« Notre père s’appelle désormais Roxane » : la nouvelle aurait pu briser la famille mais l’amour a été plus fort

« Les enfants, je suis une femme! » Il nous l’a dit comme ça, à table, un soir. C’était il y a dix ans, et je m’en souviens comme si c’était hier. « Il », c’est mon père, celui qui a prononcé cette phrase, la plus improbable qui soit. « Les enfants », c’était moi et mon frère. Il avait 16 ans, et moi, 12. On s’est regardés, je crois qu’on s’est demandé un court instant si c’était une blague, si on devait rigoler, et puis on a très vite compris que c’était sérieux. Il n’y avait eu aucun signe avant-coureur. On ne l’avait jamais vu se déguiser en femme, même pour le carnaval, bien qu’il nous ait avoué plus tard le faire de temps en temps en cachette.

Coup de tonnerre

J’avais 12 ans et mon monde oscillait entre les Bisounours et les séries. Je crois que, jusqu’à ce jour-là, je ne m’étais posé aucune question à  propos de mes parents. Ne parlons pas de leur vie sexuelle car, comme nous le savons tous, les parents n’en ont pas. Inimaginable aussi que l’un d’eux puisse avoir un questionnement profond quant à son identité. Ça a été un tremblement de terre pour nous tous. Ma mère s’est renfermée, elle le savait depuis quelques mois, mais le fait qu’il nous l’annonce rendait tout ça réel. Qu’elle le supporte ou non n’était pas la question, elle était notre mère et devait tenir bon. Celui qui est vraiment parti en vrille, c’est mon frère, Mathys. C’est vrai que, à 16 ans, quand on est plein de doutes soi-même, entendre son père dire le plus simplement du monde : « Au fait, j’ai oublié de vous dire, je suis une femme »… c’est dur à accepter, et sa réaction a été de ne plus parler. Rien, pas un mot. Les écouteurs vissés sur les oreilles, l’attention au lycée qui chute, les notes avec, la panique des profs… Et mon père qui prend rendez-vous avec le proviseur pour lui expliquer que ça faisait des années qu’il luttait, mais qu’il avait enfin décidé d’être celle qu’il était, qu’il allait en conséquence suivre un traitement hormonal en vue d’une opération. J’imagine le regard médusé du proviseur. D’autant que mon père avait plutôt l’allure d’un homme passepartout, ni viril ni efféminé. Le mec qu’on croise et qu’on ne regarde pas… Bref, il a ajouté que ça allait peut-être « parasiter » la scolarité de son fils. « Écrabouiller », « dynamiter », « dévaster » auraient été des termes plus justes.

Grand chambardement

Au bout de six mois, Mathys a demandé à aller en pension. D’abord doucement, puis en criant. Il ne supportait pas de voir les changements physiques de notre père. D’abord, c’est si subtil qu’on ne s’en aperçoit pas, puis l’ovale du visage change, il devient plus doux, pour ne pas dire plus mou, les poils disparaissent, le corps se fait moins tonique. Mon père avait soudain la larme à l’œil en regardant un film, en lisant un livre, en racontant une anecdote. Il nous disait que c’était à cause des hormones, et nous, on avait envie de rire. Ou de pleurer, on ne savait pas trop. Parce que c’était lui et plus vraiment lui. C’était « elle » qui apparaissait. Ce qui a vraiment convaincu Mathys d’exiger la pension, c’est de le voir un jour sortir de la douche. Il était sous traitement depuis cinq mois. Mathys m’a dit : « Il a des seins, il a des seins ! » Ça l’a traumatisé, ce que je comprends. Un mois après, il faisait ses valises. Et moi, dans tout ça ? Je me suis beaucoup rapprochée de ma mère, qui a tenu le coup. Quand j’y pense, je me demande comment elle a fait. L’amour ne suffit pas, il faut une bonne dose de bienveillance, d’empathie, de résilience. Tous ces mots à la mode qui sont si difficiles à appliquer. Il y a bien eu quelques assiettes cassées. Parfois, je pensais qu’ils allaient se séparer, et je me demandais comment il faudrait l’appeler après. Papa ? Maman ? Par son nouveau prénom ? Parce que je savais que, un jour, mes parents seraient deux femmes, cartes d’identité à l’appui. Il avait déjà choisi son prénom : Roxane, en hommage à une chanson et à la féminité qui émane de sa consonance. Mes humeurs se sont calées sur celles de ma mère. Elle me protégeait protégeait, ou, plus exactement, on se protégeait l’une l’autre. Si elle réagissait bien, alors, moi aussi. On faisait  front ensemble, on parlait beaucoup, et j’ai grandi d’un coup. Je suis passée de petite fille à femme, à peu près en même temps que mon père, tandis que ma mère abandonnait ses illusions de jeunesse. Pour être honnête, j’ai l’impression qu’on est tous devenus adultes en même temps. Finalement, c’était plus compliqué pour Mathys, en pension, et qui voyait, notre père se transformer de façon brutale, alors que, pour nous qui l’avions sous les yeux quotidiennement, c’était plus progressif.  N’empêche, avec tout ça, on a dû déménager, certains voisins réagissaient mal, et ma mère a été mutée sur un autre poste en ville.

Retour au beau fixe

En changeant de quartier, on a tout recommencé de zéro. Vraiment tout. Car, la première fois que nous sommes entrés dans la boulangerie du coin, la boulangère a fixé mon père en lui disant : « Bonjour, madame, qu’est-ce que je vous sers ? » Mon père n’a pas pu répondre tellement il était ému, et j’ai bafouillé : « Une baguette, s’il vous plaît. » Dans la rue, en sortant, il pleurait. C’était son premier « Bonjour, madame ». Et, ce qui est fou, c’est que c’est cela a tout dénoué. Quand on est rentrés à la maison, mon père s’est assis dans un fauteuil, il n’arrivait pas à parler, et c’est moi qui ai raconté la scène à ma mère. J’ai alors vu son regard changer. Le mien a suivi. On avait en face de nous une belle femme d’une cinquantaine d’années, la chevelure ondulée tombant sur ses épaules, les yeux légèrement maquillés, une jupe crayon vert foncé sur des collants opaques noirs, ballerines aux pieds, col roulé noir en cachemire. On voyait Roxane pour la première fois parce que la boulangère, en toute insouciance, avait validé son identité. Après le traitement hormonal, il y a eu l’opération, puis le dossier à remplir pour entériner le changement d’état civil. C’est un vrai parcours du combattant, il faut avoir le coeur et la volonté bien accrochés. Pourtant, un jour, elle est là : la carte d’identité avec un « F » inscrit à côté de la mention « sexe ». Une petite lettre qu’on regarde à peine, mais qui change une vie, et celle de tous ceux qui entourent la personne. Roxane, que j’appelle toujours papa, a organisé une grande fête pour l’occasion. Le plus beau, ce n’était pas de la voir si heureuse, de la voir danser avec ma mère, qui avait traversé avec elle toutes les tempêtes. Le plus beau, ça a été l’apparition de Mathys, qui avait juré de ne jamais venir, qu’il s’en fichait, que pour lui son père était mort. Il est arrivé alors que la fête était bien avancée. Il a tapé sur l’épaule de son père, et quand Roxane s’est retournée et a reconnu son fils qui lui souriait, ils se sont pris dans les bras si fort que j’en étais bouleversée. On les voyait  se dire des mots à l’oreille, des choses qu’on ne pouvait pas entendre, mais il ne pouvait s’agir que d’amour. D’amour retrouvé.

ELLE