Quelle place laisser aux lobbys à l’Assemblée nationale ? Comme la droite avant elle, la gauche a du mal à trouver la réponse. Et se méfie de la transparence absolue.
Pour les lobbyistes, la législature a commencé par un avertissement. En octobre, plusieurs grands noms de l’agro-alimentaire et de la chimie – Monsanto, Bayer, Syngenta ou encore Biomnis – ont perdu leur accréditation à l’Assemblée nationale. Et avec elle, leur accès privilégié aux députés.
Ces exclusions ont surpris. La précédente majorité avait bien mis à la porte la lobbyiste de Servier en 2011, mais dans un contexte très différent. Le scandale du Mediator avait révélé les méthodes du laboratoire pour influencer les parlementaires. Une réaction s’imposait.
Ce scandale avait également révélé les faiblesses des règles imposées depuis 2009 pour encadrer le travail des « représentants d’intérêts » auprès des députés :
l’Assemblée leur a imposé un Code de conduite ;
seuls les lobbyistes figurant sur le registre officiel peuvent accéder quand ils le souhaitent au Palais Bourbon ;
ils doivent à chaque visite retirer un badge leur donnant accès à une partie des salles menant à l’Hémicycle (comme les journalistes) ;
sans cette accréditation, ils doivent se contenter de prendre rendez-vous avec les députés, dans leurs bureaux ou à l’extérieur du Palais.
Encadrer les « secteurs sensibles »
Des visiteurs à l’Assemblée nationale (DESSONS ERIC/JDD/SIPA)
La gauche veut revoir ce règlement. La mission a été confiée au socialiste Christophe Sirugue, vice-président de l’Assemblée. Depuis septembre, il a mené « une dizaine » d’auditions de lobbyistes et d’associations, comme Regards citoyens et Transparency International. Il prévoit de rendre son rapport à la fin du mois.
Plus sévère, la gauche ? C’est ce que pouvait laisser croire la mini-purge dont ont été victimes Monsanto ou Bayer. En réalité, ce n’était pas le signal d’un grand ménage – juste celui d’un toilettage.
En visant le géant des OGM et plusieurs gros labos, les députés ont voulu encadrer le lobbying des entreprises travaillant dans des « secteurs sensibles », et mettre fin à des doublons, nous explique Christophe Sirugue :
« Ces entreprises étaient déjà représentées par leurs fédérations professionnelles […]. Dans ces domaines, l’apport au débat public est fait par la branche professionnelle, le sujet n’est pas l’entreprise. »
Un autre géant de la chimie, Du Pont de Nemours, a pourtant conservé son accréditation. Quant aux doublons entre le lobbying individuel des entreprises et celui de leurs fédérations professionnelles, ils restent nombreux. Comme dans le BTP : à l’Assemblée, le cimentier Lafarge peut ainsi compter à la fois sur son propre lobbyiste et sur celui du Syndicat français de l’industrie cimentière.
« Il ne faut pas être jusqu’au-boutiste »
Christophe Sirugue ne nie pas les ambiguïtés de ce système d’accréditations, mais veut dépassionner le débat sur le lobbying à l’Assemblée. L’objectif, selon lui, est d’en faire « une maison transparente, et une maison ouverte » :
« Le législateur ne sait pas tout, et il est normal qu’il soit éclairé par des gens qui expriment des positions différentes […]. Il ne faut pas être jusqu’au-boutiste au point que plus rien ne se fasse ici. »
La victoire de la gauche aux dernières élections n’a en tout cas pas fait fuir les lobbyistes. Au contraire : selon la liste disponible sur le site de l’Assemblée, ils sont aujourd’hui 180 à être accrédités au Palais Bourbon. Les entreprises y côtoient des cabinets de lobbying, mais aussi des institutions publiques (la Cnil, l’Hadopi, l’assurance maladie…), des syndicats (FO, CFDT, CFTC) ou des associations (France Nature Environnement, la Ligue nationale contre le cancer…).
La réforme du règlement en préparation ne fermera pas les portes du Palais Bourbon à ces lobbyistes. Elle devrait notamment porter sur :
la durée des accréditations : elles ne seront plus valables pour une législature complète (cinq ans), mais seront réexaminées chaque année ;
les conditions à remplir : le formulaire d’inscription au registre exige de préciser les intérêts représentés, le chiffre d’affaires et le nombre de salariés, mais les critères retenus par l’Assemblée pour accepter ou refuser les candidatures restent flous ;
la couleur des badges d’accès : ils pourraient devenir plus voyants, pour éviter toute confusion entre les lobbyistes circulant dans les couloirs et les fonctionnaires ou les collaborateurs des députés.
Le « lobbying à l’ancienne » a de l’avenir
Ce débat est-il déjà dépassé ? Beaucoup de professionnels ne jugent plus utile de venir séduire les députés dans la salle des Quatre-Colonnes. Selon Christophe Sirugue, « une vingtaine » de lobbyistes accrédités ne sont même jamais venus retirer leur badge d’accès :
« Soit parce qu’aucun texte ne les a intéressés pendant la mandature, soit parce qu’ils ne se servent pas du badge et fonctionnent différemment : ils préfèrent prendre rendez-vous avec des députés, et n’ont donc pas besoin de badge permanent. C’est du lobbying à l’ancienne. »
Pascal Tallon est un des partisans de ce « lobbying à l’ancienne ». Son cabinet, Boury, Tallon & Associés, est accrédité à l’Assemblée (il y représente Mars, Bayer ou la Française des Jeux), mais il préconise d’interdire aux lobbyistes de circuler dans les couloirs et de s’approcher sans rendez-vous des députés :
« Je suis favorable au registre et je juge important qu’il y ait un code de conduite. En revanche, je ne suis pas favorable aux badges d’accès : ce ne peut être que porteur de confusion […]. Les parlementaires doivent pouvoir se parler tranquillement, sans se demander si les gens qu’ils croisent ont des intérêts à défendre. »
Un discours rigoriste, témoignant des efforts des professionnels pour améliorer leur réputation. L’Association française des conseils en lobbying et affaires publiques (AFCL), présidée par Pascal Tallon, s’est ainsi dotée d’une « Charte de déontologie professionnelle » [PDF].
Ces efforts sont reconnus par les associations luttant pour une plus grande transparence de la vie politique, comme Transparency International et Regards citoyens, auditionnées par Christophe Sirugue dans le cadre de son rapport.
Le métier de lobbyiste est « parfaitement respectable », estime Daniel Lebègue, président de Transparency International France :
« On n’est pas antilobbyistes, car on considère que l’expression des intérêts est liée de manière intrinsèque avec la vie démocratique, avec une économie de marché, où chacun cherche à faire valoir ses intérêts auprès des décideurs publics.
La question est de savoir comment assurer un contrôle, un encadrement, une transparence, un droit de regard des citoyens sur les relations entre les représentants d’intérêts et les décideurs publics. »
C’est justement le manque de transparence qui inquiète les associations. Le registre des lobbyistes accrédités à l’Assemblée ne reflète en effet qu’une petite partie des activités destinées à influencer les députés.
Jusqu’où aller dans la transparence ?
C’est ce que Regards citoyens et Transparency International ont démontré en étudiant les auditions et les rapports réalisés par l’Assemblée entre 2007 et 2010 : selon leur étude, au cours de ces trois années, « près de 5 000 organismes, représentés par plus de 16 000 personnes », avaient été entendus par les députés. Loin des 180 lobbyistes recensés sur le registre.
« Il faut assurer une traçabilité de la loi et de la décision publique », réclame Daniel Lebègue :
« Pour chaque projet ou proposition de loi, il faut rendre publique dans une annexe à la loi votée la liste de toutes les personnes et organisations entendues au niveau des rapporteurs, de la commission et des différents parlementaires. On souhaite qu’on indique sur quels points l’organisation professionnelle ou le lobbyiste est intervenu, quel est le message qu’ils voulaient faire passer. »
Regards citoyens propose d’aller encore plus loin. L’association, qui a publié un compte-rendu détaillé de son audition par Christophe Sirugue, demande à l’Assemblée de rendre publiques les données permettant de suivre l’activité des lobbyistes. Et notamment « la date de visite et le nom de toute personne ayant accédé à l’Assemblée pour toute autre raison qu’une visite touristique du Palais ».
Une solution radicale, même si Christophe Sirugue suggère que les députés rendent en partie public leur agenda. Il nous renvoie à sa page Facebook : le jour de notre rencontre à l’Assemblée, le député y annonce « deux interviews à la presse » sur le lobbying, suivies un peu plus tard d’un « déjeuner de travail avec un chef d’entreprise ». Mais, au nom du « respect des personnes qu’on rencontre », sans préciser les noms des journalistes et du patron concernés.
« Cette obsession de la transparence me fait beaucoup sourire », confie Thierry Coste, le lobbyiste le plus célèbre de l’Assemblée. Représentant – entre autres – de la Fédération nationale des chasseurs, il est particulièrement bien placé pour savoir que les contraintes sont facilement contournables.
Toujours disponible pour les journalistes, il a été la vedette d’une bonne partie des reportages sur le lobbying diffusés à la télé. Jusqu’en février 2012, où le bureau de l’Assemblée a fait mine de découvrir que Thierry Coste se promenait librement dans le Palais Bourbon sans en avoir le droit.
« Il y a beaucoup d’hypocrites »
Le lobbyiste des chasseurs bénéficiait en effet d’un badge de « collaborateur bénévole », plutôt destiné aux stagiaires. Ce badge de complaisance lui avait été fourni par le député UMP Jérôme Bignon (battu aux dernières législatives), qui présidait justement le groupe d’études de l’Assemblée sur la chasse.
Pour l’exemple, Thierry Coste avait été mis à la porte du Palais Bourbon. Et il y est revenu après le changement de majorité, en s’inscrivant comme les autres sur le registre officiel. « Je suis rentré dans le moule », résume-t-il, en souriant autant des ambiguïtés du système que de la rigueur affichée par certains de ses confrères :
« Je ne passe pas ma vie au Sénat ou à l’Assemblée, mais c’est pratique de pouvoir rencontrer les parlementaires pendant les trois jours de la semaine où ils sont là. Ça ne donne pas plus d’influence, mais c’est plus pratique de les voir quand ils sont regroupés […].
Chez les lobbyistes, il y a beaucoup d’hypocrites. J’ai attendu quatre mois avant de récupérer mon badge : pendant ce temps-là, j’ai rencontré beaucoup de parlementaires – mais je les ai rencontrés ailleurs qu’à l’Assemblée et au Sénat ! »
source:rue89.com