Les fantasmes sont revenus à la naissance de son deuxième enfant. Aurélie (certains prénoms ont été modifiés) avait 32 ans et « enfin du temps pour cogiter ». Du temps pour aller au cinéma, voir La Vie d’Adèle notamment. Littéraire, née dans une banlieue ouvrière, comme le personnage principal du film, la jeune femme s’est identifiée, troublée par ces scènes de sexe « magnifiques ». A cette période, son attirance pour les filles, qui lui faisait peur au lycée, a commencé à lui paraître « plutôt cool », « possible à assumer ». Rien de concret au début – une rêverie à ses heures perdues.
Combien sont-elles, ces jeunes – ou moins jeunes – femmes, à avoir été troublées par le film d’Abdellatif Kechiche ? A avoir senti en elles vaciller une certitude, ressurgir un doute ? Il ne s’agit pas que de La Vie d’Adèle : les débats autour du mariage pour tous, la médiatisation d’histoires au féminin (le mannequin Cara Delevingne, l’actrice Ellen Page…) et la multiplication de films sur le sujet (récemment Carol ou Free Love) ont mis en avant des amours jusqu’ici peu montrées.
Myriam, elle, s’est « autorisé ce désir » après avoir lu Mes mauvaises pensées, de Nina Bouraoui (Stock, 2005). En cure de thalassothérapie. « Ma mère m’avait offert un séjour pour mes 40 ans », dit-elle en souriant, cigarette aux lèvres devant La Mutinerie, bar lesbien du 3e arrondissement parisien. Mariée, mère de deux enfants, proviseure en grande banlieue, elle n’avait « pas vu le temps filer ». Les questionnements du passé ont ressurgi, et Myriam s’est dit « qu’il était possible d’être une femme bien dans sa peau, jolie, tout en étant attirée par des femmes ».
Depuis, la proviseure a décidé de divorcer. C’est à l’occasion d’un passage à Paris, où elle a rendez-vous avec son avocat, qu’elle franchit la porte de La Mut’, comme disent les deux étudiantes qui lui proposent un billard. Myriam n’a pas encore essayé avec une femme, elle est « work in progress », répète-t-elle, mais elle déplore déjà la difficulté à trouver des lieux de rencontre pour les femmes de son âge. « C’est une vraie démarche », confirme Camille, 37 ans, qui a passé un an « dans le milieu lesbien » : « On se fait rarement draguer par une femme au quotidien, il faut se rendre dans quelques bars, ou sur des sites de rencontre. Ce n’est pas toujours simple. »
Pourtant, le nombre de femmes ayant une expérience sexuelle au moins une fois dans leur vie avec une autre femme ne cesse d’augmenter. Aujourd’hui, près de 7 % des 25-50 ans déclarent avoir essayé, selon l’étude des parcours individuels et conjugaux INED-Insee. Elles étaient 3 % en 1992 et 4 % en 2006. Désormais, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à déclarer avoir couché avec une personne de même sexe, alors que, jusqu’à présent, elles se disaient être seulement « attirées ». Pour Wilfried Rault, sociologue à l’INED, ces pratiques sont à la fois plus nombreuses et plus déclarées – on assume davantage d’en parler. Pour une même raison : l’environnement est « moins hostile à l’homosexualité ».
Camille, longs cheveux blonds sur tenue noire, n’a pas attendu la sortie de La Vie d’Adèle ou de La Belle Saison. Encore moins le coming out bi de people. Il y a vingt ans, alors qu’elle était au lycée, la Bordelaise s’est passionnée pour Orlando, de Virginia Woolf, qui raconte l’histoire d’un jeune lord androgyne s’affranchissant « des barrières du genre ». Un roman paru en… 1928. « Une révélation », confie Camille, devenue éditrice. Mais sans la « drague offensive » d’une collègue, elle n’aurait jamais imaginé « sauter le pas ».
Lucile ne croit pas plus que la visibilité accrue des amours féminines change grand-chose. Critique de cinéma, elle n’a pas été bouleversée par un film en particulier, « qui aurait tout déclenché », mais par « une rencontre », « avec une vraie lesbienne ». La précision a son importance. « Ça s’apprend de faire l’amour entre femmes. Les gestes, les attitudes, tout est différent », explique la trentenaire. Elle met d’ailleurs en garde : « Les magazines féminins disent qu’il faut avoir couché avec une femme pour ne pas avoir raté sa vie, mais ça relève du fantasme porno, du cliché hétéro. Des gamines peuvent se faire du mal en faisant ça. La sexualité entre filles n’est pas plus douce ou moins intrusive, pas du tout ! » La jeune femme a déjà vécu des expériences avec des femmes hétéros, sous le regard d’hommes excités, et elle conseille de « s’arrêter dès qu’on ne le sent pas. Ça peut être au premier baiser ».
Lucile a vécu une double vie pendant six mois : d’un côté avec son mari, de l’autre avec sa nouvelle compagne, dans deux villes différentes, tous les protagonistes étant au courant. « Ils se sont même rencontrés, raconte-t-elle, ça se passait très bien. » La jeune femme a fini par quitter son amie, a eu un deuxième enfant, mais a compris que, pour elle, « ce n’était pas un fantasme ni pour faire plaisir à quelqu’un », qu’« émotionnellement, ça collait des deux côtés ». Elle en a conclu que le terme de « bisexuelle » lui convenait pour définir à la fois ses vies sexuelle et sentimentale. En matière de sexualité, la majorité des psys distinguent les « pratiques » de l’« orientation » : une femme peut ne se sentir bien qu’avec des hommes, se définir ainsi comme hétérosexuelle, tout en ayant des rapports avec des femmes. Elle peut éprouver des sentiments pour les hommes comme pour les femmes mais décider de n’avoir de relations sexuelles qu’avec les uns ou les autres.
Comme Camille, l’éditrice bordelaise, qui a fini par quitter sa copine de bureau après quelques mois de passion. Le désir s’était asséché, les sentiments n’étaient pas là. « La relation me donnait une place qui ne me convenait pas », constate-t-elle. Camille n’a eu des relations qu’avec des hommes depuis. « Avec elle, je n’étais plus la seule à détenir la féminité, à apporter ce que j’avais à apporter. J’avais envie d’être la fille, je crois. »
Aurélie, elle, n’a pas vraiment eu le temps d’y réfléchir. Troublée par le film d’Abdellatif Kechiche durant son congé maternité, elle s’est confiée à ses amies, et un soir, dans le taxi du retour, l’une d’elles l’a embrassée. Encore plus bouleversée, elle en a parlé à une collègue au bureau. « Elle hésitait à tromper son mec avec un autre, et moi j’avais décidé que je voulais coucher avec une femme… », raconte la jeune femme, en rouge à lèvres et chemise sagement boutonnée. A l’époque, l’idée devient une obsession et, avec sa collègue, elles s’engrènent à qui mettra son projet à exécution la première. « Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais quand les vacances sont arrivées, nous nous sommes mises à nous draguer, par textos… C’est devenu torride. » Aurélie en est encore tout étonnée. Au retour des congés, elles louent une chambre d’hôtel et passent une nuit « très romantique ». Mais le lendemain, c’est la douche froide.
Son amante « fait comme si de rien n’était », et Aurélie connaît son « premier chagrin d’amour », elle qui a rencontré son mari au lycée. « Je n’ai pas été jusqu’à envisager de tout plaquer, mais j’en ai bavé », dit-elle. Aujourd’hui, la jeune femme a « pris du recul ». Elle sait qu’elle peut être attirée par des femmes. Elle reconnaît qu’elle peut être « un peu “control freak” » et qu’elle a « eu besoin de mettre du désordre dans une vie très sage » pour réaliser qu’elle était « sûre de [ses] choix ». Myriam, de son côté, n’est pas repassée à La Mutinerie, mais elle compte bien y retourner.
Par Elsa Fayner
(Journaliste au Monde)