« Comme animal, comme vivant raisonnable et comme individu que sa raison lie au genre humain, l’homme est, de toute façon, un être conjugal », écrivait Michel Foucault (Le souci de soi). Mais, en même temps, l’auteur de Histoire de la sexualité considère que « l’amitié amoureuse » entre les hommes conduit à « inventer des modes de relations hors les cadres prédéfinis par la société, la médecine, les religions et le droit », relève Cyrille Bégorre-Bret dans L’amitié (Eyrolles, 2012). Ainsi, s’il est une voix qui n’a pas sa place dans le débat, c’est celle du raisonnement manichéen. La question de savoir s’il faut ou non légiférer sur le mariage des homosexuels ou s’il faut se prononcer « pour » ou « contre » le projet dépasse largement les oppositions tranchées. Les termes de ce débat éminemment protéiforme sont à la croisée de plusieurs droits et valeurs, et agitent toutes sortes de théories. Certains juristes redoutent notamment que la loi n’encourage la marchandisation du corps humain. « Ce projet prépare l’esclavage moderne des femmes qui loueront ou prêteront leur ventre, et la nouvelle traite des enfants fabriqués pour l’adoption », assure la spécialiste de bioéthique Aude Mirkovic. Cette juriste, membre de l’association Juristes pour l’enfance et maître de conférences à l’université d’Évry, vient de publier Mariage des personnes de même sexe, la controverse juridique (Pierre Téqui éditeur). Le Point.fr l’a rencontrée.
Le Point.fr : Vous écrivez que les personnes hétérosexuelles et homosexuelles ont déjà les mêmes droits face au mariage, puisque l’orientation sexuelle n’est pas un obstacle juridique au droit de se marier. N’est-ce pas contourner le problème qui est précisément de rétablir l’égalité des couples – et donc des personnes qui le composent – face au choix du mariage ?
Aude Mirkovic : Le couple, en lui-même, n’a pas de droits. Ce sont les individus qui ont des droits. Et, face au mariage, les hommes et les femmes sont tous égaux pourvu qu’ils en remplissent les conditions légales (pas de mariage entre frères et soeurs, etc.). Donc, poser la question en termes de discrimination sur l’orientation sexuelle n’est pas exact. Le désir homosexuel d’une personne peut faire qu’elle n’ait pas envie de se marier avec une personne du sexe opposé. Mais ne pas avoir envie et ne pas avoir le droit, ce n’est pas la même chose. Notons d’ailleurs qu’il y a des personnes qui ont un désir homosexuel et qui sont mariées avec une personne de sexe différent. Une personne ne se réduit pas à un désir, sexuel ou autre. L’individu est libre face à ses désirs et le désir, homosexuel ou autre, ne suffit pas à fonder une catégorie de personnes, et certainement pas une catégorie juridique. Si deux personnes de même sexe ne peuvent pas se marier et, surtout, ne peuvent pas être parents du même enfant, ce n’est pas parce qu’elles sont homosexuelles, mais parce qu’elles sont de même sexe. Et quand bien même on parlerait des droits des couples, seuls les couples dans des situations équivalentes peuvent réclamer les mêmes droits. Or, les couples de même sexe ne sont pas dans une situation équivalant à celle des couples de sexe différent au regard de la procréation et, donc, de la filiation et du mariage. Cette différence n’est pas une inégalité, ni naturelle ni même juridique, comme l’a dit clairement le Conseil constitutionnel dans sa décision du 28 janvier 2011.
Certes, mais le Conseil constitutionnel ne s’est pas opposé, par principe, à l’instauration d’un tel mariage et a même laissé au législateur toute liberté pour légiférer sur la question…
Pas tout à fait. Car la seule question posée au Conseil constitutionnel était de savoir si le mariage défini comme l’union d’un homme et d’une femme était conforme au principe constitutionnel d’égalité. Et il a répondu par l’affirmative. En revanche, le Conseil ne s’est pas prononcé sur le fait de savoir si le mariage pouvait concerner deux hommes ou deux femmes. En outre, seul le mariage (et non la parenté et la filiation) était visé dans la décision du Conseil. Et on sait bien que le mariage n’est qu’un cheval de Troie pour accéder à ce qui intéresse vraiment les promoteurs du projet, à savoir la possibilité d’être parent avec une personne de même sexe que soi. Or, l’altérité sexuelle des parents, comme celle des époux, relève clairement des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, qui ont valeur constitutionnelle. Depuis les débuts de la République, tout le droit de la filiation repose sur le principe fondamental de la différence sexuelle des parents. Le droit de la filiation a connu des évolutions importantes, mais cette donnée de départ selon laquelle les parents sont un père et une mère est constante et n’a jamais été remise en cause par aucune loi. La filiation résulte de l’acte de naissance, qui indique à chacun de qui il est né, que ce soit biologiquement ou symboliquement comme en cas d’adoption, et seuls un homme et une femme peuvent indiquer à l’enfant de qui il est né. Pour changer cette définition de la filiation, il faut une modification de la Constitution.
Ce « droit au mariage » recouvre donc la question plus délicate du « droit à l’enfant », au travers de l’adoption ou de la PMA (procréation médicalement assistée). Qu’est-ce qui vous choque dans le fait d’accorder à ces couples la possibilité d’être parents et de transmettre leurs valeurs et leur patrimoine ?
L’inégalité naturelle parfois évoquée entre les couples homme-femme et les couples de même sexe n’est pas une inégalité, mais une différence. Le problème est que certains refusent la réalité qui est que deux hommes ou deux femmes ne peuvent procréer ensemble. Si cette différence objective est vue comme une inégalité à laquelle il faudrait remédier, alors, il faudrait aussi remédier à l’inégalité naturelle qui fait que les personnes âgées ne peuvent pas procréer par une égalité juridique, en permettant au troisième âge d’adopter ou de recourir à la PMA. Compenser ces différences en recourant à cette technique supposerait de planifier la conception d’enfants délibérément et définitivement privés de leur père ou de leur mère pour pouvoir être adoptés par un deuxième homme ou une deuxième femme. Ce serait une grave injustice faite à l’enfant que de le fabriquer délibérément de manière à ce qu’il soit adoptable, surtout pour, in fine, lui attribuer une filiation adoptive incohérente. La loi ne peut certes pas empêcher les gens de faire cela, mais elle n’a pas à l’encourager, l’organiser, ni le valider.
L’Unaf (Union nationale des associations familiales) propose, pour éviter de remettre en cause les droits de tous les couples, de créer une « union civile » pour les couples de personnes de même sexe, assortie de droits sociaux et patrimoniaux, ainsi que de l’officialisation et la publicité en mairie. Un tel statut spécifique existe en Allemagne et au Royaume-Uni. En Allemagne, par exemple, un « partenariat de vie » créé pour les couples homosexuels prévoit un régime patrimonial identique au régime matrimonial légal, sans avoir les mêmes conséquences en matière de filiation et d’adoption. Ainsi, l’adoption conjointe est réservée aux couples mariés de sexe différent. Seule l’adoption de l’enfant biologique du partenaire est possible pour l’autre membre du couple. Qu’en pensez-vous ?
Une union civile sans effets en ce qui concerne les enfants serait un moindre mal, car elle éviterait de consacrer ce que le projet actuel prépare, à savoir le droit à l’enfant. Mais le but du projet n’est pas d’organiser les relations au sein du couple de même sexe, qui peut déjà conclure un pacs. Le véritable enjeu, c’est la filiation, et les débats sur l’union civile ne feraient qu’esquiver ce débat, le vrai, qui ressurgirait à la première occasion. C’est donc lui qu’il faut trancher : peut-on reconnaître juridiquement deux hommes ou deux femmes comme parents d’un enfant, oui ou non ? Autrement dit, peut-on redéfinir la filiation pour que les parents ne soient plus ceux dont l’enfant est issu (biologiquement ou symboliquement), mais les adultes investis dans le projet affectif et éducatif auprès de l’enfant, abstraction faite de l’origine de l’enfant ? C’est LA question, la seule vraie question en jeu.
Un amendement vise à permettre l’établissement de la filiation au moyen de la PMA pratiquée par la femme par le seul effet du consentement de sa conjointe. Cela créerait une inégalité à l’égard des couples d’hommes qui ne peuvent recourir qu’à la GPA (gestation pour autrui) et à l’adoption qui en découlerait. Qu’en pensez-vous ?
Je ne pense pas qu’un tel amendement sera adopté, mais la question se pose bel et bien, puisque la PMA pour les femmes est annoncée dans une loi sur la famille dans deux mois. Et ce qui est certain, c’est que la PMA pour les femmes va de pair avec la GPA pour les hommes. Sinon, l’adoption par des couples d’hommes restera lettre morte. La ministre de la Famille affirme que la GPA ne sera pas légalisée, pourtant, elle a signé en 2010 un appel à la légalisation de cette pratique. Le rapporteur du projet, Erwann Binet, se défend lui aussi de vouloir légaliser la GPA, alors qu’il est favorable à la PMA pour les femmes et justifie cette différence de traitement par le fait que seules les femmes peuvent porter les enfants. Ce constat est tout à fait pertinent, mais cette même logique amène à constater que les couples homme-femme et les couples de même sexe ne sont pas dans une situation équivalente au regard de la procréation, puisque seuls les premiers peuvent procréer ensemble, ce qui justifierait le retrait du projet de loi.
Le projet reviendrait, selon vous, à fabriquer des enfants sans père et le recours à la GPA priverait délibérément les enfants de mère. Mais ces enfants seraient élevés par deux parents, dont un parent social. Ce qui n’est pas incompatible avec une conception élargie de la filiation, qui, on le sait, n’est pas le reflet fidèle de la réalité biologique…
La Convention internationale des droits de l’enfant prévoit dans son article 7. 1 que l’enfant a, « dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux ». Ce droit est clairement incompatible avec le fait de programmer délibérément de priver l’enfant d’une partie de sa filiation biologique, surtout si c’est pour lui attribuer ensuite une filiation incohérente. Le droit français garantit à tous une filiation crédible, vraisemblable. Ce principe est énoncé dans le Code civil, qui prévoit qu’un enfant ne peut avoir à la fois qu’un seul père et qu’une seule mère. Si un homme veut reconnaître un enfant qui a déjà un père légal, il doit d’abord contester la paternité existante avant de pouvoir établir la sienne. C’est un principe essentiel du droit de la filiation, sur lequel la Cour de cassation s’est fondée pour refuser la reconnaissance en France d’une adoption d’un enfant par deux hommes prononcée à l’étranger, car reconnaître cette adoption aurait conduit à inscrire l’enfant comme né de deux hommes, ce qui serait incohérent. Un enfant adopté par deux hommes ou deux femmes serait doté d’éducateurs, d’adultes référents, mais privé de parents au sens propre du terme. Et en fabriquant des enfants adoptables, on est bien loin de donner de l’amour à un enfant abandonné…
Vous redoutez que la loi française soit contournée par des couples allant dans des pays ayant légalisé la PMA ou la GPA, par exemple en Ukraine ou en Inde. Mais l’ordre public français pourra s’opposer à la reconnaissance en France du lien de filiation ainsi établi…
L’ordre public français peut en effet s’opposer à la reconnaissance des situations obtenues en fraude à la loi française. La Cour de cassation refuse ainsi de prononcer l’adoption de l’enfant né d’une mère porteuse par l’épouse du père, et il n’est pas question ici d’homoparentalité. Ce refus est fondé sur le constat du détournement de l’institution de l’adoption. En effet, l’adoption a pour raison d’être de donner une famille à un enfant privé de la sienne, et non de fabriquer un enfant pour une famille qui n’en a pas. La même raison devrait faire obstacle à l’adoption de l’enfant issu d’une PMA illégale à l’étranger, même si la loi française autorise l’adoption de l’enfant du conjoint de même sexe. L’enfant du conjoint de même sexe a en effet, sauf exception rarissime, été conçu pour l’adoption, délibérément privé de son père ou de sa mère pour pouvoir être adopté par une seconde femme ou un second homme. Mais il serait artificiel de prévoir l’adoption par le conjoint du même sexe d’un enfant issu d’un bricolage procréatif visant à le rendre adoptable et de la refuser ensuite au motif que l’enfant serait issu de ce bricolage. Puisque l’adoption de l’enfant du conjoint de même sexe passe nécessairement par la fabrication d’un enfant adoptable, il est bien préférable de ne pas l’autoriser, tout simplement.
Nous en arrivons donc à la fragmentation de la parenté, dont vous craignez qu’elle soit distribuée en autant de « parents » qu’il y a d’éducateurs de l’enfant. Il reviendra aux juges de poser les limites au cas par cas…
Effectivement, sur quel critère départager les candidats à la parenté sociale, lorsque trois ou quatre adultes élèvent l’enfant et se considèrent comme parents ? C’est la référence à la biologie et à l’engendrement de l’enfant qui limite le nombre des parents à deux. Dès lors que la biologie est abandonnée dans la définition des parents, pourquoi les limiter à deux ? La cour d’appel de l’Ontario, au Canada, a ainsi reconnu trois parents légaux à un enfant : le père, la mère et la compagne de la mère. Donc, à défaut de critères objectifs, les juges n’ont pas eu d’autre choix que d’allonger la liste des parents. Or, il est irresponsable vis-à-vis des enfants à venir de créer les conditions de conflits insolubles, tout en abandonnant au juge la mission de trouver des solutions qui n’existent pas. D’autant qu’il devra aussi trancher des problèmes de refus de filiation : si la parenté est déconnectée de la référence à l’engendrement de l’enfant pour être fondée sur la volonté et le désir des adultes, que deviennent les enfants non désirés ? Il deviendra impossible d’imposer une paternité à un homme, fût-il le père biologique, dès lors qu’il n’aura pas désiré l’enfant ! Ce n’est pas écrit tel quel dans le projet de loi, car le texte comporte de nombreuses lacunes, mais contenu nécessairement dans ce projet.
Vous redoutez enfin que ce projet n’ouvre la porte à de nombreux enfants sans père…
Il n’est pas nécessaire d’être devin pour comprendre que beaucoup plus de couples de femmes que de couples d’hommes adopteront l’enfant de leur partenaire de même sexe, pour la simple raison qu’elles seules peuvent porter les enfants. De nombreux enfants auront donc seulement des femmes comme « parents ». Créer ce genre de déséquilibre dans la population parentale n’est certainement pas une bonne idée. En somme, si de bonnes intentions ont pu inspirer ce projet, elles sont aujourd’hui démenties par la réalité de ce texte. Comme on dit, il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, et ce serait tout à l’honneur des politiques de renoncer à ce projet qui se révèle sans commune mesure avec les objectifs généreusement annoncés.
Propos recueillis par Laurence Neuer