Mine de rien, sans faire de vagues, le scoutisme vit actuellement une sorte d’âge d’or. Il renoue avec le succès qu’il avait dans les années 30, et représente autour de 150 000 jeunes en France.
Les grandes manifs anti-mariage gay ont rappelé les différentes facettes du mouvement, créé en 1907 en Grande-Bretagne, dans un élan patriotique teinté d’une bonne dose de contrôle social sur la jeunesse, mais aussi d’une ambition d’éducation active.
Maxime Vanhoenacker, ethnologue du politique, s’est spécialisé dans le scoutisme et ses diverses tendances, laïques ou confessionnelles. Il travaille ces temps-ci sur les liens entre le scoutisme et les Indiens d’Amérique, et évoque ce week-end au Musée du quai Branly une question accrocheuse :
« Pourquoi les scouts jouent-ils aux Indiens ? » Peut-on parler d’un véritable amour scout pour le folklore indien ?
Maxime Vanhoenacker : Oui, si ce n’est pour les rituels indiens, du moins pour l’image qu’on se faisait des peaux rouges dans les années 20 en France : des hommes originels, le feu de camp, la tribu et la vie en pleine nature. Il y a ce folklore indianiste – on est globalement quinze ans après le spectacle de Buffalo Bill – mais ça n’est pas seulement du folklore.
Certains pédagogues à l’origine du scoutisme et d’autres mouvements d’éducation un peu progressistes ont réellement été chercher dans des savoir-faire indiens, des apprentissages techniques (suivre des pistes animales, l’art du bois, etc.). Ils ont poussé l’apprentissage de la culture indienne jusqu’à une certaine philosophie du rapport à la nature et du vivre ensemble.
Ça a été un vrai enjeu, et pas juste l’idée de camper, déguisé avec une plume sur la tête. Certains scouts sont allés jusqu’à prôner des formes d’autogestion et de vie communautaire avec des croyances et des rituels remettant en question des dogmes religieux : invoquer le « Grand Manitou » dans la totémisation, c’est une pratique païenne qui n’est pas conforme à la liturgie catholique, notamment.
Justement, en quoi consiste la cérémonie scoute de la totémisation ?
C’est une cérémonie initiatique et secrète qui se déroule de nuit, hors des regards. Ça se passe à des âges assez jeunes : entre quinze et vingt ans.
C’est pratiqué dans l’intimité d’à peu près tous les mouvements scouts, alors que les responsables de ces mouvements s’en défendent voire condamnent une telle pratique. Le scout se voit attribuer par ses pairs, un nom d’animal et un qualificatif qui lui seront propres, et qui symbolisent un peu son parcours et son engagement dans le groupe.
C’est le moment où on devient adulte à part entière, avec tout un folklore : les initiants s’appellent eux-mêmes « sachems », les initiés sont des « papooze ».
En travaillant sur les Eclaireuses et Eclaireurs de France, le mouvement laïque du scoutisme français, je me suis rendu compte que derrière ces grands mots d’adultes que sont « l’apprentissage de la citoyenneté » ou « l’autonomie », ce qui marquait les enfants, les adolescents et les jeunes adultes, c’était ces choses plus communautaires d’engagement au sein d’un groupe d’amis, de pairs. Et la totémisation symbolise vraiment cet engagement, cette reconnaissance un peu secrète par ses pairs, ce côté légèrement société secrète.
Vous parliez de « Grand Manitou » et de remise en question de l’ordre religieux. Comment le scoutisme catholique a-t-il réagi ?
Evidemment tout cela a posé des soucis à certains chefs, pédagogues ou autorités religieuses, qui ont fermement combattu les références aux Indiens. Certains estimaient que le nom de totem contrevenait au nom de baptême.
A partir des années 30, on essaie de recréer des traditions plus conformes à une culture chrétienne occidentale. Progressivement, on remplace les Indiens par le Chevalier de Saint-Georges [le patrons des scouts, ndlr], ou ailleurs Saint-Francois d’Assise, les Chevaliers Templiers….
Aujourd’hui, dans tous les mouvements, les pédagogues sont conscients de l’importance de ce rite initiatique, fréquemment remis sur la table des discussions entre éducateurs, mais officiellement, ça n’existe pas. Ça n’est pas toujours facile d’en parler.
Quel rôle le scoutisme catholique a-t-il joué dernièrement, dans les manifestations d’opposition au « Mariage pour tous » ?
Les mouvements scouts qui ont officiellement participé aux manif anti-mariage gay sont extrêmement minoritaires. A ma connaissance, seuls les Scouts de Riaumont, les Scouts Godefroy de Bouillon et les Scouts de Doran ont répondu à l’appel de Civitas. Ce sont des mouvements numériquement très faibles, en marge, ultraconservateurs et qui se revendiquent d’un catholicisme intégral. Ces mouvements ne souhaitent pas apparaître comme des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire, ouverts à tous et reconnus en tant que tels par l’Etat.
Mais il y a différents mouvements dans le scoutisme. Chaque obédience religieuse a son mouvement scout. Et il existe le mouvement laïque des Eclaireuses et Eclaireurs de France, lié depuis le Front populaire aux réseaux laïques d’éducation populaire, plutôt de gauche, comme la ligue de l’enseignement.
Les Eclaireurs de France, eux, ont pris position, si ce n’est directement en faveur de la loi, contre l’homophobie et l’intransigeance des opposants à la loi. Ce qui est cohérent avec la sociologie de ce mouvement laïque, complémentaire de l’école publique. Dans une idée républicaine de tolérance et d’émancipation.
Le mouvement catholique des Scouts et Guides de France est le plus gros mouvement sur le plan numérique. Il représente à lui seul la moitié des scouts et guides du pays. Il est au centre de l’échiquier. Avec les protestants et les laïques historiquement plus à gauche.
Et de l’autre côté, des liens avec les Scouts d’Europe et Scouts unitaires jugés plus traditionnalistes. Et il y a chez les Scouts de France une tendance au catholicisme social, c’est un mouvement composite (des enfants scolarisés dans le public comme dans le privé, des membres situés à gauche, au centre et à droite). Ce mouvement a pris soin de participer aux débats, en faisant attention à la dimension éducative : ils ont proposé une série de textes à leurs adhérents, à leurs militants, assez équilibrés : certains en faveur, certains contre l’ouverture du mariage aux homosexuels.
Surtout, ils ont rappelé l’interdiction à qui que ce soit de manifester en uniforme scout (une photo d’un scout en uniforme saisi devant une banderole pro-mariage gay a d’ailleurs fait beaucoup fait parler). En un sens, ils ont joué leur rôle d’éducateur chrétien, neutre sur un plan politique, et c’est important dans le scoutisme. D’ailleurs, ça m’a toujours fasciné ce refus du politique dans les mouvements scouts alors qu’il est omniprésent.
Et vers quoi évolue le scoutisme actuel ?
Aujourd’hui, les scouts représentent autour de 150 000 jeunes, tous mouvements confondus. Ces chiffres équivalent à ceux de l’âge d’or du scoutisme, dans les années 30. Ça vaut le coup de s’interroger là-dessus, parce que les mouvements qui marchent aujourd’hui ne sont pas ceux qui marchaient avant.
Les Scouts et Guides de France, catholiques, restent le principal mouvement (70 000 membres), mais les mouvements les plus traditionalistes attirent de plus en plus de gens. Il faut interroger ça à l’aune d’un retour aux traditions et au religieux : le scoutisme symboliserait un peu ces repères moraux pour les enfants. Ça questionne ce qui se passe, notamment autour de l’école. Le scoutisme est lié au périscolaire, et à l’éducation populaire.
Faut-il conclure que l’idéal républicain du scoutisme laïque – qui plaçait très haut l’ouverture et l’esprit critique – s’effondre face au scoutisme traditionaliste ?
Les Eclaireurs marchaient fort parce qu’ils ont longtemps été associés à l’école publique, et que derrière, il y avait des familles ouvrières ou classes moyennes, voire classes moyennes sup’, qui voyaient une cohérence entre l’école laïque populaire, l’éducation populaire, un certain militantisme républicain et les Eclaireurs. Ils ont largement modernisé leurs pratiques et leurs discours depuis les années 70 : plus d’uniforme ni de promesse, plus de chefs mais des « respons » et toujours des valeurs laïques, républicaines et rationalistes, comme l’école publique.
Dans ce contexte où l’image d’Epinal du scout revient comme un modèle éducatif dans certains milieux, les Eclaireurs peinent à se positionner et à affirmer leur identité scoute laïque et moderne. Ils ont notamment du mal à concurrencer des mouvements – catholiques notamment mais aussi protestants, israélites, musulmans – , parce qu’ils ont des difficultés à parler de spiritualité, de morale ou de vie communautaire sans faire de l’ombre à l’idéal de formation de citoyens autonomes et critiques.