Farzana, trentenaire, est une gourou, matriarche à la tête d’une « famille » de plusieurs centaines de khawajasiras, un terme qui désigne un « troisième sexe » associant transgenres, travestis et eunuques. Elle est cofondatrice et présidente de « Trans’Action », une organisation de défense des droits des transgenres lancée en 2015 à Peshawar, capitale de la très conservatrice province du Khyber Pakhtunkhwa (KPK).
Pour lutter contre les agressions brutales et humiliations quotidiennes, cette solide Pachtoune a « déposé des plaintes dans presque chaque commissariat du KPK », en vain.
« Plus de 50 khawajasiras ont été tuées en 2015 et 2016 dans cette seule province », explique-t-elle à l’AFP, racontant avec un calme fataliste avoir été plusieurs fois rackettée et violée par des policiers à son retour de soirées tarifées.
Le statut des khawajasiras, ou hijras, est pour le moins ambigu au Pakistan. On fait ainsi appel à elles pour des rituels de bénédiction des nouveaux-nés ou pour animer mariages et soirées par des prestations dansées – voire plus.
Avant d’être bannis par les colons britanniques, les eunuques, dont elles se revendiquent les héritières culturelles, ont longtemps eu pignon sur rue à la cour des empereurs moghols qui ont régné sur le sous-continent indien jusqu’au XIXe siècle. Et le Pakistan a été l’un des premiers pays au monde à reconnaître légalement le troisième sexe, qui compterait un demi-million de personnes selon plusieurs études, jusqu’à deux millions selon Trans’Action.
Depuis 2009, elle peuvent obtenir une carte d’identité en tant que « khawajasiras », en vertu d’une décision de la Cour suprême qui appelle à leur fournir « protection et respect ». Plusieurs d’entre elles se sont présentées aux élections, et la justice vient de trancher en faveur de leur décompte lors du prochain recensement.
Mais au quotidien, elle mènent une vie de parias. Souvent réduites à mendier et à se prostituer, elles sont en butte aux pires exactions et discriminations.
Empathie médiatique
C’est l’exclusion des personnes transgenres des aides aux populations ayant fui la talibanisation dans les zones tribales du nord-ouest, qui a catalysé la mobilisation à Peshawar. Sohana, 24 ans, a fui en 2008 de la zone tribale de Kurram où les talibans avaient banni danse et musique, et imposé la barbe.
« Pour nous, rester c’était la mort assurée ». Mais à Peshawar, l’ONU n’aidait que les familles déplacées. Alors « nous avons manifesté », raconte la jeune femme, dissimulant ses rondeurs siliconées sous un ample foulard. Sit-ins et rassemblements devant les bureaux de l’ONU et du gouvernement ont fini par « déclencher une mobilisation spontanée de la société civile qui n’existait pas auparavant, » explique Qamar Naseem, un militant des droits des femmes qui aidé Trans’Action à se faire entendre.
La page Facebook de l’organisation a désormais 40.000 abonnés, et l’organisation a contribué à relancer le débat au Pakistan.
Dernièrement, les journaux locaux ont couvert avec empathie les difficultés des hijras – dont le calvaire d’Alisha, agressée et décédée faute d’avoir été soignée à temps par le principal hôpital de Peshawar en raison de son identité. « Beaucoup d’ONG ont travaillé avec la communauté transgenre, mais surtout sur le front du sida, alors que leur priorité est d’être protégées de la police, de la société, des gangs, etc. », explique M. Naseem.
Créations d’Allah
Contre toute attente, élus conservateurs et islamistes se sont montrés sensibles à leur cause, notamment parce qu’elles sont souvent perçues comme des hermaphrodites, ayant des caractéristiques physiques des deux sexes – alors que la quasi-totalité sont nées dans un corps pleinement masculin.
« Elles ont été créées ainsi par Allah, leurs droits devraient être respectés, comme les nôtres », explique la députée conservatrice Amina Sardar, qui a fait voter fin 2016 une résolution pour leur droit de vote. « C’est ce que je prêche : les hijras sont des musulmanes, des êtres humains comme nous, avec les mêmes droits », renchérit le mollah Tayyab Qureshi, imam de la principale mosquée de Peshawar.
Le Khyber Pakhtunkhwa travaille à un programme de protection des transgenres, qui, s’il est voté comme prévu au printemps, deviendra « le deuxième adopté par une province d’Asie du sud », se réjouit M. Nasim.
Mais accéder à l’éducation et à l’emploi est un défi majeur pour ces femmes, dont la plupart ont abandonné l’école prématurément en raison du harcèlement. Nombre de khawajasiras racontent avoir été abandonnées ou brimées au point de fuir leur famille, souvent à l’approche de l’adolescence, lorsque leur comportement efféminé devient intolérable dans une société où l’homosexualité est illégale.
La communauté reste aussi fragilisée par les pratiques de certaines gourous qui exploitent les jeunes désorientés, se comportant en maquerelles impitoyables plutôt qu’en mères adoptives protectrices qu’elles se targuent d’être.
Paro, qui a quitté parents et école à 11 ans, a été prostituée, violée, blessée par balles avant de rejoindre Trans’Action. A 23 ans, elle a espacé ses spectacles de danse tarifés et lancé une petite affaire de broderie après le meurtre de son amie Alisha. « J’ai toujours aimé danser, mais personne ne respecte cela », soupire-t-elle pudiquement.
Dans sa chambre rose bonbon, elle crée de flamboyantes tenues pour les autres hijras. Au mur, deux écrans : l’un diffuse des clips, l’autre la vidéosurveillance qu’elle a installée devant sa porte – six cadres de Trans’Action ont été agressées en raison de leur activisme.
Autre voie d’insertion : quelques khawajasiras ont été recrutées par des administrations. Mais pour qu’elles trouvent leur place dans la société, « à nous d’apprécier les savoir-faire culturellement propres à cette communauté », estime l’universitaire britannique Claire Pamment, qui a mis en scène une pièce de théâtre avec des khawajasiras. « Les studios de musique, de cinéma, les chaînes de télévision devraient puiser dans leurs spectacles ».
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>> Farzana draws all eyes when she dances, with the twist of her hips and hair — but today she is above all the voice of a Pakistani community with an ambiguous status: the khawajasiras.
The 30-year-old is a guru, a matriarch at the head of a « family » of several hundred khawajasiras, an umbrella term in Pakistan denoting a third sex that includes transsexuals, transvestites and eunuchs.
She is co-founder and president of TransAction, a rights organisation launched in 2015 in Peshawar, capital of deeply conservative Khyber Pakhtunkhwa (KP) province.
Faced with brutal aggression and daily humiliation, this solid Pashtun, whose hoarse voice betrays her birth sex, « filed complaints in almost every KP police station » — but in vain.
« More than 50 khawajasiras were killed in 2015 and 2016 in KP alone, » she says, recounting with fatalistic calm how she was repeatedly raped and blackmailed by police.
The status of khawajasiras — also known as hijras — is opaque in Pakistan to say the least.
Modern-day Pakistani transgender people claim to be cultural heirs of the eunuchs who thrived at the courts of the Mughal emperors that ruled the Indian subcontinent for two centuries until the British arrived in the 19th century and banned them.
Later, Pakistan became one of the first countries in the world to legally recognise a third sex. They number at least half a million people in the country, according to several studies — up to two million, say TransAction.
Since 2009, they have been able to obtain an identity card as « khawajasiras », and several have run in elections. A Lahore court has ruled they should be counted in the next census, set to be held this year.
Like Farzana, many earn their living by being called upon for rituals such as blessing newborns or to bring life to weddings and parties as dancers — and, sometimes, in more clandestine ways.
But despite these signs of integration they live daily as pariahs, often reduced to begging and prostitution, subjected to extortion and discrimination.
The catalyst for TransAction’s mobilisation in Peshawar was the exclusion of transgenders from aid to populations fleeing Talibanisation and fighting in the tribal areas on the border with Afghanistan.
Sohana, 24, fled in 2008 from Kurram tribal district, where the Taliban had banished dancing and music, and forced men to grow beards.
« If I had stayed, I would be dead by now, » she says.