Tout récemment, un certain nombre d’enseignants chercheurs des facultés de droit ont adressé une pétition aux sénateurs de la République, par laquelle ils entendent protester contre le projet de loi relatif au mariage pour tous. Ils se fondent sur leurs titres académiques et savoirs professionnels et mettent en avant leur nombre (pas moins de 170, disent-ils) pour propager tout une série de jugements qui, à l’examen, sont bien plus des jugements de valeur que des analyses juridiques.
C’est cette démarche que le texte ci-dessous, rédigé par quatre professeurs de droit public de l’Université Paris Ouest Nanterre, entend contester. Selon eux, si l’expertise du juriste peut présenter une utilité dans le débat public (elle lui permet de rappeler l’évolution historique, les difficultés d’interprétation, les enjeux théoriques et contentieux….liés à tel ou tel concept juridique ou à telle ou telle réforme législative, constitutionnelle, réglementaire…), elle ne permet pour autant pas de s’opposer au mariage pour tous ou à une réforme législative au nom d’une prétendue éternité des catégories juridiques. En d’autres termes, bien qu’ils prétendent parler au nom du droit, ces juristes expriment surtout leurs préférences personnelles.
À l’heure où les feux de l’Université pâlissent à vue d’œil, on pourrait se féliciter d’apprendre que l’interpellation du Sénat par 170 universitaires – « tous professeurs et maîtres de conférences » – parvient à retenir l’attention de la presse grand public. Arguant de leur qualité de « juristes », nos collègues se reconnaissent pour « vocation » de « veiller au respect des libertés individuelles et à la protection par le droit des personnes les plus vulnérables » et d’alerter le Sénat sur « la grande violence faite aux enfants, délibérément privés d’une mère ou d’un père ». Enfin, ils disent ne pas pouvoir « se taire » et dénoncent à l’avance « l’inéluctable marché de la procréation à venir, la marchandisation du ventre des femmes les plus précaires et des enfants fabriqués pour satisfaire les désirs dont ils sont l’objet » (sic).
Face à ces juristes, il s’en trouve toutefois d’autres qui ne se sentent nullement touchés par la même vocation et pour qui une question préalable s’impose : en quoi l’alerte que sonnent nos collègues est-elle le résultat d’un savoir proprement juridique et peut-elle, en conséquence, s’autoriser de titres académiques, en général, et de la qualité de juriste universitaire, en particulier ?
La pétition des 170 collègues contre le mariage pour tous exprime les vues personnelles desdits signataires, lesquels ne sauraient parler « au nom du droit ».
Oui, le projet de loi « implique un bouleversement profond du Droit, du mariage et, surtout, de la parenté ». C’est son objet même et il ne saurait dès lors être critiqué pour ce seul motif. Toute intervention législative en matière civile nous éloigne du Code Napoléon, comme toute révision constitutionnelle déjoue les intentions de nos pères fondateurs. Être professeur de droit n’autorise pas pour autant à « parler au nom du droit » et à s’opposer, par principe, aux bouleversements du droit positif, et moins encore aux évolutions du droit du mariage ou de la parenté.
Jusqu’à preuve du contraire, le droit demeure l’expression d’une volonté politique et non la reproduction d’une incertaine réalité qui serait supérieure ou antérieure à celle, sublunaire, qui est la nôtre. En dépit des apparences que nourrissent les habitudes, il convient de rappeler que le droit civil procède toujours d’arrangements politiques et de montages juridiques. Lorsqu’il s’agit de les créer, le juriste ne peut prétendre à aucune compétence ou monopole particulier. Au mieux le savoir juridique sera-t-il utile et pertinent lorsqu’il s’agira de mettre en œuvre ces montages, de leur donner consistance, cohérence voire d’en montrer les lacunes ou les antinomies. Sans même défendre le projet de loi que l’assemblée nationale a voté – car, précisément, une telle défense ressort des convictions politiques et morales de chacun –, il convient donc de dénoncer la méthode fallacieuse utilisée par nos collègues qui consiste à se fonder sur leur qualité de “juristes” pour dire ce qui est bien et ce qu’il faut penser.
Or, tout un chacun peut le vérifier, aucun des arguments de nos « résistants » – qui, de la contestation d’une loi sur le mariage aboutissent à la dénonciation du « trafic d’enfants » (sic) et à la privation de parenté –, n’est finalement juridique. Il s’agit au contraire d’affirmations morales qui essentialisent des catégories juridiques dans le but d’empêcher ou de faire apparaître comme impossibles les modifications du droit positif voulues par le législateur. On nous ressert, réchauffé, le plat des « catégories anthropologiques fondamentales », que l’on arrose d’une rhétorique pseudo-psychanalytique en vue de nous le rendre plus appétissant (l’enfant doit « se construire par référence à un père et une mère »). Mieux encore, on l’agrémente d’une dénonciation des méfaits de la logique libérale, qui n’est, comme par hasard, jamais aussi néfaste que lorsqu’elle touche les mœurs mais reste bien souvent la seule possible lorsqu’il s’agit de l’économie, du travail et de l’entreprise.
Il y a quelques mois déjà, certains psychanalystes, répondant à leurs pairs qui croyaient voir dans l’homoparentalité l’arbre cachant une forêt de dangers pour l’équilibre de l’enfant, les invitaient à se taire (Sylvie Faure-Pragier, « Homoparentalité : ‘psys, taisons-nous !’ », Le monde, 25 décembre 2012). On ne peut que s’en inspirer aujourd’hui. Sur l’« admissibilité juridique » du mariage pour tous et l’homoparentalité, juristes, encore un effort : taisons-nous. Laissons le législateur faire son travail et ne donnons pas à l’avenir la couleur de nos propres angoisses. Aucune loi n’est jamais définitive ni définitivement appliquée telle qu’elle a été votée : en ce qui concerne celle sur le point de l’être, il sera toujours temps de la modifier si l’expérience en démontre les lacunes ou les défauts. Mais s’il s’agit de refuser, par principe, l’adoption d’une réforme dont nul ne se dissimule l’importance, il n’est pas besoin de faire profession de juriste : celle de moraliste suffit amplement. La stratégie des « 170 juristes » ne doit tromper personne et nos sénateurs n’ont rien à craindre : ils pourront voter le texte que leur transmet l’Assemblée sans risquer les foudres de Thémis.
par Eric Millard, Pierre Brunet, Stéphanie Hennette-Vauchez, Véronique Champeil-Desplats