Après avoir consulté le site du « Figaro », Arthur Dreyfus, l’auteur d' »Histoire de ma sexualité« , a envoyé une lettre ouverte plutôt polémique au nouvelobs :
Cher Christian Combaz,
Avant de me coucher, j’ai eu la désagréable surprise de découvrir votre article paru hier dans «Le Figaro», intitulé «Conchita Wurst à l’Eurovision : la marge est-elle en train de devenir la norme?» Je sais que le tiède n’est pas vendeur, moins encore chez un éditorialiste, mais il ne me semble pas qu’on puisse se passer de rigueur intellectuelle. Si la presse française veut survivre, c’est cette rigueur qui fera la différence – entre un quotidien national notamment, et le blog de monsieur Tout-le-Monde.
Concernant votre texte, on est plus proche du blog de monsieur Tout-le-Monde. Ça ne vole pas haut, ce qui est surprenant pour l’auteur «d’un manuel de parapente traduit en quatre langues» que vous êtes. J’ajouterais qu’en plus d’avoir «frôlé le prix Goncourt et le prix Renaudot» (comme le révèle la présentation biographique de votre site), vous frôlez la connerie.
Examinons d’abord votre titre. «La marge» en passe de devenir «la norme»? Un professeur de philosophie de terminale aurait écrit, dans la marge justement: mal formulé. La marge est par définition marginale, sans quoi elle ne l’est plus. Il arrive en revanche, dans l’histoire des civilisations, qu’elle se fonde petit à petit dans la norme, ce qui d’une manière ou d’une autre, raconte le combat de toutes les minorités. Vous observerez que si la marge veut se fondre dans la norme, ce n’est point pour forcer la norme à lui ressembler, mais pour conquérir son propre droit d’exister.
Il ne s’agit pas de genre, mais d’individu
Ce droit d’exister est inaliénable. Si demain votre épicière se trouve révulsée par votre belle barbe grise, ainsi que vous «révulse» le spectacle télévisé de Conchita Wurst, elle ne pourra pas vous dénoncer aux autorités compétentes pour ce motif – ou bien c’est elle qu’on gardera au poste. Conchita Wurst dit cela autrement: «J’ai créé cette femme à barbe pour montrer au monde qu’on peut faire ce qu’on veut, tant qu’on ne blesse personne.» Contrairement aux commentateurs russes assurant qu’a sonné la fin de l’Europe sous prétexte qu’il n’y aurait «plus d’hommes ou de femmes», la problématique n’est pas celle du genre, mais de l’individu. L’Europe, votre civilisation, en conçut même la définition – et ce, quel que soit votre avis sur le travestissement.
Je vous le dis M. Combaz : nul ne vous force à vous maquiller, encore moins à vous vêtir d’un pantalon à franges (à ce propos, il faudra que je vous explique la différence entre les bars cuir et les bars queer). J’ajoute – j’en prends la responsabilité – que personne ne vous agressera si vous avez l’audace de sortir de chez vous avec une veste en tweed et une chemise blanche !
En outre, malgré votre âme farouchement résistante (je découvre sur votre site que vous avez eu le courage de décliner le grade de Chevalier des Arts et Lettres sous le ministère de Jack Lang, puis celui de l’accepter des mains de Renaud Donnedieu de Vabres), personne ne vous oblige à militer. Ce n’est pas une raison pour mépriser ceux qui le font.
En ce qui me concerne, je ne suis pas un militant devant l’éternel, mais l’honnêteté pousse à reconnaître que certains d’entre eux ont transformé la vie de milliers d’individus, de travailleurs, de communautés: pensons aux Noirs, aux femmes, aux dyslexiques, aux strabiques et aux manchots que vous rangez tous dans le même sac sur votre blog.
Ceux qui ont défilé quelque part
Vous vous inquiétez pour les «homosexuels qui ne portent pas de robes en lamé, qui ne défilent nulle part […], et qui ont parfois de grands enfants», comme s’ils étaient en danger. Vous savez bien que ce n’est pas nécessaire: la revendication des uns n’empêche pas la discrétion des autres. J’ignore la nature de votre sexualité mais là encore, rassurez-vous: les homosexuels non flamboyants peuvent percevoir la moitié de la retraite de leur partenaire en cas de décès.
Quant à ceux ayant changé de vie en cours de route, les voici pourvus de droits sur des garnements dont ils ne seraient pas géniteurs, mais qu’ils ont élevés. Tout cela, et les congés payés, et l’ouverture des universités américaines aux élèves de couleur, et la fin du travail des enfants, et le droit à la contraception, est dû, sachez-le, à ceux qui ont défilé quelque part.
Allons plus loin : non content de déconsidérer l’idée même de militantisme, vous pardonnez les actes de haine ou de violence (dont des chiffres récents prouvent la nette augmentation). Car après tout, selon l’euphémisme que vous employez, «faut-il blâmer le peuple de résister à l’extension du domaine de la marge?» Quand ce peuple va-t-il enfin se «remettre debout», ainsi que vous l’incitez à le faire?
En défendant sans qu’ils le réclament les «bourgeois bien-pensants», les «honnêtes gens» ou les «ouvriers agricoles», vous suggérez qu’on inverserait tout, valeurs et identités, comme s’il était possible de répartir les bons et les méchants entre les marginaux et la «population générale». Votre travail de romancier ne vous a-t-il pas appris que les catégories étaient plus complexes?
Un récent succès de littérature évoque la difficulté que cela peut représenter de grandir en tant que jeune homosexuel dans certains endroits de France. On sait que le suicide reste l’une des premières causes de mortalité chez les adolescents homosexuels. Si je ne vous somme pas d’y être sensible, je vous pose cette question: y êtes-vous insensible?
Aucune indulgence envers les drag-queens? Vérifiez ce que vous dites!
En tout état de cause, vous ne semblez pas insensible à l’humour. J’en viens au point le plus inexact, et le plus comique de votre révolte. Le «Tiers-Monde», dont la France aurait «largement accueilli les représentants en vantant les mérites de leur culture au point d’en oublier la sienne», écrivez-vous, n’éprouverait «aucune, mais alors aucune indulgence envers les drag-queens».
Vérifiez ce que vous dites ! Dans tout le monde musulman – puisque c’est de cela qu’on parle – il existe précisément une fascination pour les drag-queens. La plus grande pop star de Turquie est une transsexuelle nommée Bulent Esroy, ayant épousé en secondes noces un jeune homme de trente-deux ans son cadet. Pour le pays entier, c’est «la Diva». Au très musulman Pakistan, le jeune Begum Nawazish Ali présente, en drag-queen, les émissions les plus populaires de télévision.
Si ces vedettes ne remettent pas en cause l’homophobie des religieux et des conservateurs islamistes – leur succès en est l’ironique conséquence –, votre démonstration tombe à l’eau. Y compris en France, où il est probable que la foule d’honnêtes gens «révulsés» par la gagnante de l’Eurovision ne soit pas dissemblable de celle adulant Michel Serrault en Zaza Napoli, et riant lorsque Christian Clavier catapulte sa perruque dans «Le père Noël est une ordure».
Quant aux grandes « Zoa » que vous défiez d’aller se promener à Barbès, elles s’y trouvent déjà. Ce ce n’est pas facile pour elles tous les jours, mais le Tiers-Monde y est habitué: on les appelle des prostituées.
Le péril ne provient pas des invasions barbares
Je suis navré, monsieur, d’infléchir votre axiome: pour une fois le péril ne provient pas des invasions barbares. Les barbares haïssent même notre Occident pour sa tolérance. Comme vous le savez, les drag-queens remontent aux racines de la civilisation gréco-romaine, ainsi que le narre Platon dans «Le Banquet» à propos du mythe d’Aristophane – dit «mythe des androgynes» –, où hommes et femmes se trouvent intrinsèquement mêlés avant que les dieux ne les séparent pour les punir. Homme et femme – c’est exactement ce que Conchita Wurst est: barbue avec un «e».
Si c’est l’image qui vous dérange, j’aimerais ultimement vous apaiser: je crois que tout ce show n’est pas à prendre au premier degré. À l’instar des gay prides – qui n’entendent nullement représenter l’ensemble des homosexuels – il y a de l’humour dans cette chanteuse à l’eau de rose portant le nom d’une saucisse et d’une femme de ménage espagnole.
Du point de vue artistique, bien que l’on demeure à des années lumière de la Grace Jones façonnée par Jean-Paul Goude – et dont le mythique album «Nightclubbing» vient de ressortir – le monde entier voit que l’on peut ne pas se raser, enfiler une robe rouge, et avoir du succès. Il devient de plus en plus «normal» que l’on couche avec qui l’on souhaite, que les dames aillent au bal en pantalon, et que les messieurs arborent du mauve s’ils en ont envie. Que vous le vouliez ou non, notre civilisation va dans le sens de cette diversité; en tant que «spécialiste de l’image de synthèse» (si j’en crois toujours votre curriculum), vous devez le comprendre !
Dans le cas contraire, éprouveriez-vous – comme c’est la tradition chez nombre d’écrivains d’extrême droite, tel votre ami frontiste Renaud Camus – la peur d’une décadence généralisée, qui n’est autre que la peur de se voir disparaître soi, avec le monde qu’on a connu? Une chose est sûre, M. Combaz, si vous n’êtes pas con – vous avez tous les attributs du vieux con, ce qui est certes moins grave, mais plus fréquent, et donc bien moins original – c’est un petit con qui vous le dit.
Par Arthur Dreyfus (Baltel/Sipa)
Né en 1986, Arthur Dreyfus anime l’émission « Encore heureux » sur France Inter. Il est notamment l’auteur de « Belle-famille », du « Livre qui rend heureux » (Flammarion) et, cette année, d' »Histoire de ma sexualité » (Gallimard).