ENQUÊTE. Dans cette clinique pionnière de l’ouest de l’Inde, des femmes pauvres louent leur ventre à des couples aisés du monde entier.
Son petit baluchon sur l’épaule, la jeune femme sera directement conduite à la house of surrogates, la « maison des mères porteuses », à quelques centaines de mètres de là, et n’en sortira plus jusqu’à la naissance du bébé. Maanasi rencontrera alors pour la première fois les « clients », un couple américain, croit-elle savoir, après l’accouchement. Elle pourra alors rentrer chez elle, au village, retrouver ses deux enfants de 7 et 9 ans et son mari ouvrier agricole. Sur son compte en banque ouvert pour l’occasion, il y aura 4 000 dollars. Une fortune : l’équivalent de vingt ans de salaire du couple. Le prix de la vie qu’elle va porter durant neuf mois. Comment refuser une telle aubaine, quand on gagne moins de 1 dollar par jour ?
Le hub mondial du bébé
Bienvenue à Anand, une grosse bourgade de 150 000 habitants, à 100 kilomètres d’Ahmedabad, principale ville du Gujarat, dans le nord-ouest de l’Inde. Ses rickshaws pétaradants, son capharnaüm permanent de marchands ambulants, ses vaches faméliques et ses chiens errants fouillant les ordures. Jusqu’à une époque récente, Anand était la capitale indienne du lait. Grâce au succès de l’Akanksha Infertility Clinic, c’est aujourd’hui le hub mondial du bébé : 100 femmes enceintes, à différents stades de la grossesse, y portent un bébé qui n’est pas le leur. Beaucoup attendent des jumeaux, car, pour augmenter les chances de succès, on implante souvent deux voire trois embryons – quitte à procéder ensuite à une « réduction embryonnaire » selon le désir du client. Comme les futurs parents souhaitent souvent être là le jour J, la délivrance passe fréquemment par une césarienne.
Tandis que les concurrents en sont encore au stade du bricolage, employant une mère porteuse de-ci, de-là, le docteur Nayna Patel, pionnière du secteur, a mis ici en place en dix ans un process presque industriel.
Le 5 août dernier, cette gynécologue, qui dirige sa PME familiale avec son mari, a fêté l’accouchement de sa mère porteuse n° 500, une jeune Indienne de 28 ans, abandonnée par son mari avec deux enfants en bas âge. Le bébé, une petite fille, a rejoint la famille à laquelle elle était destinée, un couple aisé de l’Uttar Pradesh, dans le nord du pays.
Les Indiens représentent environ un tiers des clients de l’Infertility Clinic. Les autres viennent du monde entier, de la Belgique à l’Australie en passant par le Japon, Israël ou le Botswana, « trente et un pays au total », souligne fièrement la doctoresse. En dix ans, près de 700 enfants sont nés d’une mère porteuse dans son établissement. Et, à en croire les statistiques, qu’elle tient avec un soin méticuleux, l’activité connaît une croissance vertigineuse : 3 bébés en 2006, 69 en 2008, 147 en 2012… Ici, nous sommes dans le ventre du monde.
600 enfants nés de mères porteuses l’an passé en Inde
Estimé à plusieurs millions de dollars par an, le secteur est florissant : 600 enfants seraient nés de mères porteuses l’an passé en Inde, et ce n’est qu’un début. Les raisons sont évidentes : pénurie d’enfants adoptables dans le monde, montée en puissance du mariage gay acceptation croissante du principe de la gestation pour autrui ; le recours aux mères porteuses est désormais autorisé dans une quinzaine de pays. Mais plusieurs d’entre eux refusent que celles-ci soient rémunérées. Du coup, les candidates à la gestation sont rares.
Rien de tel aux Etats-Unis ou en Inde, où cette activité est au contraire devenue un business à part entière, avec des dizaines d’agences, d’intermédiaires et de cliniques spécialisés. Mais alors qu’il en coûte 100 000 dollars pour faire porter son enfant aux Etats-Unis, le coût est divisé par cinq ou six en Inde. Soins médicaux, médecins, intermédiaires, services juridiques… Tout est moins cher, à commencer par les mères porteuses : comptez 30 000 dollars en moyenne pour l’utérus d’une femme américaine sans les faux frais, contre 4 000 à 5 000 tout compris pour une Indienne.
« Le principal frein de notre activité, nous a confié John Weltman (voir l’enquête parue dans « le Nouvel Observateur » du 14 février 2013), qui dirige Circle Surrogacy, une agence spécialisée à Boston, c’est le manque de mères porteuses de qualité et le prix, qui reste inabordable pour de nombreux couples de la classe moyenne. » Avec 250 millions de pauvres, l’Inde offre un vivier illimité. Seule la Thaïlande, qui vient de se mettre sur le marché, avec la promesse d’être 20% moins chère que l’Inde, peut lui faire concurrence. Mais le docteur Patel a une bonne longueur d’avance. Des agences américaines lui ont déjà proposé de travailler avec elle. Elle se méfie et préfère pour l’instant garder le contrôle sur la « production », réalisant elle-même la plupart des implantations et des accouchements. « Mais si je trouve un partenaire sérieux, pourquoi pas ? »
L’efficacité d’une chaîne de montage
Ultime conséquence de la mondialisation ? Scandaleuse exploitation du corps de la femme ? Marchandisation de l’enfant ? Il y a, c’est vrai, quelque chose de vertigineux à imaginer ces bébés fabriqués sur mesure grâce à une simple carte Visa Gold, avec l’efficacité d’une chaîne de montage : paillettes de sperme et ovocytes achetés en ligne, fertilisés, congelés, puis envoyés par avion des quatre coins du monde, pour être implantés dans le ventre de ces femmes en batterie. Le docteur Patel balaie ces indignations d’un revers de sa main manucurée : « D’abord, quand les parents peuvent se déplacer, nous essayons dans la mesure du possible de travailler avec des embryons frais, qui donnent de bien meilleurs résultats. Ensuite, l’un des parents au moins doit avoir un lien génétique avec le bébé : on peut acheter le sperme ou l’ovule, mais pas les deux. Enfin, quand un couple stérile doit recourir à l’achat d’ovules, il choisit généralement une donneuse qui leur ressemble, pas un top model. »
Profil de médaille et discret collier de perles, cette petite femme énergique, droite dans son chatoyant sari, défend bec et ongles sa petite entreprise qui ne vise, dit-elle, qu’à essayer de « rendre des gens heureux ». « Nous sortons des femmes de la misère, tout en offrant à d’autres le bonheur d’être mère. L’instinct de procréation et l’instinct de survie sont les deux bases de l’être humain. J’ai, d’un côté, des parents désespérés de ne pas avoir d’enfant après avoir tenté tout ce qui est possible. De l’autre, des femmes extrêmement pauvres qui doivent impérativement subvenir aux besoins de leur famille. »
Impossible de comprendre ce deal « si on n’est pas soi-même dans cette situation, martèle Nayna Patel. Que tous ces donneurs de leçons commencent par apporter des solutions à ces familles malheureuses ! Alors seulement ils auront le droit de me critiquer ».
Ni un caprice ni une facilité
Sa success story a commencé en 2001, avec une jeune Indienne, fraîchement mariée et vivant à Londres, qui ne pouvait porter d’enfant. « On a cherché une mère porteuse partout : impossible d’en trouver », raconte la chef de clinique. C’est finalement la propre mère de la patiente qui portera les embryons, des jumeaux, « pour sauver le mariage de sa fille ». L’affaire va provoquer une énorme polémique mais aussi, par ricochet, lui faire une belle publicité.
En 2002, alors que l’Inde légalise la gestation pour autrui, un couple arrive chez la doctoresse en mettant 6 000 dollars sur la table… « Une infirmière qui travaillait chez moi s’est proposée pour porter le bébé ! Puis sa sœur pour un autre couple. Le bouche-à-oreille a fait le reste. » Après « des dizaines de nuits blanches » à se ronger les sangs en imaginant tous les risques, la clinique Akanksha (« immense désir » en gujarati, du prénom de son premier bébé-éprouvette) est née. Arrivée il y a une semaine des Emirats arabes unis, où elle vit avec son mari, Maria, une jeune Anglaise, ne quitte plus sa petite fille des yeux. Elle raconte onze années de traitements, de FIV et d’échecs, puis une fausse couche qui a failli lui coûter la vie…
« Le recours à une mère porteuse est l’ultime solution. Ce n’est pas un caprice ni une facilité. » Elle n’est pas sûre de revoir la femme qui a porté son enfant. Tant de clivages sociaux, culturels les séparent, mais elle est sûre d’une chose : « J’ai changé sa vie, comme elle a changé la mienne, à tout jamais. »
Un code de bonne conduite
Faute de lois encadrant l’activité, Nayna Patel a établi, en tâtonnant, un code de bonne conduite, d’ailleurs aujourd’hui adopté par le Conseil indien de la Recherche médicale : les mères porteuses doivent avoir déjà au moins un enfant, obtenir le consentement écrit de leur époux quand elles en ont un, être âgées de plus de 21 ans et de moins de 35, et surtout renoncer à tout droit sur le bébé à naître. Les grossesses pour autrui sont limitées à deux, les grossesses gémellaires, autorisées, la gestation de triplés, interdite.
Bref, même si rien n’oblige les médecins à le respecter, un cadre est posé, finalement plus contraignant qu’aux Etats-Unis, où le client est roi. Il est en outre rigoureusement impossible de choisir – ou même de connaître – le sexe du bébé avant la naissance. La loi indienne, qui combat l’eugénisme des filles, l’interdit formellement, et les risques encourus par les contrevenants sont énormes. Obligation aussi, pour les parents, d’être mariés depuis au moins trois ans.
En 2008, un cas a défrayé la chronique : des Japonais avaient divorcé avant la naissance du bébé. A qui fallait-il remettre le nourrisson ? A la mère « intentionnelle », stérile, qui n’a aucun lien génétique avec l’enfant ? A celle qui l’a porté ? Ou à la mère « génétique » qui avait vendu ses ovules, mais ne voulait rien avoir à faire avec cet enfant qui se retrouvait avec trois mères mais n’appartenait à aucune ? Finalement, c’est le père qui est reparti avec la petite fille, « conformément à ce qui était prévu dans le contrat en cas de séparation », assure la doctoresse, convaincue que ce sont « les médias qui ont monté cette affaire en épingle ».
Interdit aux couples gays
Contrairement à d’autres médecins de Bombay et de Delhi, Nayna Patel a d’emblée refusé de travailler pour des couples gays : « Je n’étais pas à l’aise avec cette idée. En outre j’avais assez de clients comme ça, ce n’était pas nécessaire. »
Aujourd’hui, elle s’en félicite : depuis janvier, l’Inde a interdit l’adoption et le recours aux mères porteuses aux couples homosexuels et aux célibataires. Un sacré casse-tête pour les autres agences qui s’étaient engagées dans cette voie. « Elles ont stocké des tas d’embryons congelés et ne savent plus quoi en faire », constate Hitesh Patel, son mari. Lui s’occupe de l’aspect juridique et réfute catégoriquement toute accusation d’exploitation : « Nous n’obligeons personne à venir. Je ne dépense pas la moindre roupie en publicité. Les femmes arrivent ici de leur plein gré, par le seul bouche-à-oreille. »
On les rencontre à la maison des mères porteuses, un petit immeuble propre de deux étages avec des chambres dépouillées, meublées de lits métalliques serrés les uns contre les autres. Chacune a un petit sac pour ses quelques objets personnels. Dans la salle commune décorée de posters de bébés, un téléviseur, des machines à coudre. Dans cet étrange gynécée, elles brodent, dorment, bavardent, font la cuisine. La plupart viennent des villages du Gujarat ou des bidonvilles d’Ahmedabad, quelquefois de beaucoup plus loin. Sauf permission exceptionnelle, elles n’ont pas le droit de sortir jusqu’à l’accouchement.
Pourquoi les couper ainsi de leurs familles ? Nayna Patel en a eu l’idée, petit à petit : « Les premières rentraient chez elles. Mais il y avait trop de risques pour les bébés. Elles se nourrissaient mal, travaillaient dur, avaient des carences. Il valait mieux, pour leur bébé comme pour elles, qu’elles restent à l’abri, avec une alimentation saine et contrôlée. »
Nourries et logées, les jeunes femmes, qui touchent, outre les 4 000 dollars au moment de la remise du bébé, l’équivalent de 50 dollars d’argent de poche par mois, sont aussi incitées à s’occuper. « Au début, les filles se croyaient à l’hôtel. Elles traînaient au lit toute la journée », explique Maala, 69 ans, qui supervise l’une des deux unités de la maison des mères porteuses. Désormais des cours d’anglais, d’informatique, de couture ou d’esthétique rythment les longues semaines. Les visites des familles sont autorisées le samedi. Encore faut-il qu’elles n’habitent pas trop loin et qu’elles en aient les moyens.
« Nous ne faisons rien de mal »
Maanisha, une jeune veuve avec trois enfants qui vit à 200 kilomètres de là, n’a pas revu les siens depuis mars dernier. Au village, elle a caché sa grossesse. « C’est un tabou », dit-elle. Seules ses filles de 15 et 16 ans sont au courant. C’est pour payer leur mariage – ces cérémonies si coûteuses qu’elles ruinent pour des générations les familles qui ont le malheur d’avoir une fille – qu’elle est là. Quant à Pavani, sa première grossesse lui a permis d’acheter un toit. Elle a décidé d’être mère porteuse pour la seconde fois, afin d’acquérir un petit commerce. Elle ne regrette rien, sinon de ne pas pouvoir recommencer une fois de plus…
Ici, chacune a ses raisons. L’une veut acquérir un lopin de terre, l’autre, une petite affaire pour son mari, la troisième, offrir des études à son enfant. Leur histoire est poignante. C’est celle de femmes prêtes à tout pour donner une chance à leur famille et changer le cours du destin, enfin. Elles répètent qu’elles sont « honnêtes » et qu’elles ne font « rien de mal », mais aussitôt elles demandent qu’on change leur nom, et qu’on ne montre pas leur visage, de crainte qu’un voisin, un jour, ne les reconnaisse. Certains pourraient s’imaginer qu’elles ont eu des relations sexuelles en dehors du mariage, que ce bébé est le leur.
« La honte rejaillirait sur toute ma famille », dit Sharijiamitra, 32 ans, mère de deux enfants qui vient ici pour la deuxième fois. Au village, elle a prétendu qu’elle allait retaper une maison au Rajasthan. Grâce à la clinique du docteur Patel, elle a déjà payé les traitements de sa sœur, atteinte d’un cancer. Cette fois, elle veut mettre de l’argent de côté pour les études des enfants. Vahila, mère de deux petits de 3 et 7 ans, est, elle aussi, enceinte pour la deuxième fois. Ses enfants lui manquent terriblement mais elle non plus ne regrette rien. Elle a pu acheter un rickshaw à son mari. Souvent elle pense avec fierté à ce magnifique bébé de 3,5 kilos auquel elle a donné naissance. « Le seul qui, ce jour-là, n’a pas eu besoin de couveuse. » Elle a reçu une photo, une fois, puis plus rien. Cela la rend un peu triste. « C’est tout de même mon sang. » Cette fois, jure-t-elle, ce sera différent : « Je suis mieux préparée je ne m’attacherai pas. »
« Le docteur Patel est notre dieu »
Aucune d’entre elles, en tout cas, ne cache ses motivations. Quand les mères porteuses américaines répugnent à parler argent, évoquant « le don de soi », le « bonheur d’être enceinte » ou encore « la joie de pouvoir combler une femme stérile », toutes, ici, l’affirment clairement : elles sont venues pour les 4 000 dollars qui leur ont été promis. Un pactole qui semble, parfois, trop énorme pour être vrai. Lashya, 22 ans, enceinte de quatre mois, s’inquiète. Et si on la grugeait ? Ses amies la rassurent. « Le docteur Patel est notre dieu, la seule à s’être occupée de nous, affirme Sharijiamitra. Elle ne nous laissera jamais tomber. »
En bonne chef d’entreprise, un brin paternaliste, Nayna Patel veille à ce que l’argent leur revienne et soit bien utilisé. Elle a des projets plein la tête. Sa nouvelle clinique, aujourd’hui en construction, doit ouvrir l’an prochain. Un étage pour les FIV, un autre pour les femmes enceintes, un troisième pour la néonatalogie et les parents. Elle compte y employer d’anciennes mères porteuses. « Ceux qui parlent d’exploitation se trompent complètement. Nous donnons au contraire du pouvoir à des femmes qui n’avaient rien. »
Par Natacha Tatu