Dans une ville constellée d’autocollants, d’affiches et de drapeaux comme jamais, les habitants, qui pour la plupart ne connaissent pas l’exaltation contestataire, ont appris à se mobiliser. Reportage.
(De Versailles, Yvelines) La dernière affiche de la « Manif pour tous », qui montre une Marianne bâillonnée, est un peu partout dans les rues. Les Versaillais qui se préparent à manifester ce dimanche, l’aiment beaucoup. Ils trouvent qu’elle représente parfaitement leur état d’esprit. Dans une ville qui a voté à 67% pour Nicolas Sarkozy l’année dernière et qui n’est pas connue pour son âme militante, tant d’exaltation contestataire pourrait être louche.
Mais ces derniers mois, les Versaillais de tous âges, ont appris à se mobiliser. Ils tractent, ils collent, ils descendent à Paris pour manifester, et organisent des veillées locales, qui ressemblent à un étrange mélange entre un sit-in soixante-huitard et un prêche religieux, pendant lequel on chante et on dit des textes.
Rue89 est allé à Versailles pour voir comment on y milite. Une réponse en six commandements.
Sortir du rang tu oseras
De notoriété publique, les Versaillais n’avaient pas jusqu’à récemment le gène du manifestant. Alors avant même d’organiser le militantisme, il a fallu pour beaucoup simplement oser.
Jeanne, étudiante en médecine de 19 ans à Saint-Quentin-en-Yvelines, est venue avec des amis à une veillée versaillaise qui réunissait autour de 150 personnes, un soir de pluie. Elle a défilé à Paris pour presque chaque Manif pour tous.
« J’étais complètement dans mes cours, jamais manifesté ou quoi. Je n’ai pas de casier judiciaire, j’étais une enfant modèle, mais là… »
Son ami François, étudiant en histoire de 18 ans, avait lui aussi tout sauf une culture de la contestation :
« Moi la politique jusqu’ici, ça me faisait dormir. Je m’imaginais pas du tout aller manifester un jour. A chaque fois qu’on parlait de manifestations avec mon père, c’était les violences de tels extrémistes syndicaux, le nombre de blessés… Le CPE ou la réforme des retraites j’ai des amis qui y sont allés, moi je suis resté dans le rang. J’étais sage, mais là ça a complètement changé. »
Pour descendre dans la rue, il fallait déjà outre-passer l’idée que les manifestations étaient constellées de casseurs. Le Père Raphaël Prouteau, vicaire de la Cathédrale Saint-Louis de Versailles, ajoute qu’il fallait aussi aux Versaillais sortir d’une conception plus passive de la vie en démocratie :
« Ces gens-là, en règle générale, sont plutôt consensuels, il y a un pacte républicain, la bataille se fait dans les urnes, une loi passe, on y peut rien, et on se résigne. Là on dit, “je ne peux pas me contenter de me résigner, je dois me mobiliser”. »
C’est ce qui est arrivé à Benoît, trentenaire qui n’avait aucun passé politique ou associatif avant de se retrouver à organiser les veilleurs de Versailles. Il est de droite, mais n’a selon lui « vraiment pas une âme de militant ».
« Faire les veilleurs, c’est un vrai investissement – on a fait des sacrifices, on a été obligés de faire des choix. Ça change notre vie sociale, on sort moins, et on commence à fatiguer parfois. Passer la soirée à coller des affiches, c’est sympa, mais je préfèrerais boire un verre avec des copains… »
Prêtre du diocèse de Versailles hyperactif sur les réseaux sociaux, l’Abbé Pierre-Hervé Grosjean pense que si l’église au niveau local n’a pas voulu être à l’initiative de cette mobilisation, elle a contribué à décomplexer les fidèles sur leur engagement.
« Ces gens n’ont pas culture de la manifestation, il y a quelque chose de naïf dans tout ça. Mon rôle c’était de leur dire, ne vous laissez pas caricaturer, ne vous laissez pas culpabiliser. Vous avez le droit de prendre la parole. Allez-y. »
De la gauche tu t’inspireras (mais pas trop)
A l’entrée de Versailles, même les couleurs de la station service sont mises en veilleuses, pour ne pas écorcher le paysage. Du brun doré, au lieu du rouge pétant que l’on trouve n’importe où ailleurs. Alors c’est étrange, même pour ceux qui les collent, de voir la ville constellée d’autocollants, d’affiches et de drapeaux aux fenêtres.
François a regardé comment faisait l’Unef (Union nationale des étudiants de France, syndicat classé à gauche) pour faire passer ses messages. Parfois avec envie.
« L’Unef, à la fac, quand ils ont quelque chose à dire on sait qu’ils ont dit quelque chose. On sait qu’ils étaient contre le projet de réforme des retraites, on sait qu’ils sont pour le mariage gay. On le sait tout de suite.
Quelqu’un qui sera contre le projet de loi Taubira, c’est pas quelqu’un qui va forcément le hurler. C’est une majorité silencieuse qui ne hurle pas forcément ses opinions, qui ne les impose pas, qui n’a pas cette volonté, qui agit dans le silence. Ça fait qu’on peut avoir du mal à se reconnaître entre nous.
A la fac, ils collent des affiches partout avec la bénédiction de l’administration. On a utilisé les mêmes moyens qu’eux. C’est limite légal, mais pas hors-jeu. On joue fair-play. C’est les mêmes moyens que la gauche utilise d’habitude, mais pour une autre cause, ça perturbe tout le monde. On retourne les armes contre eux, contre la pensée dominante, et c’est assez jouissif. »
Le Père Rapahël Prouteau dit qu’il n’a jamais vu Versailles dans cet état, avec presque chaque panneau orné d’un autocollant.
« Je ne sais pas si ils tiendront encore cinq ans comme ça. Mais en même temps ils n’ont pas envie non plus de perdre cette conscience politique qu’ils envient un peu à la gauche. Ils disent on perdra peut-être ce combat, mais on se mobilisera sur d’autres sujets. L’inconnue, c’est est-ce qu’ils y arriveront. »
Dans la sphère privée tu resteras
Chez les militants versaillais contre le mariage homosexuel, on a beau chercher, pas de QG. Même pas un bar où les gens se retrouveraient régulièrement. On mobilise son réseau familial ou amical par e-mail, texto, ou par les réseaux sociaux, explique Benoît. Et si il y a des réunions, elles se font chez les particuliers.
Pour le Père Raphaël Prouteau, c’est culturel :
« Les gens ne sont pas dans cette logique comme ça a pu exister chez certains militants trotskistes qui avaient leurs cellules, leurs bureaux où on organise les actions, où on discute de stratégie. Eux non. Il n’y a pas de lieux, pas de cercle politique, et si ça existait les gens n’iraient pas. »
François voit l’idée de structurer plus les choses localement comme un repoussoir. Qui ressemblerait trop à un parti politique ou un syndicat, et ne serait plus si naturel pour les gens.
« A la fac je me sens représenté par aucun syndicat. Mais je ne voudrais pas monter un syndicat. Moi je me regarde plutôt comme un individu qui agit, et qui peut se rattacher à des organisations de façon ponctuelle comme la Manif pour tous, mais la politique ça ne me fait pas envie.
Et aujourd’hui il n’y a pas besoin de ça localement. Surtout à Versailles, on est dans un petit monde qui se connaît bien et les opposant à la loi Taubira se connaissent. Les réseaux privés, entre particuliers, ça fonctionne mieux. »
Tout seul tu ne tracteras pas
Nicolas Tardy-Joubert a 55 ans. Il a rarement manifesté dans sa vie (l’exception étant le mouvement de « l’Ecole libre » en 1984), mais s’est porté volontaire auprès de la Manif pour tous dès les premiers pas du mouvement. Il s’est retrouvé en charge de la mobilisation dans les Yvelines.
Il dit avoir démarré à partir « d’une feuille blanche ». Et avoir appris petit à petit, en faisant. C’est lui qui au bout de quelques mois a envoyé une directive amicale aux militants locaux : il ne fallait désormais plus tracter seul, pour que les prises à partis ne soient pas trop violentes. Une règle de vieux routard pour n’importe quel militant aguerri, que le mouvement versaillais a découvert avec fraîcheur.
Clotilde (ci-dessus), étudiante de 20 ans qui tractait pour la première fois ce vendredi matin sur le marché de Versailles avait visiblement perdu son acolyte. Entre des interactions chaleureuses (« ça va être énorme, dimanche ! »), et des refus polis, il y avait des moments compliqués. Un jeune homme qui se déclare homosexuel prend un tract, le déchire avec ostentation devant elle avant de s’éloigner. Une petite épreuve qu’elle ne commente pas, et qu’elle surmonte avec un sourire gêné.
Le Père Raphaël Prouteau a vu plusieurs jeunes regarder le tractage comme un pas à franchir :
« Pour certains, tracter, ce n’est pas rien. Une jeune fille m’a dit : “ Si tu savais à quel point donner un tract à des gens ça m’angoissait, j’avais peur de la réaction violente, et puis on a peur de déranger, on donne un tract en disant excusez-moi de vous déranger je vous donne un tract… ” Elle me disait : “C’est dur, mais ça m’oblige à m’exposer.” Ce que ça change en eux c’est que ça a achevé de les décomplexer. Ils ne s’excusent plus de penser ce qu’ils pensent et de croire ce qu’ils croient. »
D’un casier judiciaire tu ne veux pas
En tractant, Clotilde se retrouve prise dans une longue discussion avec une dame qui partage ses idées. Elle lui dit : « La France qui souffre là, c’est celle qui bosse, celle qui n’a jamais rien fait de mal, à part peut-être passer au rouge au passage piéton ! »
Elle raconte bien en une phrase, à quel point les gens qui composent le mouvement sont mal à l’aise avec le non respect de l’ordre, et se voient comme des gens pour qui faire des trucs « borderline » pour faire entendre ses idées est perturbant. Jeanne :
« J’ai jamais aimé être à la limite de la légalité. Je n’ai jamais fait de collage la nuit. Mais bon en fait, les collages, c’est limite, mais c’est pas bien méchant. »
Le Père Raphaël Prouteau voit des jeunes qui tant bien que mal, se sont fait à l’idée que participer à une manifestation, ça pouvait vouloir dire être embarqué :
« C’est violent d’être arrêté et mis dans un panier à salade. Même un contrôle d’identité, c’est pas rien, qui qu’on soit. Mais c’est encore plus violent pour eux que pour des gens dans les manifs de gauche, où eux partent plus du principe que ça arrivera, que nos jeunes.
Leur but n’est pas d’aller en garde à vue, mais d’aller jusqu’au bout. Si ça en passe par la garde à vue, on passera par là. »
Et si Benoît, qui organise les veillées (ci-dessus la procession de fin de celle du 23 mai), est lui aussi un peu inquiet d’outrepasser les règles et ne souhaite pas d’un casier judiciaire, il trouve anormal que le gens le ressentent ainsi, alors qu’ils composent un mouvement selon lui « très civilisé » :
« La violence n’est pas dans notre culture : on sait que c’est sans intérêt de casser une vitrine, on sait que c’est un bien appartenant à autrui. »
Les autorités tu emmerderas (un peu)
Jeudi, lors d’une veillée versaillaise, une dame s’est approchée pour demander ce qu’il se passait. « Si c’est juste une protestation calme, pourquoi est-ce qu’il y a la police ? »
Jeanne, François et leurs amis s’en sont donnés à cœur joie : « On leur fait peur en fait. On est violents ! Des extrémistes d’extrême droite, très violents. On fait des pompes tout les matins pour aller casser des CRS. »
Benoît, lorsqu’il organise les veillées, ne prévient jamais la préfecture et change d’endroit autant que possible. Le lieu est annoncé sur Twitter, quelques heures avant seulement.
« On joue au jeu du chat et de la souris avec les forces de l’ordre. Il y a une excitation chez les flics, ils nous mettent la pression. Pourtant, on ne fait rien de mal, au pire on fait trois pas dans Versailles, et ça n’a pas de conséquences sur l’ordre public. »
Un jeu auquel reconnait être contraint de jouer un policier membre des renseignements généraux (aujourd’hui DCRI) présent à la veillée.
« Ils sont un peu cachotiers, faut chercher un peu pour savoir ce qu’ils vont faire, mais ça va. C’est de la désobéissance civile, mais qui se passe bien, on encadre. »
Une procession de veilleurs escortée par une voiture de police à Versailles, le 23 mai 2013 (Audrey Cerdan/Rue89)
Et en effet, même lorsque tous les veilleurs se lèvent de leur campement humide de la place du marché pour se déplacer jusque devant le château de Versailles, en chantant ce qui sonne comme des cantiques sous escorte policière, on n’imagine pas quels genre de débordements on pourrait avoir à contenir. Mais si on ne jouait pas à se faire peur, que resterait-il de l’exaltation et du relief de la contestation ?
Le Père Raphaël Prouteau raconte comment le rapport des Versaillais aux autorités a pu évoluer :
« Dans les manifs de gauche, on part du principe qu’on défie l’autorité, et on le sait, et c’est presque un principe de base. Ces gens-là, ils ne conçoivent pas de défier l’autorité. Et en fait, ils l’ont fait pour la première fois le 24 mars, où vous voyez des gens se révolter contre l’attitude de la police qu’ils n’ont pas comprise. La réaction disproportionnée, vous faire gazer parce que vous gueulez, qu’un flic puisse sortir sa matraque parce qu’il est bousculé… Ils se disent on a pas jeté de projectiles, on a pas jeté de cannettes… En répondant de cette manière, l’autorité a légitimé de se révolter contre l’autorité.
Dans le public des manifs il y avait vis-à-vis de l’état, de la police, un respect, une considération, des gens qu’on considérait comme les garants de valeurs. Aujourd’hui, il n’y a plus ce principe de base. Et ça c’est un basculement vraiment surprenant chez des gens qui par nature sont consensuels, plutôt bourgeois.
L’acte de force pour eux c’est d’oser être face à un flic en armure en osant le braver pour dire “ je suis là et je suis pas censé y être ”.
J’ai un gendarme que je connais, qui était venu me voir en me disant qu’il espérait que les gens n’allaient pas pour autant perdre le respect du gendarme, du concept. Il me disait : “ J’ai conscience qu’on a pu obéir à des ordres absurdes – lorsque j’ai viré les veilleurs, tout s’est passé très calmement, il a suffit de demander pour que les jeunes se lèvent et partent. Mais surtout, dites aux gens de ne pas faire l’amalgame, de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, dites-leur de ne pas perdre ce respect du gendarme. ”
Pour autant, il n’ont pas l’intention de dire “ fuck la police ” ou “ CRS = SS ”. Ils ne basculeront pas là-dedans. »