L’auteur du «Misanthrope» chassait-il donc le gibier à poil et à plume, comme dit Saint-Simon? D’après Jean-Marie Besset, c’est plus que probable. C’est ce qu’il met en scène dans sa pièce «le Banquet d’Auteuil».
Georges Forestier, historien des formes littéraires, spécialiste du théâtre du xviie siècle, responsable de la publication des «Oeuvres complètes» de Molière dans la bibliothèque de la Pléiade, se montre par contre très dubitatif. Le seul point sur lequel les deux sont d’accord: Molière n’était pas, comme certains le prétendent, le prête-nom de Corneille. C’est bien lui qui a écrit ses pièces.
Georges Forestier Vous semblez sûr que Molière était amoureux de Baron. Mais de quelles preuves disposez-vous donc?
Jean-Marie Besset Il est difficile d’établir que deux personnes couchent ensemble si elles ne veulent pas que ça se sache. Surtout en un temps où, même si à la cour et chez les privilégiés règne une grande liberté de moeurs, on envoie encore les homosexuels au bûcher. Il n’existe pas de preuve que Molière ait été homosexuel au sens moderne du terme, mais un faisceau de présomptions.
D’abord, le mot «homosexuel» n’existait pas. On faisait seulement la distinction entre les bons chrétiens et un petit nombre de libertins. Le coup de coeur que Molière a eu sur le tard pour un jeune homme m’évoque celui de Jean Vilar pour Gérard Philipe ou celui de René Clément pour Alain Delon.
G. Forestier Jusque-là, aucune objection. Si vous faites de l’art en rassemblant quelques indices, d’accord. Mais si vous affirmez: «Ça s’est passé comme ça», je ne vous suis pas. Car, enfin, qu’est-ce qui vous permet de penser que Molière a eu un coup de coeur pour Baron? Ce n’est pas impossible, mais rien n’est moins certain.
Par ailleurs, il y a des nuances à apporter dans vos propos. Pour les homosexuels qui gravitaient autour du roi, la persécution n’était pas aussi épouvantable que vous le dites. Par exemple, l’homosexualité de Lully, du moins sa bisexualité, était de notoriété publique et on ne l’a pas brûlé, que je sache.
D’autre part, les libertins étaient nombreux. L’incrédulité était très répandue à la cour, en particulier dans les années 1660-1670. Louis XIV luimême, représentant de l’Eglise de France, accomplissait du bout des lèvres ses devoirs de chrétien. Mais j’en reviens à Baron. Sur quoi vous fondez-vous quand vous décrétez Molière amoureux de lui?
J.-M. Besset C’est une critique de Michel Cournot sur «la Comtesse d’Escarbagnas», parue en 1992 dans «le Monde», qui m’a révélé l’amour de Molière pour son jeune acteur prodige. J’ai ensuite découvert deux textes, décriés par beaucoup d’historiens bien qu’émanant de témoins ou de gens qui ont interrogé l’entourage de Molière.
Le premier est un pamphlet anonyme de 1688, «la Fameuse Comédienne», qui tire à boulets rouges sur Armande Béjart et évoque l’amour de Molière pour Baron. L’autre livre sur lequel je me base, «la Vie de M. Molière», par Grimar est, paru en 1705 (Molière était mort depuis plus de trente ans), est une réponse à «la Fameuse Comédienne».
G. Forestier Je vous rappelle que Boileau, familier de Molière, dit que tout y est faux.
J.-M. Besset Et moi je vous citerai pour mémoire le baron Charlus, qui dans «A la recherche du temps perdu», de Marcel Proust, cite Molière parmi les homosexuels célèbres. Ou encore «la Petite Molière», pièce où Jean Anouilh prend soin de nier l’existence d’un amour Molière-Baron, preuve que la rumeur circulait.
Bien sûr, dans nos livres d’école, aucun lien n’était fait entre Molière et l’homosexualité. Il était pourtant entouré d’homosexuels – ou plutôt de bisexuels, car beaucoup étaient mariés. Comment expliquer ce cénacle d’homosexuels autour de lui, Chapelle, d’Assoucy dont Jean-Luc Hennig a récemment publié la biographie, et tous les autres? Vous voyez bien, on tire le fil, et toute la pelote vient.
G. Forestier Ce n’est pas parce qu’on a beaucoup d’homosexuels autour de soi qu’on l’est soi-même. Ça veut seulement dire qu’on se fiche de la sexualité de ses amis.
J.-M. Besset Moi, je suis convaincu que Molière l’était. Notez que la question ne se pose qu’à son sujet. Personne ne soupçonne Corneille. Molière avait vécu une passion malheureuse avec Armande…
G. Forestier Mais d’où sortez-vous qu’Armande a été le grand amour de sa vie et que cet amour fut malheureux? Des hommes qui épousaient des femmes de vingt ans de moins qu’eux, c’était banal à l’époque. C’est encore courant aujourd’hui : ma femme en a vingt de moins que moi [rire].
Mais venons-en aux textes sur lesquels vous vous appuyez. Un de mes collègues a réussi voici deux ans à montrer que ces pamphlets qui prétendent dévoiler ce qui se passe secrètement dans les coulisses du pouvoir sont des romans, de pures fictions. Ainsi colportait-on sur le compte d’Henriette d’Angleterre des horreurs entièrement inventées. Ça fait partie de la tradition de ce que mon collègue a appelé la «nouvelle diffamatoire».
Remarquez que Molière est resté sous les feux de l’actualité durant toute sa carrière parisienne, qu’il était une star, et qu’on ne dispose d’aucune lettre évoquant les prétendues infidélités d’Armande. Aucun document, aucun témoignage, rien ne transparaît.
J.-M. Besset N’empêche que Molière, comme Woody Allen, utilise sa vie pour écrire ses pièces… Pour moi, c’est le premier auteur moderne, au sens de : je mets mes tripes sur la scène ou, si vous préférez, ma vie dans mon oeuvre. Tous les hommes de théâtre seront d’accord avec moi là-dessus. Alors que je ne peux pas me faire une idée de Corneille d’après ses comédies, et encore moins ses tragédies. Idem pour Racine.
G. Forestier Mais pourquoi le vouloir à tout prix torturé par la jalousie?
J.-M. Besset Parce qu’on retrouve d’une pièce à l’autre le même personnage marié avec une femme plus jeune que lui, qui le trompe et le rend jaloux.
G. Forestier Moi, j’appartiens à une génération de profs de lettres proches des historiens, qui font table rase des commentaires existants, tentent de savoir comment les pièces sont faites, accomplissent un véritable travail d’archéologue pour savoir de quelles strates elles sont composées. J’ai par exemple écrit un «Essai de génétique théâtrale» pour comprendre comment Corneille écrivait, sachant ce qu’on sait de la politique et la culture de son temps. Et j’ai appliqué la même méthode à Molière.
Lorsqu’on lit les textes de l’époque, et pas seulement les siens, on découvre tout un pan de la littérature galante, illustrée en particulier par les romans de Mlle de Scudéry. On ne raconte pas grand-chose dans ces ouvrages qui comptent des milliers de pages, mais on y transpose les conversations qui se tenaient alors dans les salons. Et de quoi y parle-t-on? D’amour, de mariage, d’éducation des femmes, de jalousie, de cocuage…
J.-M. Besset Tout comme aujourd’hui.
G. Forestier Oh mais pas du tout ! Dans la haute société, tous les mariages étaient arrangés. L’un des problèmes qui se posaient était celui des sentiments qui naissent hors mariage. Que doit faire le mari qui s’aperçoit que sa femme file le parfait amour avec un troisième larron?
La première pièce où Molière aborde la question, c’est, en arrivant à Paris, «Sganarelle ou le Cocu imaginaire». Il approfondit ensuite le personnage, et Sganarelle devient l’Arnolphe de «L’Ecole des femmes». Car l’un des points fondamentaux dont on débat dans les salons, c’est l’éducation des femmes, la liberté qu’il faut leur laisser, étant entendu que c’est alors la conception paulinienne qui prévaut: l’homme et la femme forment un seul corps, la femme doit obéissance absolue au mari.
En somme, on exige fidélité dans un cadre qui rend cette fidélité quasi impossible, aussi bien du côté du mari que de celui de la femme. Toute la littérature du temps est envahie par ce thème. Si Molière est un écrivain reconnu comme galant, c’est qu’il pose au théâtre les problèmes qui sont alors sur le tapis. Reportez-vous à la littérature du temps.
J.-M. Besset J’ai lu les comédies de Corneille et celles de Baron, je n’y retrouve pas du tout les mêmes thèmes. Pour en revenir à l’homosexualité, vous savez comme moi qu’on fait depuis Roger Planchon une lecture homosexuelle de «Tartuffe».
G. Forestier C’est une proposition d’artiste qui ne me choque pas plus que votre pièce. Je conteste seulement la prétendue réalité historique sur laquelle vous vous appuyez.
J.-M. Besset Ce que je dis, c’est que l’homosexualité transparaît dans certaines pièces de Molière comme dans celles de Baron. Ainsi, quand Alceste dans «le Misanthrope» dépeint Clitandre comme une «protofolle»: ongle long au petit doigt, perruque blonde, amas de rubans, ton de fausset. De même quand Molière emprunte à Cyrano de Bergerac certaines scènes de son «Pédant joué».
Le passage des « Fourberies de Scapin» où Géronte répète: «Que diable allait-il faire dans cette galère?», c’est la première scène de drague homosexuelle de la littérature française. Ce n’est pas «Querelle de Brest», de Jean Genet, c’est entendu, mais enfin, vous m’avouerez que ce «jeune Turc de bonne mine» qui fait passer Léandre sur sa galère et l’enlève…
De même, quand Scapin-Molière dit à Octave-Baron : «Je suis homme consolatif, homme à m’intéresser aux affaires des jeunes gens», la phrase sonne étrangement.
G. Forestier Vous reconnaissez en tout cas ce que je me tue à vous dire : Molière bricolait des textes préexistants. Ce que vous-même avez d’ailleurs fait.
J.-M. Besset « Le Banquet d’Auteuil » aura au moins le mérite de faire redécouvrir Baron, auteur oublié qui a écrit huit pièces, inférieures à celles de Molière, mais qui sont, à mon avis, le chaînon manquant entre Molière et les comédies anglaises de la Restauration, avec des auteurs comme William Congreve ou George Farquhar. Dans son principal succès, «l’Homme à bonnes fortunes», il y a une scène avec un enfant de 9 ans – censurée après la première –, où les contemporains ont vu une allusion aux relations passées de Baron et Molière…
G. Forestier A mon avis, vous ne cessez de confondre la littérature et la réalité. Sur ce cercle vicieux repose tout ce qui a été dit sur les écrivains depuis l’Antiquité. Tenez, sur Eschyle, Sophocle, Aristophane, on ne sait rien, absolument rien. Or il y a quand même eu des gens pour écrire leurs biographies. C’est un phénomène intéressant: on ne sait rien sur un dramaturge, mais on fabrique sa vie en transposant certains éléments de ses pièces. Et, à partir de ces vies imaginaires, on réinterprète les oeuvres…
J.-M. Besset Mouais. En reprenant les mêmes arguments, vous pouvez démonter les quatre Evangiles…
G. Forestier Je suis en effet un grand admirateur de Renan…
Propos recueillis par Jacques Nerson
Entretien paru dans « l’Obs » du 12 mars 2015
A voir : « Le Banquet d’Auteuil », par Jean-Marie Besset, Théâtre 14, Paris-14e, rens. : 01-45-45-49-77.