Entretien avec Milena Chernyavskaya, rédactrice en chef du magazine Agens, première revue consacrée aux lesbiennes en Russie, au moment où Poutine interdit la «propagande homosexuelle».
Vladimir Poutine a promulgué dimanche soir une loi punissant tout acte de «propagande» homosexuelle. Avec cette interdiction de la «propagande pour les relations sexuelles non traditionnelles devant mineur», les militants LGBT craignent que cela soit dans les faits une interdiction de l’homosexualité qui ne dit pas son nom. S’il n’y a plus aucune possibilité de communiquer, le risque est grand d’entrer dans l’anonymat et de ne plus en ressortir.
Pourtant des initiatives se font jour aussi pour donner de la voix à ces minorités sexuelles. Début mars a été lancé le magazine Agens, première revue consacrée aux lesbiennes qui mêle photos de mode et articles de fond. Milena Chernyavskaya, sa rédactrice en chef, avec qui on a échangé via Facebook, nous explique l’importance, selon elle, d’un tel projet.
Pourquoi avez-vous lancé ce magazine?
C’est la réponse la plus simple: nous avons lancé Agens parce qu’il n’y avait pas de magazine lesbien en Russie. Alors qu’il y a une multitude d’histoires que nous voulions raconter.
Qui finance et où est-ce qu’on peut le trouver?
Un de nos amis nous a donné de l’argent.
On peut trouver la version imprimée seulement à Moscou et à Saint Pétersbourg, ou en la commandant sur gay.ru. Nous avons aussi commencé à vendre des versions web sur notre site agensmag.ru et nous allons bientôt lancer une version en anglais. Beaucoup de gens se sont intéressés à notre travail et à la situation en Russie, du coup nous avons décidé de traduire.
Au début nous pensions en faire quatre numéros par an, mais ça prend beaucoup de temps et comme nous ne gagnons pas d’argent avec, nous nous orientons plus vers un biannuel.
Dans votre magazine, que défendez-vous?
Nous sommes plus sur l’information et l’envie de raconter des histoires que sur la défense d’une cause. Nous avons créé le magazine pour les filles, en premier lieu, mais ensuite aussi pour les hétéros. Nous avons de manière surprenante une audience hétéro importante, même si ce n’est pas à eux que nous nous adressons en priorité. Il y a en ce moment tellement de combats, tellement d’agressions, alors que ce que veulent les lesbiennes russes c’est simplement vivre leur vie. J’ai beaucoup d’admiration pour les gens qui se battent pour les droits LGBT, mais nous nous voulions un endroit où on se sent en sécurité, même pour une heure. Je crois que c’est ça pour quoi se bat Agens: avoir une vie normale et créative.
Si j’ai bien compris, vous mélangez des sujets lesbiens et glamours. C’est une manière de rendre l’homosexualité plus «acceptable» pour le grand public?
Il y a beaucoup de questions autour de ce sujet. De toute évidence c’est un moyen de rendre l’homosexualité plus acceptable, mais dans un premier temps nous souhaitions surtout donner aux filles les rôles de modèles qu’elles méritent. Il existe toujours ce stéréotype que les lesbiennes doivent être masculines, porter des T-shirts, des jeans et boire de la bière. Tellement de genres différents cohabitent au contraire ! En Russie nous n’avons pratiquement pas de femmes célèbres publiquement lesbiennes auxquelles on peut s’identifier. Personne ne peut montrer sa différence. C’est pourquoi nous avons besoin de représentations à nous, qui changent des stars occidentales et de The L Word [célèbre série américaine sur un groupe de lesbienne, bi, trans].
Le gouvernement russe vient de promulguer une loi contre la propagande homosexuelle. Pensez-vous que votre magazine pourrait être interdit?
C’est possible. En Russie on ne sait jamais ce qu’il va arriver le lendemain. Mais la plupart d’entre nous sont nées pendant la Perestroika, donc nous sommes globalement assez habituées à vivre sur un baril de poudre. C’est comme ça que ça passe ici.
Comment expliquez-vous le climat général d’homophobie en Russie? Est-ce que cela se dégrade?
Ça va de mal en pis, de toute évidence. Il y a dix ans nous étions vus comme des extraterrestres, mais (ou peut-être du coup) personne vraiment n’osait nous approcher. Et maintenant c’est devenu si agressif ! Je suis choquée de voir à quel point les Russes détestent les gays. Ça doit être l’une des rares choses sur lesquelles les politiciens et les gens ordinaires ne se disputent pas entre eux. Mais je ne sais pas trop expliquer pourquoi, même entre nous [les gays] cela reste une grande question. Peut-être que la Russie n’est pas prête pour la démocratie.
Comment cela pourrait-il changer?
On doit essayer de parler aux gens, encore et encore. On ne doit jamais s’arrêter. Il y a au moins une bonne chose avec la loi sur la propagande homosexuelle: on n’a jamais autant parlé des homosexuels. Ça avait toujours été un sujet fermé et maintenant c’est sur la table. Et je suis vraiment contente que certains médias importants, surtout des journaux et des magazines, aient pris le parti des militants LGBT et comprennent désormais mieux les problèmes des gays.
Et aussi, nous devons sortir du placard. La majorité des Russes homo se cachent de leurs familles, collègues et amis. Tant que nous nous cacherons, les gens ne sauront pas à quel point nous existons et nous pouvons être créatifs. Et des gens connus doivent se déclarer aussi. Le dire peut changer les choses.
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