Brésil, devient-il de plus en plus néopentecôtiste ? Selon les données de l’Institut brésilien de géographie et de statistiques (IBGE), les adeptes de ces religions ont augmenté de 61% entre 2000 et 2010 ; 42,5 millions de personnes, soit 22% de la population brésilienne, se disent évangéliques. Cette croissance que confirment les projections statistiques est corrélée à l’amélioration des conditions économiques ; c’est que la plupart de ces dénominations religieuses prônent la «théologie de la prospérité» : plus on gagne, plus on donne à l’église, et plus on se rapproche ainsi de Dieu.
Pendant le mandat du président Lula (2002-2010), le Brésil a traversé une période d’importants changements politiques, économiques et sociaux. Le choix de miser sur les politiques sociales, comme le programme Bolsa Família, revenu minimum en direction des femmes avec enfants, a permis à 52 millions de Brésiliens de sortir de l’extrême pauvreté. C’est donc à l’intérieur de cette nouvelle couche sociale, qui est entrée dans le marché de la consommation, que les églises néopentecôtistes se sont enracinées et diffusées. Au contraire de l’Eglise catholique, qui traditionnellement était plus discrète dans son opposition aux droits sexuels et reproductifs, ces nouveaux groupements religieux font de l’avortement, de la loi contre l’homophobie et du mariage entre personnes de même sexe, leur principal champ de bataille politique.
Le combat autour des politiques sexuelles fait rage. Pourtant, sous la présidence de Lula, le Brésil a adopté des lois, comme celle qui criminalise les violences envers les femmes (la loi Maria da Penha), et a implanté, dans les ministères des Droits des femmes et pour la Défense des droits humains, une grande politique publique envers la population gay, lesbienne et transsexuelle, le programme fédéral Brésil sans homophobie. Ces politiques d’égalité, en matière de genre et de sexualité, sont toujours à l’œuvre ; mais on assiste, aujourd’hui, à un backlash («contrecoup»). Faut-il y voir l’effet pervers, complexe et ambigu, d’une présidence au féminin, avec Dilma Rousseff ?
Miriam Pillar GROSSI Professeure au département d’anthropologie et directrice de l’Institut d’études de genre (IEG), université fédérale de Santa-Catarina, Florianópolis, Brésil – liberation.fr